Mercredi 10 et jeudi 11 août 1870 (B)
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)
Mercredi 10 h soir
Ma chère Nie ma journée d'hui est courte. Dès 6 h en route pourMorschwiller où j'ai trouvé tout mon monde en bonne santé & assez résigné. Bonne-maman[1] n'a pas bonne mine, mais ne se plaint pas, elle va toujours. J'ai quitté ces bons parents avec Léon[2] à 10 ½ h pourMulhouse laissant ma voiture qui devait m'attendre à Lutterbach pour le retour. dîné à l'auberge.
A Mulhouse consternation personne n'a le sol & cependant l'on devrait payer une 100 de mille ouvriers. La banque[3] ne donne même plus d'argent contre ses propres billets. Comme tout le monde je suis rentré sans argent, ne sachant absolument pas comment faire la paie, Berger[4] de même.
L'on me cite des personnes qui le matin ont échangé 50 rouleaux or contre des billets & qui le soir n'ont plus pu avoir une pièce de 20 F. Tout l'argent que tout le monde verse journellement dans ce grand coffre a été expédié à Besançon. C'était prudent, mais au moins devrait-on rendre peu à peu pour les besoins.
Je ne sais réellement pas comme cela se passera & je ne serais nullement étonné que ce bon vox populi nous prenne pour des alliés aux Prussiens. Un seul mot & le feu est aux poudres[5]. Si Samedi je n'ai pas trouvé, j'annonce à mon monde que je vais en chercher à Paris. Et tu peux bien me voir arriver Lundi matin pour repartir le soir. L'on fait du papier monnaie de 5, 10 & 20 F que l'on donne à l'ouvrier qui le remet au Marchand, qui lui, vient le présenter à la caisse & reçoit contre du Papier sur Paris. Mais je suis persuadé que cela ne sera pas reçu longtemps. L'ouvrier est tellement irritable & ne veut pas comprendre. C'est positivement l'ennemi irréconciliable de son patron.
Le calme & résignation règnent à Mulhouse, sous cette irritation contre la banque & la tête. Le Sénateur de Heeckeren[6] a été à la bourse, mais il a dû quitter, il ne pouvait plus tenir.
Que de désastres, faute d'une direction capable. Que la nation se soulève toute entière ; mais n'aille pas se confier à des incapacités toutes pourries. Il s'agit de faire maison nette pour monter un nouveau ménage. Il faut qu'on sente toute son incapacité pour avoir appelé Changarnier en conseil après lui avoir refusé un fusil. Quelle confiance le soldat peut-il encore avoir.
L'on dit que les Allemands ménagent bien le pays conquis, pas l'ombre de désordres, à Haguenau l'on a fait ouvrir toutes les boutiques le Prussien achète & paie. La discipline est sévère. Dans les ménagements trop grands, n'y aurait-il pas une arrière pensée, de nous prussifier. La banque aidant ??
Ici nous ne pouvons rien, tout est ouvert, rien derrière nous. Nous ne pouvons qu'attendre ce que l'on fera de nous.
Aujourd'hui nous arrivent les 1ersjournaux de Paris & le courrier. J'ai trouvé ta bonne lettre de Mardi ce soir en rentrant, mais j'avais déjà de vos nouvelles par Mme Auguste[7] qui nous donne de tristes nouvelles de son mari. La consultation[8] a constaté une aggravation considérable du mal.
Je n'ai pas de nouvelles des Zaepffel[9]. Hier j'ai reçu linge etc. de Wattwiller à conserver chez moi. Personne ne voulait prendre la responsabilité. La mienne est déjà si grande que rien ne peut l'aggraver. C'est toujours plus en sûreté ici que là-bas abandonné de tous.
J'aurais voulu avoir un peu de farine en provision pour le village ; mais pas d'argent pas de Suisse.
Les fabriques continuent à travailler, nous ici arrêtés Lundi & Mardi, avons repris le travail & j'envoie une voiture à Mulhouse.
Hier sont rentrés au village 5 jeunes mobiles de Belfort qu'on a renvoyé comme soutiens de famille, fils aînés de veuves. De même à Mulhouse plusieurs voitures remplies de jeunes gens sont rentrées à Mulhouse, l'on se demande pourquoi. Et puis l'on appelle tous les hommes de 20 à 30 ans. Léon[10] y est & [Charrier] & Vollmer, ici presque tous aussi... Partout il y a encore des soldats & sur la frontière nous avons 1 h. à opposer à 5 & 10 Allemands. où donc sont nos 5 à 600 mille hommes ?
Barbé est à Bâle reconduire sa sœur[11], qui ne vivait plus de frayeur. Il devrait m'encaisser 10 mille F. A Thann nous avions près de 5 000 F à encaisser dans 15 maisons, plus personne ne paie. Melcher[12] a rapporté 50 F. C'est réellement désolant !
L'on continue à affirmer que les Paraf de Thann ont suspendu leurs paiements. Le ménage Paraf que tu connais est absent depuis 3 mois. Je crois qu'ils ne reviendront plus.
Il y a trop de choses à la fois, je ne saurais être à tout. ma préoccupation principale c'est l'argent.
Ta dernière lettre était de Jeudi, Paramé, & celle hier maintenant. Il y en a donc encore en route ? Tu comprends que j'étais impatient d'en recevoir.
Je ne sais pas comment Jaeglé[13] est campé dans le salon d'Émilie[14]. Nous venons seulement recevoir avis d'expédition des lits de fer de Paris. Je n'ai pas encore eu un moment pour m'occuper du reste. Mon oncle[15] est couché depuis Lundi, l'on me dit qu'il va un peu mieux mais il ne s'est pas levé aujourd'hui.
2 h. Je croyais ma lettre partie, la retrouve. Melcher est déjà [à] Thann pour la Poste. Ce sera pour demain.
Charles Wallenburger organise un atelier de 20 couturières, le monde ne nous manque pas pour l'organisation de notre petit hôpital.
L'on va faire 50 draps. pour 20 lits & le reste. cela fini je laisserai les femmes faire des chemises.
Au reçu d'une dépêche de MulhouseJaeglé est parti pour aller chercher de l'argent. l'on dit que la banque en distribue un peu aux industriels. Nous saurons ce soir ce qui en est. Quoi qu'il arrive j'ai prié mon banquier de Paris[16] de me dépêcher s'il a mon argent prêt. & j'irai. mais ne m'arrêterai que le temps de vous embrasser & rentrer ne pouvant pas déserter mon poste bien bien difficile.
Lorsque je pense qu'il n'y a que 8 [ ] croyable il me semble des années. C'est ce qui s'appelle vivre vite.
Jeudi 10 h. Jaeglé est rentré de Mulhouse avec de l'argent. la banque a distribué [1 million] aux industriels pour les ouvriers.
Barbé me télégraphie qu'il rentre aussi avec ce que j'attendais. Je suis donc en mesure ; seulement c'est tout en grosses pièces de 5 F argent & ne sais pas trop où placer cela. C'est gênant & cependant ne puis pas laisser dans ma caisse, car c'est la première chose à inventorier par des pillards. Comme les André n'ont pas les facilités que j'ai je ne vois pas trop comment ils feront.
Henriet m'a prié de passer à la mairie il était embarrassé de savoir comment fêter le 15 Août. Ma réponse a été courte. & fort approuvée par tous les maires [présents].
Voici ce qui se dit. Mac Mahon a manqué de munitions, c'est un fait ; il aurait tenu plus longtemps, mais il ne pouvait que cela. Voici pourquoi. 3 millions de Cartouches sont attendues à Belfort. Le 1er wagon arrivant, l'on n'a pas d'ordres, puis l'on s'imagine qu'il faille pour plus de régularité attendre le dernier qui a mis un peu de temps à venir. En attendant tout est resté en gare. Mac Mahon ne pense pas avant le départ de s'informer s'il a des munitions. à Belfort l'on ne se doute pas que [ ] se battre. On a soigneusement garé les cartouches. Il y a 2 jours tout [ ] convoi de bateaux canonnières a été vu gare à Mulhouse qui est ouverte au point qu'il y a plus ni douaniers à la frontière ni gendarmes en ville. 10 hommes & un caporal peuvent venir les prendre pour à l'occasion s'en servir sur la Seine. Frossard & son oubli de s'assurer s'il y a un homme dans les bois. etc. etc. L'on ne finit pas de lire toutes les âneries de nos grands hommes.
Autre fait digne de ne pas être perdu pour l'histoire. L'on rassemble les conscrits de cette année. Ils vont à Colmar. Nous croyons qu'on les instruit dans l'art de tenir un fusil, etc. Erreur ils restent 2 à 3 jours & le Général les renvoie paternellement à la maison parce qu'il ne sait pas comment les faire arriver à leurs régiments. Comme en temps de paix chaque homme a sa destination l'un pour tel l'autre tel autre régiment & armée, le général se trouve dans l'embarras. Ceci est un fait. Ici la classe de 70 est rentrée dans ses foyers. L'on dirait que depuis le 1er au dernier tout le monde a perdu la tête. C'est un second Sadowa[17]. l'armée ennemie passe les vosges à Saverne & à St Avon et …
Ici la colère est extrême & l'espoir nul. à Mulhouse se trouve le Général Douai[18], frère de celui qui s'est fait tuer à Wissembourg. le 7 il reçoit une Dépêche de Mac Mahon qui lui demande 20 mille hommes & 20 mille à Belfort. il avait en tout 7 mille hommes, il s'est replié sur Belfort en pleurant comme un enfant. L'on avait oublié que la division se trouvait à Lyon. Elle se concentre maintenant dit-on.
Aujourd'hui qu'on s'est un peu rendu compte, l'on comprend l'insuccès & cette terrible défaite. Sur le Champ de Bataille de Wœrth[19] il y a 4 français pour un prussien. 4 jeunes gens de Mulhouse sont sur place comme membres de la Société de secours aux blessés.
Les 8 & 9 la panique a été terrible, tout le monde se sauvait, les uns en Suisse les autres dans les Vosges. au point que maintenant les paysans arrêtent les fuyards & les font rebrousser chemin.
Tout cela, l'on ne sait pas trop d'après quel bruit ; car dans le duché de Bade la peur n'était pas moins grande ils se cachaient dans leur forêt noire par milliers. Ceci n'a rien d'extraordinaire. Mais l'on m'assure que la panique a gagné le Général qui faisait sauter le Viaduc à Dannemarie, il est miné, sans l'intervention du procureur impérial, il coupait ainsi Lyon, Belfort de Strasbourg. Comprenez si vous pouvez.
La guerre absorbe tous les esprits ici, nous serons les premiers à faire les honneurs de chez nous. Pardonne-moi chérie & mes longues tirades & mes colères rentrées mitigées ;
Je continue à rassurer, ce soir le maire d'Aspach était ici ; j'ai tâché de le remonter.
tout à toi chérie
ton Charles
[ ]
personne ne m'a parlé ; mais je crois remarquer que nos chers habitants ne sont pas contents de ma retraite. Si je m'en allais en ce moment ce serait une déroute complète ici. L'on me montre grande confiance & se groupe autour de moi.
Henriet a fait la paix avec ses anciens ennemis qui dit-il sont fort aimables & restent en permanence à ses côtés. Il est aussi enchanté de sa résolution surtout depuis qu'il sait que je me retire de même.
quoiqu'il soit 11 h je n'ai pas de nouvelles des Zaepffel je vais écrire un petit mot. l'on dit que Préfet[20] a perdu la boule. c'est fait pour cela.
Henriet m'assure que Dimanche le Curé de Thann[21] a fait le plus violent sermon contre les fabricants parce qu'ils sont protestants & qu'ils exploitent le pauvre peuple.
Kestner est toujours en danger il va moins bien aujourd'hui qu'hier. J'étais la prendre de ses nouvelles.
Notes
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Probablement l’antenne mulhousienne des banquiers bâlois Oswald.
- ↑ Louis Berger.
- ↑ Charles Mertzdorff écrit : « poutres ».
- ↑ Georges Charles Anthès de Heeckeren (1812-1895) ; il est surtout connu pour avoir tué en duel le poète russe Pouchkine en 1837.
- ↑ Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril, à Paris.
- ↑ Le docteur Lecointe a appelé le docteur Barth en consultation.
- ↑ Émilie Mertzdorff et son époux Edgar Zaepffel.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Clarisse Barbé, sœur de Victor Barbé, épouse de Gabriel Meissonnier.
- ↑ Melchior Neeff, concierge chez les Mertzdorff.
- ↑ Frédéric Eugène Jaeglé.
- ↑ Émilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel ; la famille Jaeglé s’installe dans la maison de feue Anne Marie Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.
- ↑ Georges Heuchel.
- ↑ Étienne Offroy, banquier parisien de Charles Mertzdorff.
- ↑ Sadowa (1866), victoire des Prussiens sur les Autrichiens en Bohême orientale, qui aboutit à la formation de la Confédération de l’Allemagne du Nord.
- ↑ Général Abel Douay (1809-1870), frère de Félix Douai (1816-1879), également général de division.
- ↑ La bataille de Wœrth-Frœschwiller (dite aussi de Reichshoffen), le 6 août 1870, oppose cent trente mille hommes côté prussien à trois fois moins côté français ; l’armée française est défaite malgré l’héroïsme des tirailleurs algériens et des cuirassiers. Le sacrifice de la cavalerie est largement utilisé ensuite par la propagande.
- ↑ M. Salles.
- ↑ Jean Baptiste Grienenberger, curé de Thann depuis 1847.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Mercredi 10 et jeudi 11 août 1870 (B). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_10_et_jeudi_11_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=60805 (accédée le 22 décembre 2024).
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