1863 - Eloge historique d’André Marie Constant Duméril par M. Pierre Flourens, secrétaire perpétuel, lu à l’Institut impérial de France, dans la séance publique du 28 décembre 1863

De Une correspondance familiale

Il y a quelques années à peine que siégeait encore parmi nous un vénérable vieillard, resté le dernier représentant de cette génération de naturalistes contemporains de Cuvier, qui, animés au souffle de son génie, contribuèrent, à des titres divers, aux grands résultats obtenus dans les sciences au commencement de notre siècle : résultats dont le souvenir, on peut le croire, sera éternel. Ils ont donné la méthode à la zoologie, et à l’histoire naturelle, la science des êtres perdus, ou la paléontologie.

Buffon[1], après avoir travaillé toute sa vie, après s’être assimilé tout savoir qui avait pu lui venir en aide, traçait d’une main glacée par l’âge, mais non lassée, des expressions d’espérance et de généreuse sympathie : « D’autres viendront après moi qui… »

Dix ans ne s’étaient pas écoulés qu’un successeur parût et reprit la tâche.

« le goût de l’histoire naturelle me vint, dit Cuvier, chez un de mes parents, ministre protestant à la campagne, qui avait une jolie bibliothèque et qui possédait entre autres un exemplaire complet de Buffon. Tout mon plaisir d’enfant était d’en copier les figures et de les enluminer d’après les descriptions. »

La vue de ses petits dessins, comme il les appelait, intéressa à lui. Par cet intérêt, il fut mis en possession de toutes les ressources que donne une instruction complète. Contraint par la dureté de la fortune à une vie sévère, il apprit à méditer. Ceci, pour lui, valut mieux que le plus riche patrimoine.

Durant un séjour aux bords de la mer, il observa les seuls êtres qu’il eût à sa disposition : les animaux inférieurs. Il les compare, il les décrit, et de là naissent les premiers germes de la rénovation de l’anatomie comparée.

Puis il divise en groupes ces êtres, jusqu’alors confondus entre eux, assigne à chacun de ces groupes une place, et les lois de la création se retrouvent dans ces premiers essais de l’application de la méthode naturelle à la zoologie.

Tout le monde sait qu’à l’audition de ces vues, émises devant une petite société d’histoire naturelle d’une de nos villes maritimes, le bon Tessier[2] prédit à Cuvier un grand avenir. Déjà celui-ci avait envoyé des mémoires à Lamétherie[3], à Lacépède : ils n’avaient pas été lus. Tessier l’adresse à Geoffroy[4], qui aussitôt écrit à Cuvier : « venez jouer parmi nous le rôle de Linné » qui l’accueille avec chaleur et s’empresse de lui faciliter l’accès de nos collections.

Bientôt l’introducteur étonné se sent grandir à ce contact ; sa nature ingénieuse, hardie, mais incapable de critique, trouve un frein dans la raison supérieure de son sagace protégé. Des travaux, commencés en commun, marquèrent, dès l’abord, des dissemblances qui ont été l’aliment de la vie de Geoffroy : il a de la pénétration, mais elle n’est pas contenue ; il passe au-delà de l’idée juste ; veut que ses exagérations remuent, émeuvent ; et c’est au phlegme allemand de Cuvier qu’il s’adresse ! De là naît une controverse dans laquelle Geoffroy a puisé tous les éléments de ses succès et de sa réputation.

La suppléance de Mertrud[5] ayant été confiée à Cuvier, le vieux Daubenton[6], frappé de la rapidité avec laquelle ce jeune homme prenait son rang, disait : « Il est venu comme un champignon, mais il est des bons champignons. »

N’ayant étudié jusqu’alors que les invertébrés, Cuvier sentit le besoin de connaître les animaux supérieurs. Avec ce coup d’œil pénétrant qui décuple les forces, il cherche, s’ingénie et découvre un jeune homme que distinguent son savoir, ses succès, sa loyale bonhomie : c’est Duméril. Le travail sérieux attire les âmes honnêtes et sincères. L’excellent Duméril apporte chaque jour, soigneusement cachée dans ses poches, une pièce d’anatomie, souvent d’anatomie humaine ; plus soigneusement encore, il la décrit ; il instruit dans l’intimité Cuvier, qui deviendra son maître.

C’est de ce professeur d’anatomie de Cuvier que nous nous occuperons aujourd’hui.

Durant une période de plus de trente ans, les travaux qui parurent dans les sciences naturelles semblèrent se rapprocher merveilleusement pour devenir les corollaires les uns des autres. L’esprit souverainement organisateur de Cuvier les réunissait, les groupait, les faisait entrer dans les cadres qu’il se traçait. Ils firent ainsi non seulement la gloire de chacun de ceux qui les produisirent, mais, grâce à la critique d’un homme supérieur, ils devinrent l’honneur du siècle.

Dans les Mémoires intimes, qui m’ont été confiés, et qu’aujourd’hui je puis ouvrir sans réserves, Cuvier fait remonter à 94 les débuts de son enseignement, et les place à l’Ecole normale, qui venait d’être créée par la Convention.

« On m’offrit, dit-il, de m’y faire nommer élève, ce qui m’aurait valu quelque argent, mais je ne voulus pas me mettre dans une position inférieure ; je crus plus politique de m’asseoir gratis au banc des professeurs… c’est là que je fis la connaissance de M. Laplace. »

Alors Laplace s’asseyait aussi gratis au banc des professeurs, et l’avenir s’est chargé de justifier, dans ce cas, la politique de ces deux grands hommes.

Cet enseignement de Cuvier a été le point de départ du puissant effort scientifique dont nous relevons. S’abandonnant dans ses leçons à toute l’expansion d’une grande âme, il y développait ses pensées, il se les dévoilait en quelque sorte à lui-même. De là sont nés, non seulement ses ouvrages, mais souvent ceux de ses rivaux, ceux de ses contradicteurs.

Une première publication, qui lui révéla peut-être tout ce qu’il pouvait attendre de lui-même, a été provoquée par Duméril.

Voici comment Cuvier en parle : « Un de mes amis, élève d’anatomie comparée, M. Duméril, qui avait suivi mes cours dès l’origine, me demanda la permission de publier les notes qu’il avait prises… j’aimai mieux le refaire avec lui… Je rédigeai seul tous les articles généraux et philosophiques, et la partie du cerveau et des organes des sens. Duméril travailla davantage aux détails de la zoologie, de la myologie, de la névrologie… Je rédigeai, avec Duvernoy, les trois derniers volumes… Duméril, à qui la rédaction des deux premiers volumes avait fait honneur et profit, car ce fut le seul motif qu’on allégua lorsqu’il fut préféré à Bichat[7] pour la chaire d’anatomie à l’Ecole de médecine, fut détaché de suivre ce travail… Les trois derniers volumes m’ont toujours paru plus complets et plus méthodiques que le premier dans ses articles particuliers, mais le second est le plus intéressant des cinq. »

Duvernoy était l’un de ces travailleurs, de ces chercheurs de faits, dont Cuvier savait si bien développer les aptitudes, dont il aimait tant à se voir entouré, et qu’il animait en les associant à son ardent amour de la découverte.

« Dès janvier 1796, je commençai aux écoles centrales, poursuit Cuvier, un cours d’histoire naturelle. Mon Tableau élémentaire des animaux prit alors naissance, et je continuai à le perfectionner en l’imprimant. » C’était la manière de ce grand maître. En 1817, le Tableau élémentaire était devenu le Règne animal ; et il avait ouvert ses pages pour consigner les résultats des labeurs continus de plusieurs existences.

Dans cet ouvrage sont masquées, par la multiplicité même de leurs applications, les études d’un mérite supérieur sur les caractères propres à chaque espèce de mammifères. Ces études étaient de Frédéric Cuvier.

« A l’homme de l’Europe qui a le plus profondément étudié les insectes, disait l’auteur, j’ai confié l’entomologie. » Cet homme était le timide et scrupuleux Latreille, lequel, après Dieu et les insectes, n’admirait rien à l’égal de Cuvier.

« Lorsque je jetai les bases de mon Règne animal, dit Cuvier, je m’arrogeai au Muséum une espèce de pouvoir usurpé. Je mis en ordre tous les animaux vertébrés : les mammifères et les oiseaux surtout furent entièrement retournés, tout fut classé d’après nature… En ce qui regarde les poissons, j’ai formé depuis M. Valenciennes pour me seconder. »

Ce dernier travail, auquel notre confrère consacre un savoir unique en son genre, reste, aujourd’hui encore, l’expression fidèle de la pensée du maître.

C’est en étudiant les crânes des éléphants, que le doute sur l’identité des espèces actuelles et des espèces fossiles atteignit Cuvier. Des ossements conservés à Saint-Pétersbourg lui permirent la comparaison ; bientôt il fut convaincu que les éléphants du Nord, les éléphants couverts de poil, n’ont jamais été les contemporains de ceux dont les espèces existent aujourd’hui.

Dès lors sa pensée, sa grande pensée, reste attachée à la solution de ce problème ; le labeur, les années, rien ne compte ; il fouille, il pénètre, il interroge : à son appel incessant, des créations successives apparaissent et lui révèlent des espèces inconnues, des êtres innombrables.

Un immense passé, un passé complètement ignoré, lui dévoile ses secrets et le rend maître d’une science qui n’appartiendra qu’à lui.

Les formes étranges, la friabilité extrême de tant d’objets d’études imprévues, demandent une adresse infinie, dirigée par un dévouement plus grand encore. C’est dans l’atelier d’un peintre que Cuvier va chercher, cette fois, un de ses compatriotes ; il le transforme en paléontologiste ; et Laurillard, en lui donnant sa vie, fournit aux collections qui fonde son protecteur cette main d’une habileté prodigieuse qui a tant contribué à les enrichir.

M. Cuvier m’a souvent raconté qu’ayant fait placer à la porte de la galerie d’anatomie comparée le premier des animaux qu’il ait reconstitués, Faujas de Saint-Fond[8], très âgé alors et son plus opiniâtre adversaire, se tenait à côté de ce paléothérium, interpellant les visiteurs et leur demandant si cet animal, qu’on prétendait être un animal ancien, un animal perdu, ne ressemblait pas à un cheval trait pour trait.

« La singularité des animaux font je découvrais les ossements à Montmartre me fit désirer, » dit Cuvier, « de connaître plus en détail la composition géologique des environs de Paris. Mon ami Brongniart[9] s’associa à moi pour ce travail. Je découvris, à force de combinaisons et de rapprochements, l’uniformité de nos couches… Le forêt de Fontainebleau nous démontra l’immensité des pierres d’eau douce, qui s’intercalent entre les couches marines. Ces recherches, qui ont donné une face nouvelle à la géologie, ont occasionné toutes celles qui ont été faites ensuite en Angleterre. »

Au botaniste de Candolle[10], Cuvier écrit : « Je suis bien flatté que notre travail sur les environs de Paris vous ait plu. Tout le mérite en est au soin et à la précision que Brongniart y a mise. Je n’aurais à moi seul jamais pu avoir cette patience ; mais le résultat est réellement important. Il a été jugé tel par les géologistes de l’Allemagne. »

Après s’être associé avec ardeur aux recherches les plus ingénieuses, les plus heureusement hasardeuses que jamais Cuvier ait entreprises, Brongniart, judicieux et modéré, lui laisse sans conteste, sans humeur, sa large part de gloire, et se conserve ainsi tous les privilèges d’une noble amitié.

Dès le début de sa carrière, Cuvier poursuit des vues continues. Rien ne le détourne ; avec lui, tout s’enchaîne, tout s’ordonne : l’Anatomie comparée conduit au Règne animal ; celui-ci amène les Recherches sur les ossements fossiles : la science n’a jamais été si grande, et elle n’a jamais été si simple.

Enumérer tous les efforts qui vinrent s’unir au mouvement imprimé par Cuvier serait infini ; tous y concoururent, tous il sut les utiliser, et ceux des contradicteurs plus peut-être qu’aucun des autres. C’est surtout en face d’une opposition systématique qu’un esprit modéré paraît avec avantage.

La parole de Cuvier, écoutée avec admiration, retentissait dans le monde. Un jour, elle séduisit Blainville : on sait tout ce que cette grande acquisition coûta, et tout ce qu’elle valut.

Esprit vigoureux, mais contredisant, entrant dans la science comme dans une arène, attaquant sans cesse, prenant le contre-pied de toute théorie, découvrant avec une rare sagacité le côté faible de chacune, il a fait multiplier les preuves : si ses dénégations ont quelquefois amené le doute, elles ont aussi parfois, il faut le reconnaître, donné plus de grandeur aux questions.

Il y a, chez Blainville, parti pris de se poser en antagoniste de Cuvier et de se donner raison.

Ce grand raisonneur avait été élevé à la même école que Laplace. On se rappelle le dédain que celui-ci affectait pour les sciences naturelles, et aussi la vieille amitié qui l’unissait à Berthollet. Leurs discussions étaient fréquentes, car Berthollet n’entendait pas raillerie et Laplace entendait avoir toujours raison. « Enfin, » s’écriait-il, croyant fermer la bouche à son adversaire, « ce que je dis là est mathématique. – Eh par Dieu ! » répondait Berthollet, « ce que je dis est physique, et cela vaut bien autant ! »

C’était mathématiquement que Blainville entendait avoir raison. C’était philosophiquement que Cuvier acceptait ses attaques. « Ne vous laissez pas ébranler, » écrivait-il à De Candolle, soumis aussi aux contrecoups de la confraternité : « Ne vous laissez pas ébranler ; parlez à l’Europe. »

Voilà comment, autant que Buffon, et peut-être plus encore que lui, Cuvier a fait concourir à ses vues toutes les existences qui ont été mises en contact avec sa grande existence.

Pourquoi faut-il que les forces humaines restent inférieures devant les dons de l’intelligence ? Pourquoi se brisent-elles lorsqu’une pareille voie a été ouverte ? La trace en sera-t-elle jamais retrouvée !

Je l’ai dit, Duméril, fort jeune, eut l’honneur d’enseigner à Cuvier l’anatomie des vertébrés.

Enseigner ! cela a été sa vocation, cela a été la pensée, la joie, l’orgueil de sa vie ; jamais il n’a rien prisé à l’égal du titre de professeur.

Son père[11] avait été juge au tribunal civil d’Amiens, et avait eu sept enfants. André Marie Constant, né le 1er janvier 1774, était l’avant-dernier. Ses première courses, ses premiers ébats eurent pour objet de recueillir des insectes ; leur possession était le seul trésor qu’il enviât ; des poches endommagées par l’accumulation, l’excès de cette sorte de richesse, lui valurent les seules réprimandes qu’une mère ait jamais pu lui adresser.

Curieux et pétulant, plus pressé du besoin de communiquer que de celui de réfléchir, il enrôlait ses petits compagnons pour leur faire subir une sorte d’enseignement. Préludant avec bonheur à l’avenir, il leur communiquait de naïves observations. Ces observations suivirent les progrès de l’âge, passèrent de l’entomologie à la botanique, et les choses allèrent ainsi jusqu’à sa dix-septième année. Il fallut alors, contraint par la médiocrité de la fortune, que Duméril s’éloignât du foyer paternel. Envoyé à Rouen pour être admis à une sorte d’apprentissage chez un droguiste[12], l’excellent jeune homme intéressa, par sa courageuse résignation, le maître auquel il était confié. Des heures lui furent laissées pour qu’il pût continuer à s’instruire, des livres lui furent prêtés, des relations lui furent ouvertes.

A quelque temps de là, l’Académie des sciences de Rouen décernait un prix de botanique au jeune apprenti, et comblait ainsi de joie l’homme généreux qui a aidé Duméril et dont celui-ci ne parlait jamais qu’avec un profond attendrissement.

Un chirurgien[13] habile, qui à cette époque professait à l’école secondaire de Rouen, l’admit à son enseignement. Les progrès de Duméril furent assez rapides, pour qu’après quelques mois on le nommât prévôt d’anatomie. Dès lors, ce furent des leçons véritables qu’il eut le bonheur de donner.

Le district de sa ville natale, ayant à envoyer un élève à l’école de santé qui venait d’être fondée à Paris, le désigna. Il y vint : après un an, il obtenait au concours la place de prosecteur.

Rendu confiant par le succès, il se présenta pour les fonctions de chef des travaux anatomiques à l’école pratique ? Il eut pour concurrent Dupuytren, l’énergique, le judicieux Dupuytren, au nom duquel se rattachent des souvenirs si glorieux pour l’art chirurgical. Duméril l’emporta. « Sur dix-neuf votants, écrivait-il à son père, j’ai obtenu quinze suffrages. Parmi les concurrents est mon ami Dupuytren. Quand j’y pense !… je crois rêver… » De longues années après, à cette question : « Vous aviez dû faire des études bien profondes ? » il répondait loyalement : « Mais non, j’ai réussi parce qu’à cette époque Dupuytren n’était pas fort. »

Pendant les années de trouble qui amenèrent la destruction de l’ancienne Académie des Sciences, de jeunes hommes, qui ne possédaient alors guère que l’espérance, mais qui étaient unis par l’amitié, se réunirent pour s’entre aider dans leurs études. « A peine arrivé à Paris, écrit Cuvier, je lus quelques Mémoires à la Société philomathique, et je fus bientôt aussi connu qu’aucun de ceux qui s’étaient occupés des mêmes objets que moi… Ce qui me donna le plus de faveur parmi les savants, c’est que j’étais presque le seul qui envisageât l’histoire naturelle sous un point de vue philosophique et qui fît entrer l’anatomie dans la zoologie… C’est alors, ajoute-t-il, que je me liai avec Brongniart et Lacroix. »

Ceux-ci étaient les fondateurs de la Société philomathique, qui, à ce moment, comptait déjà parmi ses membres Biot, Laplace, Monge[14], Berthollet, Duméril, le modeste Vauquelin, le malheureux Savigny. Cette association ouvrit plus tard ses rangs à toutes les intelligences d’élite, et devint la pépinière de l’Académie nouvelle, à laquelle il a été donné d’inaugurer la brillante renaissance des sciences.

On se réunissait tous les samedis. De là vinrent, lors des années de prospérité, les samedis de Cuvier, restés fameux dans le monde savant.

« J’y ai beaucoup appris d’histoire naturelle…, disait de Candolle, de la Société philomathique ; j’y ai vu éclore et entendu discuter, entre amis éclairés, tous les travaux de Cuvier, de Duméril, de Geoffroy, etc.… ; cette réunion de gaieté, de commérages et d’instruction… me laisse le souvenir de l’une des choses les plus agréables de ma vie. »

« Il est l’idéal du caractère franc des Picards, » disaient, de Duméril, ses condisciples. Cuvier apprécia tout ce que cette franchise donnait de sûreté aux relations : de là l’étroite amitié qui a uni ces deux hommes.

La jeunesse et l’affection aidant, nos zélés investigateurs modifiaient les formes de l’étude. Des courses étaient entreprises. Brongniart, chef élu, dirigeait ses amis. Si l’on allait vers la forêt de Fontainebleau, Duméril, Dejean[15], couraient les insectes ; de Candolle, Bonnard[16], recueillaient des plantes, Cressac[17] des oiseaux ; Cuvier creusait les terrains et rêvait peut-être aux populations qu’il se donnait mission de faire revivre. Mais il n’était aucune méditation qui eût force de troubler ces joies pures de l’âge de l’espérance et de la confraternité exempte de nuages.

Au printemps de 98, quelques membres se détachèrent de la Société[18]. Il eût été difficile que de jeunes hommes résistassent à l’entraînement : l’expédition d’Egypte se préparait. « Berthollet me proposa d’en être, dit Cuvier ; mon calcul fut bientôt fait. J’étais au centre des sciences et au milieu de la plus belle collection, et j’étais sûr d’y faire de meilleurs travaux, plus suivis, plus systématiques, et des découvertes plus importantes que dans le voyage le plus fructueux. J’indiquai Savigny à ma place ; il fut accepté, et je me suis toujours félicité de cette détermination. »

Geoffroy, dès cet âge, exalté de cœur et d’esprit, se ployait difficilement au calme, à la contrainte de l’étude. Sa nature ardente aspirait à une vie d’émotions. Il se laissa enrôler. Quatre années passées sous le soleil de l’Egypte n’étaient propres ni à le calmer, ni à avancer sa carrière.

Tandis qu’il courrait le monde, Cuvier, nommé secrétaire de l’Académie, écrit à Duméril : « Figure-toi donc mon bonheur ! à mon âge, avec le peu de soutien que j’avais dans l’origine, être au comble des jouissances de l’esprit !… »

Duméril voyait son nom adjoint au nom de celui que ses forces supérieures désignaient à la suprématie ; et, à vingt-sept ans, il venait d’être nommé professeur d’anatomie à la Faculté de médecine.

Un demi-siècle d’enseignement a permis à Duméril de donner dans cette Faculté droit de cité à l’art de décrire, de démontrer : art dans lequel excellait celui qui avait eu à lutter avec Bichat, avec Dupuytren, et dont Cuvier, sans contredit le plus brillant de ses élèves, disait : « Pour juger de la valeur de Duméril, il faut l’entendre faire une démonstration myologique ou névrologique. »

L’étude de l’anatomie comparée valut à Duméril ses plus heureux travaux.

Un problème de myologie, rapidement conçu, le conduisit à l’un des plus beaux résultats de l’anatomie moderne.

Il cherchait à débrouiller le chaos si confus des muscles du col. Il y trouvait des difficultés insurmontables, tant qu’il ne voyait dans la tête qu’une partie sans analogue.

Tout à coup une idée le frappe : la tête, se dit-il, n’est qu’une vertèbre, et les muscles qui l’unissent aux autres vertèbres ne sont que les muscles mêmes qui les unissent entre elles, mais plus développés, plus énergiques, parce que les mouvements de la tête sur le tronc sont plus considérables et plus étendus.

On était trop peu avancé alors pour saisir tout ce qu’un pareil résultat avait d’important. On l’était si peu, que les jeunes amis de Duméril ne l’abordaient qu’en lui demandant plaisamment : comment se portait sa vertèbre pensante.

Le temps marche et les questions grandissent. Quelques années plus tard, l’un des plus ingénieux et des plus hardis penseurs de l’Allemagne, M. Oken[19], trouva, directement et de génie, la belle analogie du crâne et des vertèbres.

La crâne n’est qu’une réunion de plusieurs vertèbres, associées ensemble pour loger le développement le plus considérable des centres nerveux : l’encéphale. C’est à cette belle analogie, découverte par M. Duméril, qu’on a voulu rattacher depuis toutes les recherches de ce genre qui ont paru, et que, de ces recherches, on a cru pouvoir faire une science à part, sous le nom d’anatomie philosophique.

L’anatomie philosophique, bien vue, n’est que l’anatomie comparée, qui n’est jamais plus philosophique que lorsqu’elle s’en tient aux analogies vraies. Au fond, les dissemblances ne comptent pas moins, dans l’organisation animale, que les ressemblances. On se souvient qu’après un long débat, Geoffroy menaçant Cuvier d’un livre sur l’Unité de comparaison, celui-ci se contenta de répondre : « Si vous en faites un sur l’Unité, j’en ferai un sur la Variété. »

En 1803, Cuvier fut chargé par Lacépède d’offrir à Duméril de le remplacer dans sa chaire d’Erpétologie et d’Ichtyologie. Effrayé d’un enseignement si nouveau pour lui, Duméril voulait refuser. « Je te donnerai tous mes manuscrits, lui dit Cuvier, et Lacépède te communiquera ses notes… Ce que tu dois considérer, c’est la confiance dont on t’honore, la préférence qu’on te donne sans que tu l’aies sollicitée. Il faut accepter. » Duméril écrit à son père : « Cuvier a dit : ‘Il faut accepter,’ et j’accepte. »

Ce fut l’un des événements les plus importants de sa carrière.

Son livre de l’Erpétologie est le seul ouvrage complet qui existe sur la classe si nombreuse et si peu connue des reptiles. Il n’a pas moins de dix volumes. L’auteur a mis, pendant vingt ans, une infatigable ardeur à le préparer, à le rédiger, à classer toutes les espèces. Cet ouvrage est destiné à rester la base de ce genre d’études.

De la collection de reptiles qu’il avait créée, et dont la démonstration fut l’une des joies de sa vie, il disait à juste titre : « C’est la plus nombreuse qu’on ait en Europe et dans le monde. J’éprouve un orgueil national à le proclamer. »

Enfin, Duméril a fondé une ménagerie, une première ménagerie de reptiles, et c’est là un service réel. La dépouille ne permet que la description anatomique et la classification. Une étincelle de vie fait un être qui, quelle que soit son infériorité relative, devient l’objet de ces observations philosophiques dont le lien se retrouve partout.

Un jour, j’accompagnais dans nos galeries un naturaliste norvégien : « Ah ! me disait-il, en considérant tristement les élans et les rennes empaillés : vous croyez ainsi les connaître ! vous ne les avez jamais vus en liberté, bondir dans la neige ; vous n’avez jamais vue leur regard plonger dans le vôtre ! »

En retour de tant de services rendus, les naturalistes, le monde des naturalistes, le monde des classificateurs, aréopage qui se fait l’illusion de croire ses arrêts éternels, décerna à M. Duméril le titre de Père de l’erpétologie.

C’est qu’en effet, personne n’a fait autant que lui pour cette branche de l’histoire naturelle. Il a sacrifié plus d’un demi-siècle à la développer, à l’éclairer !

On regrette, il faut l’avouer, qu’après avoir touché à l’une des grandes lois de l’organisation, il ait abandonné la science générale, où ses débuts avaient été si heureux, et l’on a peine à comprendre comment M. Duméril, qui avait eu la gloire de concourir à la création de l’anatomie comparée, et, par conséquent de la vraie méthode, n’ait pas toujours et en tout respecté l’ordre naturel. Il y contrevenait sans doute le moins possible ; mais enfin il y contrevenait, et ce peu qu’il y a d’artificiel dans sa méthode en altère la pureté et l’autorité.

Il appelait la méthode particulière qu’il s’était faite méthode analytique, parce que l’objet principal de cette méthode est de distinguer, et que c’est par l’analyse que l’on distingue.

Il l’appelait aussi méthode mixte, parce que c’était un mélange de la méthode naturelle, qui dominait, et d’un système artificiel, qui, sous forme de tableau synoptique, dressé sur des caractères exclusifs et tranchés, vient à la fin de chaque chapitre et semble rendre le travail plus court et plus facile.

Cette plus grande facilité n’est qu’apparente. Le système artificiel est toujours faux par quelque endroit ; et, après s’en être servi pour se dissimuler certaines difficultés, il faut toujours finir par l’abandonner. M. Duméril dit lui-même, et dit très bien : « Le système artificiel n’est qu’un échafaudage provisoire, qui, l’objet une fois connu, ne doit plus être conservé »[20].

L’Ichtyologie doit à M. Duméril le classement des collections recueillies aux Terres australes par le célèbre Commerson[21]. Ce long travail pouvait seul donner à ces richesses toute leur valeur.

L’Académie des Sciences devenait pour les membres de la Société philomathique la patrie commune.

Dès 1803, à l’occasion d’une élection prochaine, Cuvier écrit à Duméril : « Je n’ai jamais été si embarrassé de ma vie que je le suis à présent entre Geoffroy, Brongniart et toi ; je voudrais que vous arrangeassiez entre vous lequel je dois servir. L’inclination me porte pour toi, le reconnaissance pour Geoffroy, à qui je dois en quelque sorte mon élévation actuelle ; Brongniart, de son côté, ne se fâchera-t-il pas contre vous et contre moi ?... » Duméril ne se présenta pas.

Il fut nommé en 1816. il possédait ces nobles et rares qualités qui imposent à l’amour-propre un jugement sain et généreux ; il avait d’ailleurs alors la vie la plus remplie et la mieux remplie par les devoirs de la pratique médicale.

Une clientèle nombreuse trouvait en lui un esprit toujours libre, un cœur toujours bienveillant et tout le savoir que réclament de si graves responsabilités.

Ami sûr et zélé, il excellait partout où le cœur était essentiel ; et volontiers un service rendu était, pour lui, une occasion de joie.

De Candolle, à une époque où le titre de docteur avait été jugé nécessaire pour enseigner la botanique dans une Faculté, fut, grâce à l’amitié de Duméril, admis, sans trop de rigueur, au résultat définitif. Convaincu que désormais il est en possession de tous les grades qu’on peut exiger de lui, et plein de reconnaissance, il court chez Duméril.

Mais celui-ci s’est transformé ; et ce nouveau Béralde[22] lui déclare que là, dans son salon, il va trouver une faculté amie, sans la consécration de laquelle rien n’est fait. Les portes s’ouvrent et les yeux étonnés du malheureux de Candolle ont peine à reconnaître, pourvus des insignes voulus, Cuvier, Biot, Brongniart, Lacroix, et d’autres graves académiciens, qui lui annoncent qu’il devient le héros de la réception du Malade imaginaire. Aussitôt on affuble le malencontreux bachelier d’un immense bonnet garni de lampions. « Chacun débita son rôle avec le plus grand sérieux, et j’y fis de mon mieux ; nous ne lui épargnâmes ni les bene ni les juro, » disait Cuvier, en riant avec une parfaite bonhomie, et comme s’il y était encore.

A la population sans cesse renouvelée des écoles, Duméril fut toujours extrêmement sympathique. C’était avec clarté, feu, savoir et bonté qu’il s’adressait à la jeunesse : habile dans l’art de l’encourager, pour elle, c’était surtout son cœur qui était éloquent.

Jamais homme n’a pris plus au sérieux la carrière de l’enseignement. Professer, exposer, était pour lui le charme et l’idéal de la vie savante : dans certains cas, il faut en convenir, il se résignait difficilement à admettre qu’on pût rompre ce charme, cet idéal, et l’astreindre à faire ce qui ne lui convenait pas.

A une époque où le zèle belliqueux de la bourgeoise parisienne donnait à la garde nationale une naïve et fabuleuse importance, Duméril, appelé à payer de sa personne, déclara qu’il n’en ferait rien ; on insista, nouveau refus ; les pourparlers se prolongèrent ; on menaça Duméril de la prison : entêté comme l’est un Picard, il n’en tint compte. Enfin, un matin la force publique se présente à lui, munie de l’ordre de la conduire à la maison d’arrêt. Aussitôt il se revêt de la robe rouge et de la toque de professeur, et, se plaçant entre deux fusiliers, il annonce l’intention de traverser ainsi à pied tout Paris. Les choses se passèrent comme il le voulait, au grand ébahissement de la foule ; et cet excellent homme fut incarcéré, comme on peut l’être pour le manquement à de pareils devoirs.

Son activité, qui était prodigieuse, lui permettait de se livrer à un enseignement multiple, au travail de ses collections, à la rédaction de ses nombreux ouvrages, et lui laissait encore la possibilité de consigner, dans des Mémoires[23] particuliers, des faits d’histoire naturelle sur lesquels ses consciencieuses recherches ont souvent jeté la lumière.

Qui le croirait ? Duméril a plus écrit que Cuvier. Ces deux hommes étaient le contre-pied l’un de l’autre, l’un agissant toujours, l’autre méditant sans cesse. Au fond, Cuvier a très peu écrit, à ne considérer que l’étendue. C’est lui qui a le moins écrit dans son Anatomie comparée ; Duméril et Duvernoy ont fait la plus grande part. il a rédigé lui-même une partie des Mémoires sur les ossements fossiles, mais Laurillard a beaucoup aidé, et Brongniart a été chargé de tout ce qui se rapporte à la géologie. Il n’a écrit de sa propre main que ses éloges, son discours sur les révolutions du globe, chef-d’œuvre de génie, écrit d’inspiration, et son admirable Dictionnaire de la Création, pour lequel ce classificateur par excellence a trouvé le mot juste en l’intitulant : Le règne animal distribué d’après son organisation.

A la fois laborieux et simple, Duméril sut éloigner de sa vie les désastreuses émotions que cause l’ambition. « Tu es bien heureux, lui écrivait Cuvier, alors qu’ils n’avaient, tous deux, que vingt-cinq ans ; tu es bien heureux, toi qui jouis, sans tant de soucis, de ton caractère, et qui sais attirer toutes les amitiés. » Menant, au milieu d’un intérieur patriarcal, l’existence d’un sage, concentrant là ses joies, Duméril a complètement goûté la douceur des affections de famille et de ces longues amitiés qui ne cessent qu’avec le souffle qui les anima.

Inébranlable dans son attachement pour Cuvier, longtemps il suivit, en spectateur ému, toutes les phases du développement de son génie, toutes les péripéties de ses succès ; et lorsqu’une fin foudroyante lui rappela, dans celui que la nation pleurait, l’ami, le compagnon de sa jeunesse, il alla recueillir dans la ville natale de Cuvier des souvenirs et des expressions du juste orgueil de ses concitoyens.

Il fut profondément impressionné : au retour, il modifia ses habitudes, borna ses fatigues, quitta la pratique médicale, reprit avec ardeur le travail de rédaction, et, sagement, successivement, se prépara à la vieillesse : non qu’il n’eût encore beaucoup de verdeur ; il fallait toujours se garer de l’impétuosité de son esprit, de ses préventions, de ses opinions qui, une fois formées, ne se modifiaient jamais, soit qu’il s’agît des hommes, soit qu’il s’agît des choses. Mais, toujours et avant tout, homme de bien, bon, franc, serviable, il a attaché à son nom un sentiment de sympathie durable, héritage bien doux et garantie d’avenir la plus sûre pour le digne fils dont il a fait son continuateur[24].

Jusqu’à sa dernière heure il travailla. L’Entomologie, qui avait été son premier goût, devint sa dernière joie. L’Académie, pleine de respect pour ce patriarche de la science, a consacré trois volumes de ses Mémoires à la publication de son Ichtyologie analytique et de son Entomologie.

Vigoureux de corps, et surtout judicieux dans l’emploi de ses forces, il fut exempt d’infirmités, et ne cessa de vivre qu’à quatre-vingt-sept ans. Un redoublement de bonté, de tendre reconnaissance pour les soins dont il était l’objet, indiquèrent seuls qu’il prévoyait l’éternelle séparation.

Il est mort le 14 août 1860.

Notes

  1. Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), naturaliste, essayiste, traducteur, intendant du Jardin des Plantes (1739), auteur d’une Histoire naturelle de l’homme et des animaux (1749).
  2. Henri Alexandre Tessier.
  3. Jean Claude de La Métherie.
  4. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire.
  5. Jean Claude Mertrud.
  6. Louis Jean Marie Daubenton (1716-1800), médecin et naturaliste, pionnier dans le domaine de l'anatomie comparée, auteur du Tableau méthodique des minéraux, suivant leurs différentes natures (1788).
  7. Xavier Bichat (1771-1802), médecin anatomiste, rénovateur de l'anatomie pathologique, auteur de Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1799).
  8. Barthélémy Faujas de Saint-Fond.
  9. Alexandre Brongniart.
  10. Augustin Pyramus de Candolle.
  11. François Jean Charles Duméril.
  12. Jacques François René Thillaye.
  13. Jean-Baptiste Laumonier.
  14. Gaspard Monge (1746-1818), mathématicien et géomètre. Fondateur de l'École polytechnique et de l'École normale, député au Conseil des Cinq-Cents, ministre de la Marine (1792), sénateur (1799).
  15. Le jeune Dejean, Pierre François Marie Auguste.
  16. Augustin Henri de Bonnard.
  17. Eutrope Barthélémy de Cressac.
  18. La Société philomathique.
  19. Lorenz von Oken (1779-1851) a créé une revue encyclopédique d’histoire naturelle, appelée Isis qui paraît à Leipzig de 1817 à 1848.
  20. Ichtyologie, p. 4 [note de Flourens].
  21. Philibert Commerson.
  22. Béralde, frère d’Argan, dans Le Malade imaginaire de Molière.
  23. Mémoires présentés à l’Académie des sciences.
  24. Auguste Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original : Bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle, cote : BETA 869 (Paris, F. Didot, 24 pages) ; document numérisé http://web2.bium.univ-paris5.fr/livanc/?p=3&cote=90945x35x30&do=page


Pour citer cette page

« 1863 - Eloge historique d’André Marie Constant Duméril par M. Pierre Flourens, secrétaire perpétuel, lu à l’Institut impérial de France, dans la séance publique du 28 décembre 1863 », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1863_-_Eloge_historique_d%E2%80%99Andr%C3%A9_Marie_Constant_Dum%C3%A9ril_par_M._Pierre_Flourens,_secr%C3%A9taire_perp%C3%A9tuel,_lu_%C3%A0_l%E2%80%99Institut_imp%C3%A9rial_de_France,_dans_la_s%C3%A9ance_publique_du_28_d%C3%A9cembre_1863&oldid=60425 (accédée le 1 mai 2024).

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