Mercredi 10 et jeudi 11 août 1870 (A)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

original de la lettre 1870-08-10 A pages1-4.jpg original de la lettre 1870-08-10 A pages2-3.jpg


Paris 10 Août

Mercredi 10 h 1/2 du soir

Mon cher Charles,

Comment la journée s'est-elle passée ? Où en es-tu ? Que fais-tu ?...

Et voilà bien des questions que je m'adresse souvent dans le cours de la journée et pendant la nuit. Puis je me reporte vers Julien[1] et sur toute notre brave armée. Que de douleurs, que de souffrances.

D'après ta dernière lettre reçue, tu dois être forcé de fermer la fabrique incessamment et Morschwiller aussi. La banque de France a fait revenir tous ses fonds à Paris, et toutes ses banques sont fermées à l'Est ; nous le tenons d'Albert de Lisa[2] et de M. Soleil qui écrit à sa femme[3] que la banque de Chaumont est fermée et qu'il part dans la garde nationale pour Langres.

D'après la loi votée aujourd'hui à la chambre Léon[4] fait partie de la garde mobile puisqu'on prend tous les hommes (jusqu'à 35 ans) non mariés et veufs sans enfant. Pauvre bonne-maman Duméril[5] que je la plains encore, et toi comment vas-tu faire ? Et pour ta paie des ouvriers de Samedi à quoi vas-tu arriver ? Mme Dollfus[6] que j'ai été voir aujourd'hui me disait qu'une maison de Mulhouse avait déjà envoyé un homme de confiance chercher de l'argent à la banque de Paris. Est-ce que le préfet[7] ne met pas des armes à la disposition des maires pour armer ceux qui restent aux villages de la frontière, comme chez nous, pour se joindre aux pompiers et défendre au besoin ?

Ici on montre du patriotisme, de l'élan ; aujourd'hui on est plus remonté et on espère encore.

Une bonne lettre de Julien reçue à 2 h nous a fait bien plaisir, le cher garçon montre de l'énergie, il dit que l'esprit du camp[8] est excellent, et qu'on compte sur une victoire et que toute la France marchera plutôt que de se laisser vaincre. Il est tout entier dans sa lettre si reconnaissant de nos lettres, remerciant tant tout le monde... on ne peut se défendre d'idées tristes, nous reviendra-t-il ?... Que Dieu le protège.

Aujourd'hui pas de dépêches intéressantes, un nouveau ministère[9] qui ne contentera pas tout le monde ; mais au moins l'assemblée a songé à notre armée et c'est d'un bon effet. Se disputer pendant que nos hommes se font tuer pour défendre la patrie : c'est honteux.

A Paris on a déjà beaucoup de peine à changer les billets, il faut aller à la banque et on peut faire queue la journée.

J'ai suivi le programme que je t'ai donné ce matin, les enfants[10] sont restées avec Cécile[11] chez Adèle[12] et moi avec maman[13] nous sommes allées chez Mme Buffet[14] que nous n'avons pas trouvée, elle est toute occupée au Palais de l'Industrie, des secours aux blessés. Ses enfants[15] sont dans les Vosges depuis 10 jours. C'est préoccupant. Nous sommes allées chez Mme Clavery[16] et chez Mme Dollfus qui a été charmante, elle était à Dieppe avec sa fille aînée[17], mais était trop préoccupée et Mme Dollfus est rentrée à Paris. Elle croit que son fils[18] va partir avant de tirer. C'est une femme de grande énergie, elle ne se plaint pas et trouve qu'on doit tout faire et ne pas se désespérer. Attendons le résultat de la 1ere bataille. Mon Dieu, protégez la France.

Bonsoir Ami bien aimé. Sois tranquille je ne quitterai pas mes fillettes et si on devait craindre pour Paris, je partirais avec maman pour Launay

ta Nie

Jeudi 1 h

Rien de nouveau encore. Toujours même anxiété. Chacun se met à la disposition de la ville de Paris. Le corps franc de travailleurs pris dans l'Instruction publique parmi ceux qui ne sont pas appelés s'organise. On a répondu du ministère et demain ou Samedi au plus tard M. Edwards[19] et Alfred[20] commanderont leur petite brigade d'environ 120 hommes. D'après les plans du génie Alfred fera exécuter un fort en terre probablement. Aglaé[21] s'occupe de l'habillement, blouse, képi &&

M. Edwards me disait que si tu n'avais pas une réponse favorable du docteur Hirtz de Strasbourg, il se chargerait bien de t'envoyer un carabin ou autre de la faculté de Paris, ainsi écris-moi à ce sujet. Arrives-tu à organiser ton ambulance. Les blessés sont déjà bien nombreux on les expédie au loin Paris, Nancy & Notre tour viendra. Aucun journal ne fait mention d'un nouveau passage du Rhin. Cela ne dit rien. C'est désolant de sentir son inertie dans des moments comme ceux-ci. Tu ne dois savoir où donner de la tête. Emilie[22] doit être bien <  >

1 h 1/2 On m'apporte des deux dernières lettres de Lundi soir, Mardi soir et en voici encore une d'oncle Georges[23] d’hier. Merci pour vos bonnes lettres et pour tout ce qu'elles contiennent. Soyez tranquille, nous partirons de suite par la gare de l'Ouest si nous devions encore avoir un revers sérieux, mais on dit que si nous devions avoir l'ennemi jusqu'ici, les maisons isolées seraient encore plus en danger que ceux dans la capitale, mais ne te tourmente pas pour nous, nous allons tous bien et nous ferons avec prudence. Je t'écris tous les jours, je ne comprends pas ce qui arrête les courriers venant de Paris. Ici je reçois exactement tes lettres et ça m'est une grande consolation dans mon anxiété de savoir toute la vérité.

Bon courage cher Ami, que Dieu t'aide dans ta tâche et te donne la force de supporter tous le poids de ces tristes moments.

Je t'embrasse de tout cœur. Papa[24] et maman en font autant. Julien a dû t'écrire nous avons de bonnes nouvelles datées de Lundi soir.

Pauvre Kestner. les Jaeglé[25] font bien de venir à la maison. Mets à leur disposition tout ce dont ils peuvent avoir besoin.


Notes

  1. Julien Desnoyers.
  2. Probablement Albert Le Roy de Lisa.
  3. Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil.
  4. Léon Duméril.
  5. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril et mère de Léon.
  6. Probablement Noémie Martin, veuve de Frédéric Dollfus.
  7. M. Salles.
  8. Lecamp de Châlons.
  9. Le ministère Ollivier, en place depuis le 2 janvier 1870 est remplacé le 10 août par le ministère Palikao.
  10. Marie et Emilie Mertzdorff.
  11. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  12. Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil.
  13. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  14. Marie Pauline Louise Target, épouse de Louis Joseph Buffet.
  15. Pierre, André, Paul, Jean, Marthe (et Jacques ?) Buffet.
  16. Amica Le Roy de Lisa, veuve d’Amédée Clavery.
  17. Alice Dollfus.
  18. Gustave Dollfus, né en1850.
  19. Henri Milne-Edwards.
  20. Alfred Desnoyers.
  21. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  22. Possiblement Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  23. Georges Heuchel.
  24. Jules Desnoyers.
  25. Frédéric Eugène Jaeglé, son épouse Marie Caroline Roth et leurs enfants Georges et Julie Frédérique s’installent dans la maison de feue Marie Anne Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 10 et jeudi 11 août 1870 (A). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_10_et_jeudi_11_ao%C3%BBt_1870_(A)&oldid=42563 (accédée le 19 avril 2024).

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