Vendredi 8, dimanche 10 et mardi 12 janvier 1858
Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)
Vendredi 8 Janvier 1858
Tu serais je pense bien étonnée, ma chère Isabelle, si je te disais que ta dernière lettre m'a encore trouvée au lit, avec une grosse fièvre, des sinapismes aux pattes et une tasse de tisane à mes côtés ; c'est pourtant bien vrai et dans ce moment c'est encore de mon lit que je t'écris.
Dimanche soir
J'ai été interrompue dans ma lettre l'autre jour par une visite qui m'a rendue bien heureuse ; c'est celle de notre bon et excellent curé[1] que j'aime comme tu sais et qui est venu passer près de deux heures près de moi. Je voudrais que tu le connaisses. Aujourd'hui, me voilà levée mais peu en train encore ; je tousse pas mal ; pourtant le principal c'est que la fièvre m'a quittée et elle m'a tenue si fort pendant quatre jours que j'en ai bien assez. J'ai été prise Lundi tout à coup d'un frisson si violent que je n'ai pu me déshabiller seule et pendant 2 jours on a été un peu inquiet de savoir ce qui allait m'arriver de nouveau mais ce n'a été que la grippe à laquelle s'était jointe une grande excitation nerveuse causée par de très tristes nouvelles que nous avions reçues coup sur coup ; d'abord la mort d'une de nos tantes[2] que nous aimions beaucoup et qui le méritait bien ; tiens, il y a 2 ans, Emile[3] a dîné au jardin avec elle et sa fille[4], jeune femme qui faisait son voyage de noce et qui a beaucoup causé avec notre cousin ; je crois qu'il se la rappelle ; ensuite est mort subitement et le même jour que ma tante, un des meilleurs amis de mon père[5] et de mes oncles, M. Joseph Fabre, médecin à Lille, que l'oncle Henri[6] devait bien connaître ; enfin une amie intime d'Aglaé[7] a perdu en quelques jours sa mère âgée de 39 ans et encore le même jour 2 Janvier. C'est un bien triste commencement d'année ; de plus nous avons un cousin, frère de M. Fröhlich de Montataire qui est très malade ; ce matin nous avons appris la mort de notre ancien médecin[8] que nous aimions beaucoup et qui n'avait que 45 ans ; ce ne sont que tristesses de tous côtés ; on n'entend parler à Paris que de morts et de morts subites ; j'espère qu'il n'en est pas de même au Havre tu ne me dis pas qu'on ait la moindre indisposition. Chers privilégiés ne savez-vous donc pas ce que c'est que la grippe ? c'est un vrai Protée qui prend toutes les formes et se fourre partout. Vous avez un commencement de fièvre typhoïde, c'est la grippe ! une fluxion de poitrine, c'est la grippe ! vous mourez en 24 h. c'était la grippe ! toujours la grippe ; elle est aussi chez mes amies, cette vilaine-là ; elle tient au lit Julien, Aglaé, Eugénie[9] et la cuisinière, de sorte que comme je ne sors pas non plus nous sommes absolument privées de nous voir et pour combien de temps ?... enfin il faut prendre son parti et supporter courageusement tous les petits ennuis et toutes les épreuves que la Providence envoie.
Pour ma part je suis toute étonnée d'être prise ainsi car jamais je n'avais été malade et je paie, je pense, mon tribut cet hiver pour beaucoup d'autres ; toujours est-il que depuis le 15 Novembre je n'ai été que 3 jours tout à fait bien portante ; heureusement que le jour de l'an a été un des 3 ; quant au jour de Noël, je l'ai passé sur le canapé et pour les rois, je les ai tirés avec une tasse de tisane ; je pourrais dire avec le vicaire de Wakefield : All my adventures are by the fire-side and all my migrations from the blue bed to the brown[10].
Aujourd'hui maman[11] qui va mieux est allée avec Léon[12] qui va bien chez Mme Horace Say[13] où on n'avait pu aller plus tôt à cause de la grippe. J'ai dîné seule avec papa parce qu'il y avait du monde au jardin et qu'il fallait que maman y fût et maintenant papa y est allé aussi ; je suis tranquillement dans ma petite chambre bien chaude, avec Alexandrine[14], j'en ai profité pour bavarder un peu avec toi, ma chère Isabelle, j'ai une tasse de thé de violettes qui m'attend, je vais l'avaler dans un instant et me fourrerai entre mes deux draps ; auparavant, je veux te remercier de ta lettre qui m'a fait grand plaisir et que j'ai reçue comme les autres avec une exclamation de joie, maintenant je vais te dire mes étrennes et puis au lit.
Bon-papa[15], de l'argent ; bonne-maman[16], idem ; mon oncle l'ingénieur[17], id ; l'oncle Henri[18], id ; Mme Fröhlich, id ; Mme Rainbeaux[19], un burnous noir superbe ; Mme de Tarlé[20], un tapis pour mon lit ; ma cousine Vatblé[21] d'Amérique, une charmante broche, mosaïque rapportée de Rome ; Adèle[22], un tabouret en tapisserie ; Léon, une provision de papier marqué à mon chiffre ; Julien, papier à lettre, autre marque ; Mme Cordier[23], 6 mouchoirs en belle toile ; Mme Devers[24], joli serre-mouchoirs en tricot de Berlin ; M. Devers, la photographie de son tableau de la Ste Famille ; Mme Horace Say, un sac de bonbons en moire rose avec des glands d'or ; de ma tante[25], une robe noire ; à croire que je n'oublie rien, ce sont comme tu le vois de magnifiques étrennes. Allons bonsoir, un bon baiser je vais me coucher
Mardi
Ne me grogne pas de ce que ma lettre n'est pas encore partie, je t'en prie ma petite Isabelle car je me fais moi-même des reproches de te laisser si longtemps sans nouvelle, pour te remettre de bonne humeur je te dirai que je vais beaucoup mieux et qu'à midi je suis allée jusqu'à l'hôpital de mes amies où on va bien mieux aussi ; Julien et Aglaé se lèvent ; Eugénie, la dernière prise est encore au lit. Heureusement que chez bon-papa on n'a rien ; l'épidémie n'y est pas entrée quoiqu'elle soit presque générale. Je t'annoncerai que depuis ce matin j'ai un bandeau complètement démêlé ; après une fouille un peu dans le genre de celles de Pompéi ou d'Herculanum on a fini par retrouver une espèce de voie romaine c'est à dire une raie que je suis toute fière de montrer ce qui ne m'était pas arrivé depuis deux mois.
Tu comprends que pour bien des motifs, notre deuil, ma santé pour laquelle on va prendre beaucoup de précautions, etc. je n'irai pas du tout dans le monde cet hiver et ne quitterai guère le coin de mon feu. Je ne sais si j'aurai plusieurs soirées mais ce que je sais bien c'est que je n'irai pas ; les seules pour lesquelles j'aurai un petit regret ce sont celles où iront mes amies. Je regrette que tu n'aies pas pu aller chez Marie L.[26] tu t'y serais amusée.
Grand merci pour votre aimable toast du jour de Noël, il parait qu'il était porté de bien bon cœur puisque les effets en ont été si prompts et que je suis sortie le surlendemain. Mille remerciements aussi pour ta jolie image que j'ai mise dans mon Imitation de J.C. et qui me sera un gentil souvenir de toi quoique je n'en aie pas besoin tu le sais. Sois tranquille, bon-papa n'a pas lu ta lettre ; il s'est arrêté modestement dès qu'il a reconnu ton écriture.
Tu as eu une bonne idée d'envoyer aussi une image à Adèle, je ne l'ai pas vue depuis. A peine ma dernière lettre était-elle à la poste que j'ai dit à maman : bon j'ai oublié encore Mlle Anthoine et pourtant je pense bien souvent à elle. Répare mon oubli, n'est-ce pas ? et dis-lui que je lui envoie mes souvenirs bien affectueux.
Le jour de l'an, j'ai vu nos cousins Comte[27] et Adolphe m'a beaucoup parlé du Havre, il m'a demandé si cette année tu allais un peu dans le monde. Avez-vous vu encore Fernand[28] on dit qu'il revient d'Angleterre, et moi qui le croyais en Espagne. M. Sautter m'a donné aussi de bonnes nouvelles de Catherine[29] il parait que la petite vient bien. Hier a eu lieu le convoi d'un homme que nous regrettons beaucoup, M. Legendre notre ancien médecin, mais je me rappelle que je te l'ai déjà dit.
Les dates que tu m'as envoyées me seront bien précieuses, comme tu le dis, que de douloureux souvenirs.
Je vois que tu es contente de tes étrennes, ce que j'aime ce sont les pruneaux de M. Bonnaffé. Comment se fait-il que le Colonel ait consenti à dîner en ville sans son copain il devait lui manquer quelque chose.
Alexandrine attend ma lettre pour la porter à la poste je suis horriblement pressée, je suis sûre que moi aussi je trouverai une masse de choses à te dire quand ce griffonnage sera expédié. Je t'écris sur le papier de Léon et l'enveloppe est de Julien afin que tu voies les deux chiffres. Je viens de me relire c'est une vraie lettre d'égoïste où il n'est question que de moi et de ma santé, mais comme tu le dis quand on s'aime c'est ce qui fait le plus de plaisir. Adieu chère Isabelle je t'embrasse bien fort comme je t'aime
Ton amie
Crol
X ou du moins mieux
O
Mes amitiés à Mathilde[30] et un bon baiser au petit frère[31] à qui j'espère que ma lettre a fait plaisir.
Notes
- ↑ Jean Charles Moreau, curé de la paroisse Saint-Médard.
- ↑ Le 2 janvier 1858, la tante d'Eugénie Duméril, Esther Le Lièvre, épouse de Valéry Cumont, succombe à une péritonite foudroyante.
- ↑ Cousin de Caroline, Emile Pochet est le fils de Mathilde Delaroche et de Louis François Pochet.
- ↑ Esther Cumont, fille d’Esther Le Lièvre et de Valéry Cumont, s’est mariée en 1855 avec Henri Dumez.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Henri Delaroche (1816-1903), négociant au Havre.
- ↑ Aglaé Desnoyers.
- ↑ François Laurent Legendre, comme le précise Caroline un peu plus loin.
- ↑ Julien, Aglaé, Eugénie Desnoyers.
- ↑ La citation exacte est : « All our adventures were by the fireside, and all our migrations from the blue bed to the brown » (toutes nos aventures se passaient au coin du feu ; nos plus lointaines migrations se bornaient à aller du lit bleu au lit brun). Citation tirée du célèbre roman d’Oliver Goldsmith, publié en 1766 : Le Vicaire de Wakefield. C'est un livre classique en Angleterre, répandu dans toute l'Europe, traduit, entre autres, par Charles Nodier en 1838. Le principal personnage du roman, le docteur Primerose, confronté à tous les malheurs du monde qui, un à un, s’abattent sur lui et sa famille, est un modèle accompli de toutes les vertus sociales et domestiques ; Déborah, l'épouse du docteur, contrarie ses plus sages projets par vanité maternelle ; leurs deux filles, Olivia et Sophie, contrastent par la diversité de leur humeur.
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Léon Duméril, frère de Caroline.
- ↑ Anne Cheuvreux, épouse d’Horace Say.
- ↑ Alexandrine, domestique.
- ↑ André Marie Constant Duméril, veuf depuis 1852.
- ↑ Alexandrine Cumont, veuve d’Auguste Duméril l’aîné, grand-mère maternelle de Caroline.
- ↑ Charles Auguste Duméril est ingénieur des Ponts et Chaussées.
- ↑ Henri Delaroche, négociant au Havre.
- ↑ Cécilia Sévelle, épouse d’Emile Rainbeaux.
- ↑ Suzanne de Carondelet, épouse d’Antoine de Tarlé.
- ↑ Charlotte Ferrand, épouse d'Aristide Théophile Vatblé.
- ↑ Adèle Duméril, cousine de Caroline.
- ↑ Félicie Berchère (petite-fille de Florimond Duméril) est l’épouse du sculpteur Charles Cordier.
- ↑ Maria Berchère, jeune sœur de Félicie, est l’épouse de Giuseppe (Joseph) Devers, peintre sur émail.
- ↑ Eugénie Duméril.
- ↑ Probablement Marie Labouchère.
- ↑ Les « cousins Comte » sont des enfants d’Adrienne Say (1796-1857) et Charles Comte (1782-1837) dont Adolphe Comte.
- ↑ Fernand Raoul-Duval, fils de Charles Edmond Raoul Duval et Octavie Say.
- ↑ Probablement Catherine Foerster, épouse d’Edgar Raoul-Duval et belle-sœur de Louis Sautter. Leur premier enfant, Marie Anne Raoul-Duval, est né en 1857.
- ↑ Louise Mathilde Pochet, cousine d’Isabelle Latham.
- ↑ Lionel Henry Latham, né en 1849, frère d’Isabelle.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 8, dimanche 10 et mardi 12 janvier 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_8,_dimanche_10_et_mardi_12_janvier_1858&oldid=58404 (accédée le 21 novembre 2024).
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