Mercredi 11 septembre 1918

De Une correspondance familiale

Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


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Campagne le 11 7bre 18

Mon cher Louis,

Ta lettre du 6 7embre nous arrive et nous apprenons avec intérêt ce que tu as fait dans la période Juin-Juillet : je me faisais bien des illusions à ce sujet et vu ta grande discrétion je serais allé chercher tes restes dans la région de Villers-Cotterêts assez inutilement, s’il t’était arrivé malheur, et que j’en eusse été prévenu sans autre renseignement. Il est vrai que, même avec le renseignement que tu serais tombé à Lœuilly[1] où tu prétends avoir été, (vers Dormans), je t’aurais peut-être aussi cherché un certain temps si j’en crois ma carte qui ne porte que Œuilly dans cette région. Je ne serai pas fâché de t’entendre me parler de Port-à-Binson pour connaître l’étymologie de ce nom bizarre[2].

Tous mes compliments pour les choses intéressantes que tu as faites depuis ces 4 mois que nous ne t’avons vu.

Pour le cas où tes allées et venues te mèneraient dans la vallée dite de Saint-Amarin ou de Wesserling, quelque jour, voici ce que je peux te dire.

Le fondé de pouvoir officiel de notre Maison en Alsace en temps de guerre (Il avait même je crois, la signature en temps de paix) est M. Meng : après quelques mois d’un terrible bombardement il s’est retiré de Vieux-Thann à Fellering où, en bon protestant, il habite un presbytère neuf, assez monumental (faisant corps avec le temple qui dessert les protestants de la vallée de Saint-Amarin) avec sa femme[3]. Il est Suisse d’origine. Son fils[4] est alternativement ingénieur et soldat, en Suisse. Sa fille[5] mariée à Guebwiller (vallée voisine) doit être évacuée depuis longtemps vers une résidence moins bombardée : son gendre doit avoir été mobilisé en Bochie.

En temps de paix, M. Meng est le chef de la comptabilité ; il ne connaît guère d’ailleurs l’usine que par la comptabilité, et depuis qu’il s’est retiré à Fellering, où il est investi de la procuration de Guy[6], il administre de son bureau et sans jamais aller dans l’usine, où il ne pénétrait d’ailleurs pas beaucoup en temps de paix.

Il a conscience de l’importance de ses fonctions, et tout visiteur doit, autant que possible, lui présenter ses hommages. (Il ne faudrait pas cependant que tu t’abstiennes de la visite parce que venu à Vieux-Thann tu n’aurais pas eu le temps d’aller voir Meng à Fellering).

Il a avec lui de nombreux comptables que nous continuons à alimenter : ce sont, en partie, des contremaîtres des divers ateliers, qu’il serait gênant de ne par retrouver à la mise en marche. Parmi eux, M. Hochstetter, le chef du rayon du blanc, qui nous a longtemps représentés à Lyon, en 1916/17, quand il fallait y reconstituer les lots des tissus emportés pêle-mêle de Vieux-Thann. Je l’y ai vu beaucoup. Peut-être as-tu eu l’occasion de le voir quand il est venu rue de Sèvres[7] ! Tu peux demander à le voir si tu vas à Fellering, (que tu le connaisses, ou non), et lui donner de mes nouvelles.

Tu sais que les Boches n’ont pas eu le temps de déménager un ou plusieurs trains, lesquels desservent, depuis 1914, la vallée de Saint-Amarin. On y a ajouté des wagons de France qu’on y a [camionnés] au départ de Bussang.

On travaille, depuis 4 ans, à alimenter en toutes choses utiles la vallée de Wesserling avec départ de Bussang. On y a créé une ligne de transport aérien qui amène toutes sortes de choses, et, plus récemment, un tramway qui amène des wagons, tant pour les besoins de l’armée que pour ceux des industriels tels que MM. « Gros, Stamm et Petit » à Wesserling (Filature, Tissage, et blanchiment). Cette société s’appelait précédemment « Gros-Roman » et on leur maintient encore souvent cette dénomination, dans l’usage commun : il est utile de le savoir. M. Petit est gendre de M. Gros. Ils sont parmi les rares industriels d’Alsace Catholiques. M. Stamm est un X promotion 69. Je [les] connais tous les trois un peu, à cause de nos affaires, depuis la guerre : ils ont une maison de vente très importante à Paris, 6 rue d’Uzès. (Ils m’ont, il y a 3 ans, mené en Auto de [Wesserling] à Bussang). Je te donne tous ces renseignements pour le cas où tu serais mis en rapport avec eux. Leur usine marche en tant que Filature et Tissage, mais je crois qu’ils ont arrêté leur blanchiment, vu la main d’œuvre insuffisante et font blanchir par Thann (sans en être sûr ?)

Mais je te laisse en panne à Wesserling quand tu voudrais que je te parle de Vieux-Thann.

Notre ingénieur électricien était M. Zwingelstein, lequel cumulait dans les années qui ont précédé la guerre l’emploi d’ingénieur électricien chez nous avec celui de maire de Vieux-Thann. C’est un Alsacien auquel je donne d’instinct 45 ans. Il est célibataire et vit avec sa sœur[8]

Suite
et peut-être sa vieille mère[9] (Je ne me souviens pas bien) mais il y a outre la sœur une cousine ou seulement une amie qui vit avec eux et qui est la personne la plus agissante de la maison. Ils sont réfugiés à Bitschwiller et habitent une maison assez confortable (qu’ils partagent avec un autre ménage, je crois). J’ai été reçu et j’ai couché chez eux en 1915. M. Zwingelstein a transporté la mairie de Vieux-Thann dans une [annexe] de celle de Bitschwiller : c’est un gros service, tous ses administré auxquels il sert des allocations diverses étant répartis dans toute la vallée.

Il a, comme bras droit, pour l’aider, depuis 2 ans, M. Meyer (Charles) qui était en temps de paix le factotum pour tous les travaux de l’usine qu’il nous était possible de faire par nos propres moyens, construction, maçonnerie, charpente en fer ou en bois, réparation de tous les engins mécaniques et création de maints menus engins non brevetés.

Meyer n’eut pas l’heur de plaire à M. Beha (un citoyen de Vieux-Thann qui fit beaucoup de volume au moment de la reprise de ce coin de l’Alsace), en 1914 : il fut compris parmi de nombreux Alsaciens qu’on emmena comme suspects dans le midi, bien qu’il ait été officier de réserve d’artillerie Française avant la Guerre et qu’il ait un ou plusieurs fils soldats qui ne servent pas en Allemagne mais dans la légion étrangère ou en Afrique.

Ce qui se fait, depuis le retour de Meyer (dont la famille est réfugiée à Willer) à notre usine, est fait par Meyer et Zwingelstein. Ce qu’ils font, ce sont des réparations susceptibles de diminuer les dégradations de bâtiment et machines manquant de toiture ou de fenêtre avec les moyens limités dont ils disposent. Je ne sais plus rien de l’usine depuis un an, pas même s’il y est tombé de nouveaux obus comme c’est probable quand Vieux-Thann qu’on laissait assez tranquille depuis le mois de Février 1915, a été, de nouveau, bombardé cette année.

Je ne vois presque jamais notre Gérant et il n’y a eu, entre nous, aucune correspondance autre que celle motivée par le bacho, de Riquet[10] et la « citation » de Guy. Il y avait, jusqu’au printemps dernier, une incertitude telle au sujet de l’avenir qu’on était hors d’état de penser à notre avenir. A cet égard, j’estime que la situation se dessine : nul doute que nous n’ayons l’Alsace mais que restera-t-il Comme industries en Alsace, et, dès lors, faut-il que nous comptions sur une clientèle essentiellement, sinon exclusivement, Française, en concurrence ou en accord avec les blanchisseurs de France ? Devons-nous compter exclusivement sur notre [bourse] pour nous remettre en état de marche ? Pouvons-nous compter qu’il restera assez de maisons habitables à Vieux-Thann pour abriter nos ouvriers, etc.

Quand tu voudras visiter l’usine, nul doute que MM. Zwingelstein et Meyer (ou au moins l’un d’eux) ne soient disposés à t’y conduite : dis-leur carrément, en visitant, que tu ne sais rien du blanchiment et on te fera faire la visite ne procédant dans l’ordre des opérations auxquelles est soumise la masse des tissus. Les tissus légers sont traités dans un Bâtiment spécial appelé « les Rames », sur 13 Rames, je crois, 10 sont brûlées mais celles qui restent sont de beaucoup les meilleures. N’aies pas peut de demander des explications. Sinon, la visite perdrait de son intérêt.

Pour pouvoir visiter, il faudra une autorisation d’une autorité moitié civile moitié militaire dont la résidence a changé souvent. M. Zwingelstein te dirigera et fera le nécessaire pour que tu aies l’autorisation de l’administration de notre vallée.

Si tu couches dans notre région, tu peux demander à la mairie de Bitschwiller un billet de logement.

C’est ce que nous avons fait il y a 13 mois avec Michel et Pierre[11] et on nous a délivré un billet de logement pour M. Jules Scheurer, qui est maire de Bitschwiller je crois et y habite un beau château, très bien situé, un peu plus loin que la maison de Zwingelstein dans une rue [ ] qu’on est étonné de savoir nommée la rue de la gare, alors que ça a l’air d’être plutôt un chemin à travers la Campagne. Nous avons été très bien reçus par M., Mme[12] et Mlle[13] Scheurer. Ils ont une grande usine faisant de l’impression sur tissus en société avec leur frère Albert que je ne connais pas et qui habite près de l’usine. Tu y seras très bien reçu si tu te fais connaître.

Notre usine comprend une annexe au lieu dit « le Moulin » (à 1 500 m plus près du Rocher). On ne t’y conduira pas. Il a une autre annexe plus importante, c’est Nieder Morschswiller (ou plus simplement Morschswiller) : c’est un pays resté Boche quoique [auprès] de Vieux-Thann.

Mille amitiés,

D. Froissart

H. Parenty[14] de Douai nous arrive après demain vendredi.

Ta mère[15] me dit de te signaler comme une visite très utile à faire au point de vue « famille » comme au point de vue « renseignement » l’abbé de la Serre[16] qui est instituteur primaire à Thann en collaboration avec des laïcs. Il sera très heureux de te recevoir et de t’éclairer.


Notes

  1. Lœuilly est une commune du département de la Somme, tandis que Dormans se situe dans le département de la Marne. Damas Froissart souligne la confusion possible avec une commune de la Marne du nom de « Œuilly », à proximité de Port-à-Binson, entre Epernay et Dormans.
  2. Binson (du nom d’un homme gaulois) était un important village à l’époque Gallo-romaine, au croisement de grandes voies de communication, puis chef-lieu du pagus Bagindonensis sous les premiers rois francs. Plus tard il est devenu un relais de poste aux chevaux.
  3. Marie Gayot, épouse de Jacques Meng.
  4. Jean Jacques Meng.
  5. Marguerite Meng, épouse d’Albert Langs.
  6. Guy de Place, le « gérant ».
  7. Rue de Sèvres : adresse parisienne des Froissart.
  8. Louise Caroline ou/et Marie Louise Cécile Zwingelstein.
  9. Marie Louise Zill, veuve de Charles Zwingelstein (1836-1892).
  10. Henry de Place, fils de Guy de Place.
  11. Michel et Pierre Froissart, frères de Louis. Voir le Rapport de M. Zwingelstein sur cette visite, et le Rapport de M. Hechstetter.
  12. Marie Anne Dollfus, épouse de Jules Scheurer.
  13. Antoinette Scheurer.
  14. Henri Parenty.
  15. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  16. René Barbier de la Serre.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 11 septembre 1918. Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_11_septembre_1918&oldid=59300 (accédée le 26 avril 2024).

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