Mardi 9 et mercredi 10 août 1870 (D)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

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Paris

Mardi soir 10 h

Mon cher Charles,

Maman[1] ne me permet pas de rester à lire les journaux, comme j'en avais l'intention, eh bien je vais lui obéir, mais avant d'aller faire dodo je dirai un petit bonsoir à mon cher mari. Peut-être m'écris-tu en ce moment ?

Je ne sais si le chemin de fer fait encore son service, je t'écris tous les jours ; ta dernière lettre reçue Lundi à 5 h du soir était de Samedi soir.

La journée a été anxieuse à Paris, non pas par les nouvelles de la guerre, on n'a eu aucune dépêche du théâtre des hostilités, mais à cause des bruits qu'on répandait au sujet de la séance de la chambre et surtout du manque de sympathie pour l'autorité[2]. C'est abominable dans un moment où la patrie est en danger de vouloir profiter pour exciter les esprits, aussi les rouges sont satisfaits. Mais je crois qu'il n'y aura rien ce soir ; nous avons parcouru cette après-midi avec Aglaé[3] et les fillettes[4], en voiture découverte, les quais, la rue de Rivoli, traversé le boulevard, nous allions voir Victorine[5], et il n'y avait pas le moindre trouble, ni rassemblement, je suis descendue à la Mairie du Louvre pour lire les affiches, quelques personnes, mais beaucoup de calme, il faut se méfier des porteurs de nouvelles, c'est cela qui fait du mal à l'esprit de la population. J'attendrai d'avoir revu Alphonse[6] pour te rendre compte de la séance.

Comme je te l'écrivais ce matin M. Edwards[7] propose au ministre[8] d'organiser un corps franc composé des garçons de bureau, frotteurs, jardiniers && du Jardin, des lycées & pour travailler aux fortifications de Paris, Alfred[9] a été avec M. Edwards trouver le général et se propose aussi pour diriger ce corps (en donnant son titre d'ingénieur) ou tout autre pour organiser la place de Paris. Tu vois que chacun s'occupe ici. Mais on trouve qu'on est mieux à Paris qu'aux environs ou que dans des maisons isolées si on venait à avoir des craintes sérieuses.

Nos petites filles sont bien mignonnes, bien calmes, bien gentilles, désireuses de bien faire, bien câlines avec moi. Marie a placé ton portrait sur le devant de la pendule de ma chambre de sorte que je t'ai sous les yeux, cela fait toujours plaisir de voir ce qu'on aime le plus.

Bonsoir, cher Ami, dors bien malgré nos grandes préoccupations et que Dieu nous garde les uns aux autres.

Que de souffrances déjà !

Eugénie M.

Mercredi midi

On m'apporte ta bonne et longue lettre, je suis heureuse de lire ton écriture. Les détails que tu me donnes, malheureusement sont ceux que j'attendais. Le sauve-qui-peut de Mulhouse était inévitable. Dieu fasse qu'il n'y ait pas de nouveaux désastres ! Merci, merci pour tout ce que tu me dis, sois tranquille pour nous, nous ne ferons pas d'imprudence, mais jusqu'à nouvel ordre nous restons à Paris. S'il devait y avoir encore des défaites j'insisterais pour aller à Launay, mais le plus tard possible car ces messieurs et Aglaé restant à Paris, tu comprends qu'il est difficile que je m'en aille seule avec maman et les fillettes s'il n'y a pas nécessité.

Nous sommes très bien installées dans l'appartement du Jardin ; les santés sont bonnes, et maman et les autres ont de l'énergie morale. Nous achetons une pièce d'étoffe pour faire des chemises pour les blessés. Ce matin j'ai été savoir le résultat de la consultation pour M. Auguste[10], lui m'en a rendu compte en paraissant remonté, mais sa femme[11] en me reconduisant m'a dit que les médecins[12] lui ont dit qu'il n'y avait pas de guérison possible, mais que le danger n'était pas immédiat. C'est le foie qui a pris un trop grand développement et qui en appuyant sur les artères empêche la circulation, l'enflure augmente. Mais il a l'air bien heureux de se retrouver avec ses enfants[13].

Tiens je croyais être à ma dernière page et serrais les lignes. Nos chères bonnes petites filles sont déjà allées dans la ménagerie avec l'oncle Alphonse pendant que j'étais chez l'oncle Auguste ; nous avons déjeuné avec Alfred, il est bien prudent, et sois tranquille, ne s'engagera à rien avec les Festugière[14], ce n'est pas le moment. Elles vont aller avec Aglaé chez sœur Marie, puis Cécile[15] les mènera chez les petits cousins Soleil, pendant que j'irai chez Mme Buffet[16] avec maman. Tu vois qu'à Paris, malgré les grandes émotions, on va à ses petites affaires. Nous n'avons plus de ministère[17], je ne te rendrai pas compte de la séance de la chambre, les journaux te l'ont donnée avec détails. C'est désolant. Mais ma lettre n'est pas pour parler politique, je veux seulement qu'elle te porte mes tendresses, les amitiés de papa[18], maman, les frères[19] et tes petites filles

Je t'embrasse de tout cœur

ta petite femme

Eugénie M.

Je ne te parle pas des élections municipales. Tu fais bien de donner ta démission, puisqu'ils n'ont pas voulu faire entrer celui que tu leur as demandé.


Notes

  1. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  2. Motion de défiance contre le ministère Ollivier.
  3. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  4. Marie et Emilie Mertzdorff.
  5. Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target.
  6. Alphonse Milne-Edwards.
  7. Henri Milne-Edwards, père d’Alphonse Alphonse.
  8. Le général Charles Dejean, qui assure l’intérim au ministère de la Guerre depuis le 20 juillet, Lebœuf étant parti aux armées.
  9. Alfred Desnoyers.
  10. Auguste Duméril.
  11. Eugénie Duméril.
  12. Les docteurs Lecointe et Barth.
  13. Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil, et ses trois enfants, Marie, Léon et Pierre, « les petits cousins Soleil ».
  14. A propos de la fonderie de Brousseval.
  15. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  16. Marie Pauline Louise Target, épouse de Louis Joseph Buffet.
  17. Le ministère Ollivier, en place depuis le 2 janvier 1870 est remplacé le 10 août par le ministère Palikao.
  18. Jules Desnoyers.
  19. Alfred et Julien Desnoyers.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 9 et mercredi 10 août 1870 (D). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_9_et_mercredi_10_ao%C3%BBt_1870_(D)&oldid=58806 (accédée le 22 décembre 2024).

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