Jeudi 21 et samedi 23 janvier 1858
Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)
Paris 21 Janvier 1858. Jeudi.
Je reprends mon grand papier, ma chère Isabelle, pour venir répondre à ta lettre, ce que j'aurais dû faire plus tôt, n'est-ce pas ? mais je suis bien sûre que tu trouves que j'ai eu raison d'écrire à Mathilde[1] qui attendait une réponse depuis si longtemps ; de cette manière tu as eu de mes nouvelles et les petites bêtises et histoires ; à toi maintenant la vraie causerie sérieuse et d'amies. Ta lettre m'a fait un vrai grand plaisir d'abord parce que je suis bien contente de voir que tu m'écris volontiers et que tu me racontes ce que tu penses, ensuite ma petite Isabelle ça a été un vrai bonheur pour moi de m'apercevoir combien tu as des pensées sérieuses, pensées qui sont tout à fait miennes, qui ne me quittent pas et qu'on est tout heureux de sentir partagées. Ah oui, comme tu le dis bien, comme il est étonnant que l'on ne pense pas plus à ce but de la vie, but vers lequel chacun de nous marche et dont si peu s'inquiètent. Tout le monde songe à bien vivre mais quels sont ceux qui songent à bien mourir ; ceux-là je trouve reçoivent une bénédiction de Dieu et pour ma part c'est une grâce que je lui demande chaque jour que d'avoir sans cesse présent à la mémoire ce moment où il faudra paraître là-haut, où il faudra venir dire au Seigneur : vous m'avez donné de longues années et voilà ce que j'en ai fait ; les grâces que vous m'avez accordées, c'est ainsi que je les ai reconnues ; les commandements que vous m'aviez laissés vous savez comment je les ai suivis. Quel terrible compte mon Dieu ! et si la grâce et la miséricorde divines ne venaient à notre aide, que deviendrions-nous ? Je t'avouerai que dans ma maladie, et à deux reprises je me suis crue bien près de m'en aller, c'était peu fondé à ce qu'il paraît, mais je t'avoue que ces deux moments-là m'ont été une grande leçon et j'espère ne pas les oublier. Que je me suis trouvée peu de chose et combien ma vie me semblait peu remplie, pourtant, figure-toi que je n'éprouvais pas de frayeur à l'idée de quitter le monde et il me semblait qu'il y avait là-haut quelque chose de magnifique, pourtant j'ai bien prié pour demander encore des années de vie et j'ai demandé aussi des épreuves et la grâce de les bien supporter afin de paraître les mains pleines au tribunal de la justice et ce que je ne cessais de dire tout en souffrant c'était : Seigneur, seigneur, accordez-moi de faire quelque chose pour vous, je ne suis pas encore digne de mourir, je n'ai pas encore assez souffert. Ce que je te dis là ma chère amie c'est une vraie confidence : car ce sont bien mes pensées les plus intimes et que je n'ai dites à personne si ce n'est à Eugénie[2] mais tout ce que tu viens de m'écrire se rapporte si bien à ces dernières impressions sous lesquelles je suis encore que j'ai cru te faire plaisir en t'en faisant part mais pour toi seule. Ne trouves-tu pas aussi que l'on se fait du bien moralement en se communiquant les bonnes pensées que l'on peut avoir. Comme le dit notre bon curé[3] marchons donc courageusement à travers la vie, faisons tout ce que nous pouvons et ayons confiance car c'est là seul ce qui peut nous soutenir.
Ton bon père[4] et toi, ma chère Isabelle vous êtes mille fois aimables en parlant déjà d'une excursion à la Côte mais nous parlerons de tout cela quand vous viendrez et en tous cas d'ici aux vacances il y a du temps et si toutefois nous nous rendons à votre affectueuse invitation ce ne serait, je le crois, que vers ce temps. A maman[5] de discuter les choses mais en attendant nous vous envoyons nos bien sincères remerciements.
L'article de ma santé est toujours à peu près le même ; je vais bien mais il ne me faut ni fatigues, ni émotions, ni le moindre petit excès < > la fièvre, cela tient je crois à ce que j'ai été très affaiblie par toutes ces indispositions successives ; dans quelques jours je me paierai une bouteille d'eau de Pulna[6] pour me purger de fond en comble afin d'en finir avec tous ces bêtes de malaises ; la semaine dernière j'ai eu mal à l’œil, un compère Loriot qui me gênait beaucoup.
Dimanche j'ai, non pas dîné car j'avais la fièvre et n'ai rien mangé, mais j'ai assisté au dîner chez bon-papa[7], il n'y avait personne que nous ; pas le moindre cousin, si ce n'est le soir le cousin Alfred Say ; ils sont devenus rares les chers cousins, il y a une éternité que je n'en ai vu (de jeunes).
Je vais t'annoncer un mariage dont on parle maintenant, c'est celui d'Isabelle Dunoyer[8] que tu as vue plusieurs fois au jardin ; elle épouse un veuf de 47 ans, sans enfants, qui a une belle place à Bordeaux où Is. va aller. Tu peux, je pense en parler dans la famille, peut-être même le savez-vous. Je crois qu'il n'y aura rien que la cérémonie à l'église. Dimanche j'ai reçu une invitation pour quatre mercredis chez M. de Sacy[9] à l'Institut ; on s'y amuse beaucoup et mes amies[10] y vont mais pst ! nous <brûlons> aussi les Lundis chez notre cousin le général Perrodon[11] à l'arsenal mais je n'y pense que pour me réjouir de ce que je ne peux y aller cet hiver. Il y aura, dit-on, deux soirées, l'une chez mon amie Cécile, Mme de Sacy[12], l'autre chez sa grand'mère Mme Brongniart[13] rue Cuvier, tu sais, mes amies y vont encore ; voilà les seules réunions que je regrette. Eugénie et Aglaé ont aussi un grand bal de Mardi en huit chez leur cousine Mme Paul Target[14] qui est aussi cousine des Alfred Quesnel[15] je ne sais si Mlle Cécile (je crois) viendra à Paris pour la chose.
As-tu encore des nouvelles de ce pauvre M. Peter L.[16] donne-m'en n'est-ce pas ?
J'admire cet aimable M <xx> qui s'en va déchirant à belles dents toutes vos pauvres dames et demoiselles Havraises ; quelle mouche l'a donc piqué ; que c'est agréable de penser qu'on est arrangé ainsi par ces messieurs ; moi, au moins cet hiver, je serai tranquille de ce côté et on ne critiquera pas ma tenue dans le monde.
Tu es fâchée contre moi n'est-ce pas de ce que ce griffonnage ne t'est pas encore arrivé pourtant il n'y a pas de ma faute, je te l'assure et je pense bien, bien souvent à toi, plus que jamais puisque en outre de l'ordinaire je travaille pour toi et comment ne pas me figurer alors la tête qui est destinée à surmonter ce col et comment ne pas penser aux paroles qui sortent de cette bouche et comment ne pas finir par se persuader que je suis pour de bon auprès de ma chère petite cousine.
Samedi
Ne te fâche pas, ne te fâche pas, la voilà cette lettre et voilà les mille excuses de l'auteur qui promet de ne plus être aussi longtemps silencieuse à l'avenir, puisque ces causeries paraissent décidément faire plaisir, ce qui la flatte et lui est fort agréable. Hier, je n'ai pu mettre ceci à la poste puisque j'ai entrepris de faire un chapeau à une de mes cousines ce qui m'a donné du mal et m'a pris du temps. Je te le répète et je t'en prie crois le bien, chère Isabelle, ce n'est pas la moindre négligence qui a causé mon long retard et si je ne suis pas venue te donner des preuves de mon amitié tu n'en es pas moins presque toujours avec moi, je te l'affirme ; je t'en prie n'est-ce pas ne m'en garde pas rancune et ne me rends pas la monnaie de ma pièce.
J'ai reçu ce matin la lettre de Mathilde, l'as-tu lue ? comme elle est gentille et affectueuse, elle m'a fait bien grand plaisir dis-le lui et remercie l'en avec un bon baiser de ma part. Je vois avec plaisir qu'il souffle un bon vent à la Côte un vent qui porte à écrire ceux même qui n'aiment pas cela.
Toi qui croyais d'avoir à m'envoyer une lettre tous les quinze jours, tu es assez gentille maintenant pour prendre ta plume chaque semaine ce qui me va joliment. Mathilde qui déteste les épîtres d'habitude, me répond au bout de deux jours ; Emile[17] écrit hier à mon oncle[18], ce qui je crois lui était à peine arrivé depuis qu'il était revenu. Que de miracles et d'agréables transformations.
Voilà bien un vrai barbouillage, mais je t'ai écrit le soir sur mes genoux et dans ce moment Léon[19] lit à haute voix ce qui n'est pas des plus commodes. Je te dirai que nos soirées sont fort agréables maintenant, papa[20] et Léon font une fois du Latin, une fois de l'Allemand et une fois de la littérature française ce qui m'amuse beaucoup. Nous nous tenons dans ma chambre depuis ma dernière maladie et nous y sommes fort bien. Mon tapis est rouge, mais il est fort joli ; viens vite le voir et tu retrouveras je l'espère ma petite chambre aussi gentille et aussi propice aux bonnes conversations.
Au revoir ma bien chère Isabelle aime toujours ta vieille Crol, pardonne-lui et envoie-lui bien vite ton pardon ; elle t'envoie mille tendresses et de bons baisers avec maints remerciements pour ta bonne dernière lettre
Ton amie Crol
X O V
A propos des journaux, je partage tout à fait ton opinion et suis bien d'avis qu'il y a beaucoup de choses < >
J'espère que voilà un griffonnage assez considérable et assez intime pour me faire absoudre.
Notes
- ↑ Louise Mathilde Pochet, cousine d’Isabelle Latham.
- ↑ Eugénie Desnoyers, amie intime de Caroline.
- ↑ Jean Charles Moreau, curé de Saint-Médard.
- ↑ Charles Latham a perdu sa femme, Pauline Elise Delaroche, en 1852.
- ↑ Félicité Duméril.
- ↑ L’eau minérale puisée à Pulna en Bohême, qui contient sulfates et magnésie, est largement exportée ; elle est utilisée dans les affections intestinales.
- ↑ André Marie Constant Duméril, qui vit au Jardin des Plantes.
- ↑ Le 10 février 1858, Isabelle Dunoyer, âgée de 26 ans, épouse François Albert Degrange Touzin.
- ↑ Samuel Ustazade Silvestre de Sacy (1801-1879) a été élu membre de l’Académie française le 18 mai 1854.
- ↑ Eugénie et Aglaé Desnoyers.
- ↑ Emile Perrodon (1794-1872) est général de division. Il est alors veuf : son épouse, Zoé Dumont de Sainte-Croix, est décédée de phtisie en 1849.
- ↑ Cécile Audouin a épousé en 1857 Alfred Silvestre de Sacy.
- ↑ La grand-mère de Cécile Audouin est Cécile Coquebert de Montbret (1782-1862) veuve d’Alexandre Brongniart.
- ↑ Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target, est une cousine des Quesnel.
- ↑ Alfred Prosper Quesnel, négociant et armateur au Havre et son épouse Marie Sophie Delaunay ont sept enfants dont Marie Julie Cécile (1838-1907).
- ↑ Possiblement Peter Latham (1789-1875), médecin à St. Bartholomew's Hospital (Londres).
- ↑ Emile Pochet, frère de Mathilde.
- ↑ Auguste Duméril.
- ↑ Léon Duméril, frère de Caroline.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
Notice bibliographique
D’après l’original
Annexe
Mademoiselle Latham
Seine Inférieure
Havre
Pour citer cette page
« Jeudi 21 et samedi 23 janvier 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_21_et_samedi_23_janvier_1858&oldid=58361 (accédée le 14 octobre 2024).
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