Vendredi 7 et samedi 8 juillet 1871
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Montmorency) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
7 Juillet 71 Vendredi soir
Mon cher Ami,
Je t'ai griffonné quelques lignes si précipitamment à Paris[2] que je ne veux pas me coucher sans venir te rendre compte de mes faits et gestes, d'autant plus qu'il y a du bon et qui te fera plaisir comme à moi, c'est le résultat de ma visite à M. Gosselin[3]. Cette visite me coûtait un peu et à ma grosse Marie[4] aussi ; tante Aglaé[5] a été assez gentille pour nous accompagner, de sorte que nous avons été fort bien reçues et que notre consultation n'a rien eu d'ennuyeux. Il a bien examiné la grosseur de la cuisse et a dit positivement « que ce n'était rien, qu'il ne fallait rien y faire ; y toucher le moins possible ; c'est-à-dire la maman seulement tous les 6 mois pour s'assurer que ça n'est pas changé ; que cela ne tient pas au tempérament et que je pouvais dire au papa[6] qu'elle serait tout de même une belle fille et une bonne mère de famille, qu'on avait dû me dire que c'était une exostose. Et quant à dire d'où cela vient il m'a répondu en riant, après m'avoir demandé son âge, qu'il peut y avoir 14 ou 15 ans qu'elle en a le germe ! que nous ne l'avions pas vu et que la petite sœur[7], et le petit frère, s'il y en a un, pourrait aussi en avoir ! » Tu vois, mon Chéri, que nous devons nous trouver heureux, car je craignais un peu qu'il n'y eut un petit appareil ou autre à poser.
Tu dis que tu es content que nous n'ayons pas été là lors de l'incendie[8] à cause de l'émotion que nous aurions eue, eh bien ! pour mon compte je regrette de n'avoir pas été à côté de toi pour partager tes anxiétés ; et me réjouir, avec toi, puisque les choses n'ont pas pris les proportions que nous pouvions craindre. Remercions Dieu.
En arrivant ce soir, j'ai eu le bonheur de trouver ta bonne lettre écrite Mardi soir, tu me fais un bien grand plaisir en m'écrivant ainsi toutes choses et je te suis bien reconnaissante de ces longues soirées que tu passes la plume à la main à causer avec nous.
Je suis un peu fatiguée, maman[9] et mes fillettes[10] dorment je vais en faire autant à demain le récit de nos faits et gestes.
Un bon gros bec de ta Nie.
Samedi 1h
Tes petites filles ont passé leur matinée à écrire à leur cher bon père, ce qui ne m'empêchera pas de reprendre la plume, car je suis trop heureuse en lisant tes chères bonnes lettres pour que je ne pense pas que de ton côté mes griffonnages te font quelque plaisir à recevoir. Au moment où nous descendons déjeuner on m'a remis ta lettre du 6, je ne me plains plus du service, les nouvelles sont bonnes et assez récentes pour tranquilliser les cœurs qui s'agitent vite.
La petite garnison de maman, 6 hommes et six chevaux, est assez sage, et ne donne pas de préoccupation ; comme tu dis, on s'habitue aux choses désagréables, tout comme aux autres, et on devient moins difficiles. On ne nourrit pas les hommes et quant aux chevaux, maman a dû ce matin rappeler à l'ordre pour que les maîtres prussiens ne les laissent pas courir dans le potager de la grande maison, voilà tout.
Nous sommes donc parties Jeudi à 10h pour Paris, maman était assez souffrante, mais elle voulait aller ; nous étions attendues chez Constance[11], et puis notre but était une visite que nous voulions faire à la dernière demeure de notre pauvre Julien[12]. Six mois qu'il n'est plus possible à ceux qui l'aiment de l'embrasser. Notre bonne mère a été bien courageuse et résignée ; c'est Alfred[13] et moi qui l'avons accompagnée dans ce triste pèlerinage hier matin entre 10h et 11h. Notre pauvre père[14] ne s'est pas senti la force de venir, il préfère aller seul. Tu comprends ce que le cœur souffrait de conduire une pauvre mère aux pieds de cette petite croix noire, et de la voir s'agenouiller sur cette terre qui recouvre ses plus chères affections... mais tout cela c'est passé doucement et religieusement, le matin nous étions allées toutes deux à l'Église à l'intention de ce cher enfant, cela donne de la force ; et maman, oublieuse d'elle-même, ne cessait de s'adresser à Alfred pour le remercier de ce qu'il avait fait pour qu’il lui arranger cette petite place ; et depuis à nous tous, toi compris, pour répéter combien elle est heureuse de l'affection dont nous l'entourons, qu'on est si bon pour elle, &. Pauvre mère, comment pourrait-il en être autrement ?
Pour moi il était aussi un autre anniversaire que je n'ai pas oublié. 9 ans que Dieu a appelé Caroline[15] à Lui. Enfin ce sont de chères âmes qui doivent veiller sur nous, et nous servir d'exemple dans l'accomplissement du devoir, nous les retrouverons un jour.
Comme je commençais à te l'écrire hier, notre après-midi du Jeudi a été consacrée aux membres de la famille présents à la capitale. Ma tante Target[16] est bien courbée, elle est partie hier pour Brousseval passer quelques jours, puis elle se dirigera sur Mirecourt et ira faire une saison à Bourbonne. Son intention est de venir jusqu'à Thann, je lui ai bien répété qu'elle nous ferait beaucoup de plaisir à tous deux. Victorine[17] est tout occupée de politique, elle voit souvent les princes d'Orléans[18], mais pour le moment, tout le monde est pour la république avec la direction Thiers. Le jeune Ernest Duvergier[19] a été nommé à une grande majorité dans son département et sa sœur reconnaît qu'il a du talent pour parler dans les réunions, lui seul s'est occupé de son élection. Chacun m'a beaucoup parlé de toi, on m'a chargée de mille choses à ton adresse et on voudrait bien te voir lorsque tu viendras nous chercher, on voulait me faire promettre que je préviendrais Victorine du jour de ton arrivée, afin que Paul[20] pût prendre un Dimanche pour venir te voir à Montmorency. Je n'ai rien promis.
Pendant que maman se reposait chez Constance j'ai été faire visite à Mme Clavery[21] et au retour j'ai pu attraper une voiture ce qui a permis que maman rentre au Jardin sans fatigue, c'était l'important. De même hier, j'ai eu quatre heures de voiture, il faisait extrêmement chaud et je pense être approuvée de toi car de la sorte maman, Aglaé et les fillettes n'ont pas eu trop de fatigue et les choses se sont faites encore comme nous le désirions. Maman est rentrée avec Cécile[22] à 4h à Montmorency, et a pu voir à ses ouvriers, avant notre retour qui a été par le train de 6h. Au chemin de fer j'ai rencontré Mme Baudrillart (Félicité de Sacy[23]) il y avait une dizaine d'années que nous ne nous étions revues et nous avons eu du plaisir et de l'émotion à nous retrouver ; les questions politiques étaient complètement étrangères pour nous ; nous avions assez d'évènements des familles à nous communiquer ; tous ses frères et sœurs[24] sont mariés, elle a quatre enfants[25] assez délicats ; Presque tous les Sacy sont sans place maintenant et je pense qu'ils seront quelque temps avant d'en retrouver aussi, ils se tiennent tranquilles et sont retirés à Montlignon[26] à la campagne.
Voilà mes fillettes bien heureuses, elles lavent les habits de leurs poupées ; elles ont de bonnes petites mines ; je regrette que tu ne puisses en jouir, mon cher Charles, car chacun me fait compliment sur leur bon petit air et tu serais heureux de le constater par toi-même. Chacun leur parle aimablement et on sent en elles le reflet de ce bon vouloir qu'elles inspirent. Ce serait pour toi une douce jouissance que je ne tarderai pas à te rendre. En attendant maman est encore venue me charger de te remercier de lui laisser ton trio[27], elle t'embrasse cette bonne mère bien tendrement.
Voudras-tu faire toutes nos amitiés à Morschwiller[28], je n'ai pu voir personne des Duméril à ce voyage, je tâcherai d'écrire prochainement à bonne-maman[29]. Aglaé avait vu Mme Auguste[30] qui va bien et reste encore à < >
Edgar[31] est allé Mercredi chez M. Edwards[32], le domestique lui a dit que nous devions venir le lendemain, il a dit qu'il tâcherait de revenir, mais nous ne l'avons pas revu, Aglaé et Alphonse[33] étaient sortis lors de sa visite.
La question des cartes du dépôt de la guerre a besoin d'avoir ta décision pour qu'on puisse acheter, car les prix sont plus élevés que nous ne pensions. Papa a été chez le libraire et pour avoir les 10 départements que tu désires (ce qui te ferait tout l'Est de la France puisque tu as déjà l'Alsace) pap ce serait une dépense d'environ 205 F. Papa a fait le relevé du nombre de feuilles que cela demande 41 ; il pourrait les avoir à 4 F non collées, et 5 F collées sur toile ce qui est indispensable. Ces feuilles seraient de l'édition tenue au courrant, chemins de fer, canaux &. Quant à la carte entière vers laquelle je penchais d'abord pour l'avoir de l'édition actuelle ce serait une dépense d'environ 1 200 F ; il y a 250 feuilles de paru (en tout il y aura 265 feuilles). Chaque feuille non collée coûte (par faveur) 4 F demie feuille 2 F, de collage 2 F par feuille ; voilà comment on arrive aux 1 200 F.
Quant à rencontrer une édition d'occasion cela <monterait> bien à 500 F et au-dessus pour compléter et les feuilles seraient en partie de l'ancienne édition sans chemin de fer. R.S.V.P.
Adieu, Mon Chéri, je n'en finis pas et ne cesse de griffonner. Je t'embrasse bien fort comme tu sais que je t'aime, ne te fatigue pas trop car je vois que tu as bien à faire pour toi et pour les choses publiques. J'espère que tu pourras te débarrasser d'une partie de ces dernières. Ta petite femme
EM
De bonnes amitiés de ton trio et de tout leur entourage.
EM
Notes
- ↑ Lettre sur papier deuil.
- ↑ Voir la lettre du 7 juillet.
- ↑ Le docteur Léon Gosselin.
- ↑ Marie Mertzdorff.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Charles Mertzdorff.
- ↑ Emilie Mertzdorff.
- ↑ Voir la lettre du 3 juillet.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff (« Tes petites filles »).
- ↑ Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Jules Desnoyers.
- ↑ Caroline Duméril, première épouse de Charles Mertzdorff.
- ↑ Eléonore Pauline Lebret du Désert, veuve de Louis Ange Guy Target.
- ↑ Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target.
- ↑ Les monarchistes sont divisés entre légitimistes (derrière le comte de Chambord) et orléanistes (partisans de Philippe d'Orléans, frère aîné de Robert d’Orléans).
- ↑ Ernest Duvergier de Hauranne, frère de Victorine, élu député du Cher.
- ↑ Paul Louis Target.
- ↑ Amica Le Roy de Lisa, veuve d’Amédée Clavery.
- ↑ Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
- ↑ Félicité Silvestre de Sacy, épouse d’Henri Baudrillart.
- ↑ Alfred Silvestre de Sacy époux de Cécile Audouin ; Ustazade II Silvestre de Sacy, époux de Camille Vinit ; Antoinette Silvestre de Sacy, épouse de Paul Audouin ; Jules Silvestre de Sacy, époux de Clotilde Vienet ; Céline Silvestre de Sacy.
- ↑ Alfred, Henriette, André et Marthe Baudrillart.
- ↑ Maison des Silvestre de Sacy à Eaubonne en forêt de Montmorency.
- ↑ Eugénie Desnoyers, Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Morschwiller, où vivent Louis Daniel Constant et Félicité Duméril.
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Eugénie Duméril, veuve d’Auguste Duméril.
- ↑ Edgar Zaepffel.
- ↑ Henri Milne-Edwards.
- ↑ Aglaé Desnoyers et son époux Alphonse Milne-Edwards.
Notice bibliographique
D’après l’original
Annexe
Monsieur Ch. Mertzdorff
Haut-Rhin
Pour citer cette page
« Vendredi 7 et samedi 8 juillet 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Montmorency) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_7_et_samedi_8_juillet_1871&oldid=54301 (accédée le 21 novembre 2024).
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