1848-1873 - Récit d’Émilie Mertzdorff-Froissart sur son enfance

De Une correspondance familiale



[Dans une lettre du 13 mars 1900 Émilie Mertzdorff-Froissart annonce à sa sœur Marie Mertzdorff-de Fréville qu’elle écrit deux récits. Elle a, dit-elle, « commencé à mettre par écrit quelques souvenirs de la vie de notre chère Tante[1] » et également « fait ces jours-ci pour [ses] enfants qui s’embrouillent toujours dans toutes nos familles un petit récit très court et très simple de notre enfance qui est destiné à précéder ce que je leur raconterai de tante. Cela aussi m’a été très doux à méditer ; comme tous les événements s’enchaînent et sont préparés de loin ! ». C’est ce second récit, le seul qui nous soit parvenu, qui est ici publié.]

Fac-sim-journal Emilie-1.jpg Fac-sim-journal Emilie-2.jpgFac-sim-journal Emilie-3.jpgFac-sim-journal Emilie-4.jpgFac-sim-journal Emilie-5.jpgFac-sim-journal Emilie-6.jpgFac-sim-journal Emilie-7.jpgFac-sim-journal Emilie-8.jpg Fac-sim-journal Emilie-9.jpgFac-sim-journal Emilie-10.jpgFac-sim-journal Emilie-11.jpgFac-sim-journal Emilie-12.jpgFac-sim-journal Emilie-13.jpgFac-sim-journal Emilie-14.jpgFac-sim-journal Emilie-15.jpgFac-sim-journal Emilie-16.jpgFac-sim-journal Emilie-17.jpgFac-sim-journal Emilie-18.jpgFac-sim-journal Emilie-19.jpgFac-sim-journal Emilie-20.jpgFac-sim-journal Emilie-21.jpgFac-sim-journal Emilie-22.jpgFac-sim-journal Emilie-23.jpg

***

1[2]

Chapitre 1er

En 1848 M. L’Abbé Moreau[3], Curé de Saint Médard faisait chez lui le catéchisme aux enfants de la paroisse qui n’appartenaient pas aux écoles communales. C’est là que se rencontrèrent Eugénie Desnoyers et Caroline Duméril et qu’elles se lièrent d’une étroite amitié.

Eugénie Desnoyers avait une sœur un peu plus jeune, Aglaé, qui partageait leur affection et leur intimité.

Ces trois jeunes filles n’avaient pas de plus grand bonheur que de se trouver réunies, soit au Jardin des Plantes, tantôt chez M. Desnoyers[4] qui était Bibliothécaire du Muséum, tantôt chez M. Duméril[5], professeur au Muséum et grand-père de la jeune Caroline ; soit à Montmorency dans une propriété où M. Desnoyers avait déployé ses goûts d’antiquaire en véritable artiste.

Caroline Duméril épousa, en Juin 1858, M. Charles Mertzdorff, industriel à Vieux-Thann.

II

Mon père M. Mertzdorff est né en 1818, à Vieux-Thann ; après avoir été à l’école du village, il entra au petit séminaire de la Chapelle près de Belfort, puis il fit ses études classiques à Genève dans le pensionnat de M. Töpffer[6]. Il étudia ensuite la chimie à l’Université de Giessen[7], où professait alors Liebig[8] ; enfin son père[9] l’envoya passer deux ans en Angleterre, à Manchester, pour apprendre l’anglais et étudier les industries anglaises.

Rentré vers l’âge de 22 ans à Vieux-Thann, il ne tarda pas à perdre son père qui fut enlevé par la fièvre typhoïde en 1843. Il se trouva à 25 ans seul avec son beau-frère, M. Leclerc[10], à la tête d’une industrie importante que son père avait transformée de fabrique d’indienne en blanchiment. C’était surtout sur lui que pesait la responsabilité des affaires, d’ailleurs M. Leclerc mourut peu de temps après, en 1848, victime d’une épidémie de choléra. Sa femme Émilie Mertzdorff épousera plus tard M. Zaepffel[11].

III

Le mariage de ma mère fut pour elle un changement de situation des plus complets. Son père M. Duméril[12] ayant eu le malheur de perdre sa fortune en 1848, ma mère avait été élevée très simplement et obligée d’éviter toute dépense qui n’était pas absolument nécessaire. Devenue la femme de M. Mertzdorff qui avait une importante industrie, elle se trouvait dans une situation voisine de la richesse, mais loin de se laisser enivrer par ce changement de situation, elle conserva la simplicité qu’elle avait toujours eue et ne se servit des biens que Dieu mettait entre ses mains que pour faire des heureux autour d’elle.

Mon père, toujours préoccupé du bonheur de ses ouvriers, était adoré d’eux et il en reçut une manifestation touchante lorsque, revenant de son voyage de noce, il amena sa jeune femme à Vieux-Thann. Depuis la gare de Thann jusqu’à la fabrique, ce ne fut qu’une ovation de la part de la population du village qui faisait la haie sur la route : on jetait des fleurs dans la voiture, on lançait des « vivat » à l’adresse de mon père et de ma mère. À la porte de la fabrique, on avait fait un arc de triomphe, les employés reçurent mes parents en grande pompe ; on avait organisé un banquet dans une des salles de l’usine pour les contremaîtres et les plus anciens ouvriers et mes parents se firent un plaisir d’aller trinquer avec ces braves gens. Mon père m’a si souvent décrit cette scène qu’il me semble l’avoir vue. Ma mère portait une robe de piqué blanc semée de petites fraises roses (que vous connaissez sous la forme de couvre-pieds) et un chapeau de paille blanche garni de coquelicots et d’épis de blé qui lui seyait très bien ; mon père se plaisait à me raconter avec quelle grâce et quelle simplicité pleine de charme elle avait su répondre aux compliments qui lui étaient adressés[13].

Mes parents s’installèrent d’abord chez ma grand-mère Mertzdorff[14] qui habitait le corps de logis qu’a occupé plus tard oncle Léon[15], pendant qu’on arrangeait pour eux l’appartement au-dessus des bureaux. Ils ne l’ont habité que l’année suivante ; et c’est là qu’est née la petite Marie[16], le 15 Avril 1859.

IV

Ma mère eut peu de temps après la joie de voir ses parents[17], qui habitaient Paris, venir s’installer dans son voisinage. Ils habitèrent au Moulin une agréable petite maison et votre tante Marie pourrait vous raconter quelques-uns de ses souvenirs qui remontent à ce temps-là. Il y avait dans la cour un chien nommé [Spagna] qui lui faisait une peur extrême ; elle se souvient aussi que, étant allée avec notre mère au Moulin, elle s’était armée d’une baguette pour chasser les dindons dont notre bonne petite mère affectait d’être très effrayée afin de donner à la petite Marie l’occasion de déployer son courage.

V

Je vins au monde le 14 Février 1861. Il paraît que mes parents auraient été très heureux de voir arriver un petit Charles à la place de la petite Émilie, mais je ne m’en suis jamais aperçue. Ces années de bonheur furent hélas ! bien courtes. Vous savez comment, au mois de Juin 1862, ma mère étant allée à pied, à Thann, faire une visite à Mme Schlumberger[18] elle fut reçue dans le jardin et sentit qu’elle prenait froid. Rentrée chez elle, elle fut prise de fièvre, une pleurésie se déclara et, trois semaines après, elle s’éteignait au milieu de la douleur de tous les siens, le 7 juillet 1862.

VI

Je crois que c’est peu de temps avant sa mort que mes grands-parents avaient quitté le Moulin pour se fixer à Morschwiller[19] où papa avait acheté une usine à la tête de laquelle il plaçait bon-papa et dans laquelle oncle Léon, tout jeune encore, devait se mettre au courant de l’industrie du blanchiment.

VII

Je ne vous décrirai pas les deux années que nous avons passées sans mère ; je n’en ai qu’un souvenir confus mais très triste.

Notre bonne Cécile[20] nous soignait avec affection et dévouement et, certes, nous ne manquions de rien au point de vue matériel. Bonne-maman Mertzdorff, qui habitait tout près de nous, nous voyait tous les jours. Notre pauvre bonne-maman Duméril venait de Morschwiller le plus souvent possible et s’occupait de nous avec la plus grande tendresse.

La figure triste de mon pauvre père est restée gravée dans ma mémoire d’enfant : il était très occupé à cette époque-là et ne pouvait sans doute pas passer beaucoup de temps avec nous. Je me rappelle que nous mangions à table avec lui et qu’il nous menait quelque fois, au potager, dans l’atelier de photographie de cousin Georges[21].

Il eut à cette époque de très gros soucis, un accident terrible survenu à la fabrique par l’imprudence d’un Anglais[22] qui était venu monter des machines. L’explosion d’une chaudière coûta la vie à cet Anglais et brûla grièvement au bras un ouvrier, nommé Stern, qui en resta estropié. Le souvenir de cet accident était si pénible pour mon père qu’il n’en parlait jamais.

VIII

C’est surtout lorsque nous avons eu le bonheur d’avoir notre seconde maman que nous avons compris combien notre vie sans mère avait été triste. On eût dit que, avec elle, le soleil rentrait dans la maison y amenant tout sa gaîté et sa douce chaleur.


Chapitre 2e

I

C’est en Décembre 1863 que mon père, poussé par sa mère et surtout par notre chère bonne-maman Duméril, se décida à demander la main de l’amie de sa femme, Eugénie Desnoyers. Bonne-maman savait bien qu’elle était la vivante image de sa chère Caroline et qu’en elle, mon père retrouverait, comme nous, tout ce qu’il avait perdu. « Eugénie est venue à nous comme un ange dans notre malheur », disait souvent bonne-maman ; un ange en effet, ange par sa bonté, son dévouement, sa piété.

II

C’est en Avril 1864 que cet ange est devenu notre mère.

Je voudrais pouvoir vous dépeindre ce qu’elle a été pour nous, avec quelle tendresse elle nous a élevées, se chargeant elle-même de notre instruction, partageant nos travaux, nos plaisirs, nos petits chagrins d’enfants.

J’ai cependant été quelques jours avant de comprendre ce que serait pour nous cette mère chérie : j’étais très jeune (3 ans), très timide (je pourrais même dire sauvage), au moment de son mariage, et dépaysée par un voyage que nous avons fait à Baden-Baden, je ne me laissais pas volontiers approcher par elle, et je demeurais suspendue aux jupons de Cécile. Mais revenue à Vieux-Thann, cette première impression de timidité s’est bien vite effacée et j’ai eu pour ma chère maman la tendresse la plus vive à laquelle se mêlait un profond sentiment de reconnaissance.

III

Je ne crois pas qu’on puisse avoir une enfance plus heureuse que la nôtre, les moindres détails de ces années de bonheur pendant lesquelles nous avons vécu avec notre chère maman nous restent comme des souvenirs ensoleillés. Peut-être avons-nous particulièrement joui de ce bonheur parce que notre vie avait commencé dans la tristesse.

Ces heureuses années ont cependant été traversées par plusieurs épreuves que nous avons ressenties très vivement : la première a été la mort de bonne-maman Mertzdorff le 26 Février 1868.

Elle habitait un logement séparé dans la même maison que nous et j’avais pour elle une très grande affection, c’était un bonheur pour moi d’aller la voir.

Chaque matin, pendant que Marie prenait ses leçons et que ma paresse me faisait goûter très vivement le plaisir de n’en point prendre encore, je venais faire une visite à bonne-maman.

Je la trouvais toujours assise à la fenêtre de sa salle-à-manger tricotant des bas pour nous. Après l’avoir embrassée, je m’installais près d’elle à jouer avec de vieux jeux de cartes et de vieux dominos. Souvent elle interrompait son tricot pour suivre mes jeux et écouter les conversations que je prêtais aux personnages de mes jeux de cartes ; quelquefois aussi elle m’appelait pour me faire observer les nuages ; c’était un plaisir pour elle, comme pour moi, de découvrir dans leurs formes capricieuses, la silhouette de quelque animal fantastique ou de quelque géant aux formes étranges.

La leçon finie, Maman et Marie arrivaient à leur tour chez bonne-maman et je rentrais avec elles.

IV

Faut-il vous l’avouer ? l’étude m’a paru longtemps ennuyeuse et la nécessité d’apprendre à lire a été le seul nuage de mon heureuse existence d’enfant ! Marie au contraire a toujours été si studieuse qu’elle a appris à lire à peu près seule, dans le triste temps où nous n’avions pas de mère et elle avait su lire couramment à l’âge de quatre ans, tandis que j’ai mis, moi, beaucoup de temps à apprendre et je me demande même si j’aurais jamais su lire couramment sans la patience et la persévérance de ma chère bonne-maman Desnoyers[23].

C’est le moment, mes chers enfants, de vous parler de cette femme admirable que j’ai si tendrement aimée et pour laquelle je voudrais vous inspirer un profond respect.

Chapitre 3e

M. et Mme Desnoyers habitaient le Jardin des Plantes ; ils avaient quatre enfants :

 Alfred né en 1834,
Eugénie en 1836 (qui devint ma chère Maman),
Aglaé née en 1839 (qui devint Mme Milne-Edwards)
Julien né en 1847 (qui devait être en 1871 victime de la guerre)

Bonne–maman Desnoyers était une demoiselle Target. C’est par elle que nous sommes alliés aux familles Target, Buffet, Duval, Lafisse.

Bon-papa Desnoyers avait une nature d’artiste ; archéologue de mérite, il avait en même temps un goût très prononcé pour la géologie. Le parc de Launay qui est son œuvre vous montre quel était son talent pour dessiner et planter un jardin. Sa propriété de Montmorency dans laquelle il s’est plu à reconstituer des fragments de monuments antiques (entre autres le petit portail de la cathédrale de Chartres) témoigne de son goût artistique. Mais ce cher bon-papa n’avait pas du tout l’esprit pratique et, sans l’administration judicieuse de bonne-maman, on aurait peut-être quelquefois manqué du nécessaire…

C’était elle qui touchait les fermages, qui faisait faire les réparations aux bâtiments, louait la maison de rapport de Montmorency ; c’était elle encore qui veillait à la solidité des gracieux murs gothiques que bon-papa élevait dans le jardin, c’était elle enfin qui, avec une humeur toujours égale, une gaîté charmante, prévoyait tout, administrait tout et, par son ordre et son économie permettait à bon-papa de donner un libre cours à ses goûts d’artiste naturellement un peu onéreux. Bonne-maman agissait avec tant de simplicité et de modestie que son dévouement passait inaperçu, mais chacun la vénérait et son mari avait pour elle un véritable culte.

Le mariage de leur fille Aglaé avec notre cher oncle Milne-Edwards[24] dont on pouvait déjà prévoir le brillant avenir, avait comblé tous leurs vœux. Elle restait au Jardin des Plantes et ils la savaient parfaitement heureuse. Lorsque, deux ans plus tard, mon père demanda la main de leur fille Eugénie, ils n’hésitèrent pas à la lui accorder : ils connaissaient assez M. Mertzdorff pour savoir qu’ils assuraient le bonheur de leur fille en la lui donnant et que ce serait pour elle une tâche très douce d’élever les filles de son amie Caroline qu’elle avait tant aimée. Mais l’Alsace est bien loin de Paris et je me suis très vite rendu compte que cet éloignement était un grand chagrin pour bon-papa et bonne-maman et qu’ils n’avaient pu nous donner leur fille qu’en faisant eux-mêmes un très gros sacrifice, aussi ai-je toujours eu pour eux, en même temps qu’une grande affection, une très profonde reconnaissance.


Chapitre 4e

I

Bon-papa et bonne-maman Desnoyers venaient tous les ans passer le mois de Septembre à Vieux-Thann et c’est pendant ces séjours que bonne-maman s’occupait de moi avec la tendre sollicitude dont je vous ai parlé. Oncle et Tante[25] venaient aussi passer le mois de Septembre avec nous, ainsi qu’oncle Julien, et ces vacances étaient pour nous un moment de bonheur.

Nos deux oncles nous gâtaient beaucoup ; ils nous faisaient faire de longues promenades, des jeux de toutes sortes ; ils nous avaient même monté un petit théâtre et nous donnaient tous les ans une grande représentation.

II

A part ce temps des vacances dont nous passions la première partie à Paris, à Launay ou au bord de la mer, et la seconde partie en famille à Vieux-Thann, notre vie était des plus tranquilles.

Notre grand plaisir était de voir souvent nos amies Berger[26]. Nous nous réunissions régulièrement le Jeudi et le Dimanche, quelquefois la réunion s’étendait aux petites Scheurer[27], mais rien n’égalait le plaisir de nous trouver réunies toutes les quatre.

Presque tous les Dimanches, bon-papa, bonne-maman Duméril et oncle Léon venaient dîner et passer l’après-midi avec nous, et nous allions nous-mêmes souvent à Morschwiller (à 4 lieues de Vieux-Thann). On partait vers 9h en voiture, nous apprenions nos leçons pendant le trajet. Nous arrivions à Morschwiller vers 11h et nous y passions des journées fort agréables. Notre chère bonne-maman que nous aimions tendrement et dont Jacques et Lucie[28] peuvent avoir gardé le souvenir, inventait toujours quelque nouvelle distraction pour nous ; elle nous préparait quelques petite surprise.

Les gentilles taquineries d’oncle Léon contribuaient aussi à nous faire rire et c’était toujours avec regret que nous voyions arriver l’heure du départ.

III

Toutes nos matinées étaient consacrées au travail, avec maman d’abord, puis de 10h1/2 à Midi avec Mlle Bulffer[29] qui venait tous les jours de Thann nous donner des leçons d’allemand, de dessin et de travail à l’aiguille. C’est ce dernier travail que la petite Founi[30] appréciait le moins, surtout quand il s’agissait d’aiguilles à tricoter, tandis que la sage Mimi y réussissait à merveille et montrait autant de goût pour ce genre de travail que pour tous les autres.

Chaque matin nous recevions vers 9h une visite de l’oncle Georges, le plus jeune frère de bonne-maman Mertzdorff. Plein d’entrain, il avait toujours à conter quelque nouvelle qu’il rendait amusante par les saillies de son esprit et son langage émaillé de mots alsaciens.

IV

Nos parents menaient une vie très retirée. N’aimant le monde ni l’un ni l’autre, ils avaient restreint autant que possible le cercle de leurs visites et mettaient tout leur bonheur à faire du bien autour d’eux.

Papa fut maire de Vieux-Thann de à [31] et c’est pendant ce temps qu’il fait construire, à ses frais, une école pour les filles, le local dont la commune disposait étant devenu beaucoup trop petit. Vous connaissez par le naïf récit[32] que j’ai ai fait en la manière touchante dont les habitants de Vieux-Thann ont témoigné à papa leur reconnaissance.

Maman n’était pas moins aimée : elle avait organisé une école de couture et allait elle-même, le jeudi matin, faire travailler les petites filles, elle nous emmenait souvent, ce qui était pour nous un grand plaisir. Elle organisa également des ouvroirs dans deux villages voisins, à Rodern et à Lembach.

Tous les ans, à Noël et au moment de la première communion, la maison se transformait en en véritable atelier de confection ; c’était des centaines de vêtements qu’on faisait pour les pauvres, vêtements de filles, de garçons, de femmes, d’enfants ; des pièces d’étoffe tout entières y passaient.

Il n’y avait pas un malade au village sans qu’on vienne en informer maman, et aussitôt elle lui envoyait quelque soulagement.

Mais c’est surtout pendant la cruelle guerre de 1870-71 que mes parents ont montré toute leur charité et leur dévouement.

IV

Les fonctions de maire qu’exerçait papa ne laissaient pas que de l’exposer beaucoup, et nous avons plus d’une fois tremblé pour lui : sa prudence et sa fermeté ont triomphé de toutes les difficultés.

Forcé d’interrompre le travail du blanchiment parce que le transport des marchandises était devenu impossible, papa ne voulut pas que ses ouvriers si éprouvés déjà par la guerre, souffrissent du chômage et il continua à les payer, suffisamment du moins pour qu’ils puissent vivre.

Il employait une partie des ouvrières à confectionner du linge et des vêtements pour les blessés ; il avait organisé dans la fabrique une ambulance pour le cas où un combat aurait lieu dans les environs.

Afin d’occuper les hommes, il avait entrepris de grands travaux pour diriger et régulariser le cours de notre folle rivière.

L’annexion de l’Alsace à l’Empire allemand fut pour papa, si attaché à notre chère France, un chagrin profond. Il ne quitta cependant pas son pays devenu allemand : n’ayant pas de fils, il pensa qu’il était plutôt de son devoir de rester en Alsace pour continuer à Vieux-Thann le bien qu’il avait entrepris de faire.

V

La guerre ne nous prit pas seulement notre pays, elle nous ravit notre cher Julien, ce Julien sur lequel reposaient tant d’espérances, que maman aimait comme un fils et que papa devait cette année-là même installer à Vieux-Thann, pour partager avec lui et oncle Léon la lourde administration des deux blanchiments.

Je ne vous parlerai pas de la douleur de bon-papa et de bonne-maman Desnoyers, vous la devinez, mes enfants, mais ces grandes âmes ne se laissèrent pas abattre. Tous deux, avec un courage admirable, ils firent à Dieu et à la France le sacrifice de leur cher enfant. Bon-papa s’absorba plus que jamais dans ses études et y trouva une distraction salutaire, mais ma pauvre bonne-maman qui était bien malade de la gorge dut passer tout son hiver à la chambre, et ce fut pour elle le commencement de la vieillesse. Elle conserva sa sérénité et ne voulut attrister personne de son propre chagrin, mais son pauvre cœur brisé ne se remit jamais de ce coup terrible.

Oncle Julien est mort le 6 Janvier, ce n’est qu’un mois après que nous l’avons su car Paris assiégé ne pouvait plus communiquer avec nous.

Maman en eut un affreux chagrin que nous partageâmes très vivement, mais elle ne voulut pas nous attrister longtemps de son chagrin et notre vie heureuse un moment interrompue par ces terribles catastrophes reprit son cours.

VI

L’année suivante, le 5 Mai 1872, Marie fit sa première communion, puis ce fut mon tour d’aller au catéchisme que M. le Curé[33] faisait chez lui pour nous seules.

Ce fut à la fin de 1871 que nous eûmes le chagrin de voir nos amies Berger entrer en pension ; le vide fut grand pour nous, mais maman sut alors se faire plus jeune pour remplacer nos amies, elle devenait elle-même notre amie ; nous nous quittions moins que jamais et nous l’aimions chaque jour d’avantage si c’est possible.

C’est au moment où notre intimité était devenue si complète, lorsque notre chère maman était devenue plus que jamais le centre et le soleil de notre vie qu’elle tomba malade.

La veille de Noël elle ressentit un léger malaise qui ne l’empêcha pas cependant de nous préparer, comme chaque année, un arbre de Noël. Ce devait être, hélas ! le dernier. Les malaises augmentant, elle dut prendre le lit.

C’était la première fois que nous la voyions malade, la première fois que sa place restait vide à table ; j’en eus un désespoir fou, et une inquiétude horrible, quoique irraisonnée, me saisit. Ne voulant pas attrister papa qui ne paraissait pas inquiet, je me cachais pour pleurer ; Marie, comme une tendre petite mère, me raisonnait et cherchait à me consoler. Un matin mes sanglots ayant éclaté à table à la vue de cette chère place vide, papa en fut très ému, il me conduisit auprès du lit de maman et me permit de rester à côté d’elle à condition de ne pas la fatiguer. Ce fut la dernière journée que j’eus le bonheur de passer avec elle. La fièvre augmentait et prenait un caractère inquiétant, on nous défendit bientôt l’entrée de sa chambre.

La maladie devenait de plus en plus sérieuse, on prononçait le mot de fièvre typhoïde, et, quoique les médecins ne parussent pas inquiets, à Paris on se tourmentait beaucoup. Notre cher oncle[34] n’écoutant que son cœur engagea tante[35] à aller soigner elle-même notre bien aimée malade et consoler ses petites filles. Elle arriva le 2 Janvier.

Aussitôt que cette chère tante fut avec nous, mes terreurs se dissipèrent, elle s’occupait de nous, nous faisait travailler, nous promenait ; elle voulut partager avec nous la chambre éloignée dans laquelle on nous avait reléguées.

Pendant près de 15 jours, elle sut entretenir notre espérance, nous parlions maintenant de la guérison de notre chère malade comme d’une chose attendue quand tout à coup, c’était le 15 Janvier, la maladie s’aggrava subitement ; on prévint bon-papa et bonne-maman Desnoyers par une dépêche. Le 16 au matin, il n’y avait plus d’espoir ; un médecin de Mulhouse appelé en consultation ne put que le confirmer. et le soir à 9h Nous avons passé auprès de notre pauvre père, qui ne voulait pas nous quitter, la plus grande partie fin de cette horrible journée ; tante qui était restée auprès de la pauvre malade depuis longtemps sans connaissance, est venue nous dire à 9h que notre chère Maman était au ciel.

Je ne veux pas vous attrister, mes enfants, par les détails que cette cruelle soirée mais vous qui m’aimez tant, vous devinez combien nos cœurs ont été brisés ! Il nous semblait que notre vie toute entière s’effondrait. N’était-ce pas en effet, pour notre pauvre père si éprouvé déjà, et pour nous, l’effondrement de tout notre bonheur ? la maison vide encore une fois ; la vie sans mère, cette vie si triste qui allait recommencer pour papa et pour nous ! Cet ange que le bon Dieu nous avait envoyé pour nous consoler dans notre malheur, devait-il donc nous le reprendre si vite ?... Oui cet ange s’en allait au ciel, mais, au même moment, Dieu nous en envoyait un autre. Tante était là qui nous ouvrait ses bras, qui nous serrait sur son cœur, elle était devenue notre mère et nous ne devions plus la quitter.

Comment cela s’est-il fait ? je n’en sais rien. A peine oncle, prévenu de notre malheur, fut-il arrivé que la chose fut décidée. Papa accepta sans hésiter la proposition qu’oncle et tante lui firent de nous amener chez eux pour que tante puisse achever auprès de nous la tâche commencée par nos chères mères. Papa acceptait pour lui les longs séjours solitaires à Vieux-Thann, les séparations fréquentes ; oncle et tante changeaient toutes leurs habitudes pour se consacrer à nous, mais chacun s’oubliait pour ne penser qu’à notre bonheur.

La maison du Jardin des Plantes nous était toute grande ouverte et le père de notre cher oncle[36] était prêt à nous y recevoir avec quelle bonté et quelle affection, vous le verrez plus tard, mes enfants.

Il n’était pas seul à nous accueillir : ses filles, Mme Dumas[37] et Mme Pavet de Courteille[38] allaient devenir pour nous « tante Cécile » et « tante Louise ». Quelles tantes vous le savez. Nous allions trouver plus que des amis, un frère et une sœur dans Jean[39] et Marthe[40]. Et c’est au moment où nos cœurs étaient brisés, où, ayant tout perdu, nous sentions un isolement affreux que tous ces cœurs si chauds se sont ouverts à nous. C’est avec une ardente affection et une profonde reconnaissance que nous avons répondu à leur tendresse, mais j’ai toujours eu le sentiment, mes chers enfants, que jamais je ne pourrais rendre à oncle, à tante et à toute cette chère famille Milne-Edwards ce que j’en ai reçu, aussi est-ce sur le bon Dieu que je compte pour acquitter ma dette de reconnaissance et je le lui demande tous les jours.

Notes

  1. Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards.
  2. La numérotation (ultérieure ?) des pages, de 1 à 23, est supprimée à la transcription pour rendre la lecture plus fluide.
  3. Jean Charles Moreau, curé de Saint-Médard depuis 1843.
  4. Jules Desnoyers.
  5. André Marie Constant Duméril.
  6. Rodolphe Töpffer.
  7. Giessen, ville universitaire allemande dans le Land de Hesse.
  8. Justus von Liebig (1803-1873), chimiste allemand.
  9. Pierre Mertzdorff (1789-1843).
  10. Prosper Leclerc (1813-1855).
  11. Émilie Mertzdorff, veuve de Prosper Leclerc, épouse Edgar Zaepffel en 1858.
  12. Louis Daniel Constant Duméril.
  13. Voir le récit qu’en fait Caroline Duméril-Mertzdorff à ses parents (lettre des 22-23 juin 1858) et à sa cousine Isabelle Latham (lettre du 28 juin 1858).  
  14. Marie Anne Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.
  15. Léon Duméril.
  16. Marie Mertzdorff, future épouse de Marcel de Fréville.
  17. Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril s’installent en Alsace en 1861.
  18. Probablement Émilie Koechlin, épouse de Jean Édouard Jérémie Schlumberger.
  19. Charles Mertzdorff achète l’usine de Morschwiller en 1862.
  20. Cécile Besançon.
  21. Georges Léon Heuchel.
  22. L’explosion du 14 août 1863 tue l’anglais Robert Hennon et blesse gravement l’ingénieur Eustache Legay et l’ouvrier Dominique (?) Stern.
  23. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  24.   Alphonse Milne-Edwards.
  25. Alphonse Milne-Edwards et son épouse Aglaé Desnoyers.
  26. Marie et Hélène Berger.
  27. Jeanne et Suzanne Scheurer-Kestner.
  28. Jacques et Lucie Froissart, les deux aînés d'Émilie Mertzdorff-Froissart.  
  29.   Probablement Joséphine Bulffer.
  30. « Founi », surnom donné à Émilie Mertzdorff.
  31. Charles Mertzdorff est maire de Vieux-Thann de 1865 à 1872.
  32. Ce récit ne nous est pas parvenu.
  33. François Xavier Hun, curé de Vieux-Thann de 1862 à 1875.
  34. Alphonse Milne-Edwards, à Paris.
  35. Aglaé Desnoyers, son épouse.
  36. Henri Milne-Edwards.
  37. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  38. Louise Milne-Edwards, veuve en 1870 de Daniel Pavet de Courteille.
  39. Jean Dumas.
  40. Marthe Pavet de Courteille, qui épouse son cousin Jean Dumas en 1887.

Notice bibliographique

D'après l'original.


Pour citer cette page

« 1848-1873 - Récit d’Émilie Mertzdorff-Froissart sur son enfance », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1848-1873_-_R%C3%A9cit_d%E2%80%99%C3%89milie_Mertzdorff-Froissart_sur_son_enfance&oldid=58086 (accédée le 20 avril 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.