Samedi 6 décembre 1834

De Une correspondance familiale


Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à Charles Lucien Bonaparte (Rome)


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[© Muséum national d’histoire naturelle (Ms 2600, pièce 1047)]


Cote vingt trois sept cent quatre vingt quatorzième pièce

1047

Paris le 6 Xbre 1834.

Rue du faubourg Poissonnière n°3

Monsieur,

J’ai reçu avec reconnaissance les trois feuilles de votre Faune Italienne[1] et vos deux lettres en date du 11 et du 13 novembre. J’y aurais répondu plus tôt si j’avais pu me procurer plus tôt les renseignements que vous désiriez. Malheureusement je suis bien à regret dans l’impossibilité de lever la plupart des difficultés que vous me présentez.

D’abord quant au mémoire de M. Dugès[2] sur la couleuvre de Montpellier, j’avais espéré pouvoir vous l’envoyer au moins en épreuve car j’ai appris de M. Audouin qu’il était à l’impression pour les annales d’histoire naturelle et il m’avait promis de me faire remettre les feuilles. Je lui en reparlerai demain et aussitôt que je les aurai je vous les ferai tenir sous bande puisque c’est un moyen si commode et si peu dispendieux. J’ai fait transcrire sur le petit papier ci-joint[3] le rapport que j’ai lu à l’Académie sur ce travail et dont vous avez lu un extrait dans un journal quotidien. Quand vous recevrez le mémoire entier vous y trouverez l’indication des erreurs que M. Dugès avoue avoir lui-même commises dans la nomenclature.

Les détails que vous me demandez sur les dents des ophidiens auraient exigé de moi de longues et trop pénibles recherches sur un sujet que je n’ai pas assez étudié surtout dans un moment où je suis tout occupé de la rédaction de mon travail sur les sauriens, en même temps que de l’Impression qui se fait de mon second volume[4]. Vous savez trop bien vous-même, Monsieur, par la scrupuleuse attention que vous apportez à tous vos travaux, combien sont minutieuses les investigations que l’on dirige sur des objets tout nouveaux. Il faut au moins disposer de trois à quatre heures consécutives pour faire le choix des bocaux qui doivent être ouverts pour se livrer à la nature des observations que vous me demandez sur la comparaison des dents dans les divers individus de chacune des espèces.

Certainement la longueur proportionnelle et respective des dents des serpents, leurs sillons, cannelures et perforations, leurs situations diverses, leur mobilité peuvent offrir de très bons caractères. C’est un aperçu important qu’il serait important de suivre dans ses détails ; mais il n’y a pas encore de travail très complet sur ce sujet. Vous savez, comme moi, que M. Duvernoy est le seul qui ait cherché à obtenir de l’étude de cette structure, des caractères pour faire distinguer les serpents venimeux. Ses deux mémoires sur ce sujet ont été insérés dans les tomes XXVI et XXX des annales d’histoire naturelle. Je ne connais pas moi-même le travail d’Alessandrini[5] dont vous me parlez mais je ferai en sorte de me le procurer. Je vous remercie d’avoir bien voulu me l’indiquer.

Permettez-moi de vous présenter à ce sujet quelques réflexions qui m’ont été suggérées par l’étude des dents chez les Sauriens. J’ai tout lieu de penser que leur examen minutieux, comme l’a fait Wagler[6], ne peut mener à aucun résultat important sur l’établissement des genres et par conséquent encore moins sur leur distribution en familles naturelles. Cependant notre illustre Cuvier l’avait tenté en isolant les espèces auxquelles il avait reconnu des dents sur le palais, de celles qui n’en ont pas de cette sorte. Je me suis assuré que d’après cette simple considération on serait amené à la plus grande perturbation de l’ordre naturel. En effet, physiologiquement parlant, les dents des Reptiles n’ont pas la même importance que celle des mammifères dont on s’était servi comme d’un précédent très avantageux puisqu’elles indiquent d’avance la conformation générale des organes du mouvement, les mœurs et les habitudes. Mais chez les Reptiles qui ont des dents et en particulier chez les Sauriens, le genre de nourriture est à peu près le même, les dents ne servent plus à mâcher elles sont toutes destinées à saisir, à blesser la proie, rarement à la couper et à la diviser.

Au reste, Monsieur, cette petite digression est bien loin de s’appliquer à vos recherches sur les dents fixes canaliculées et aux crochets mobiles à venin des espèces de serpents. Ces dents ont dans cet ordre une influence trop manifeste et trop en rapport avec l’organisation générale et tous les autres instruments de la vie qui sont tous en correspondance.

Je ne me suis pas encore assez occupé de la détermination des quatre cents espèces environ (je ne parle pas des individus, que renferme notre riche collection) pour vous éclairer sur les points de synonymie des deux espèces de couleuvres que vous nommez Girondiens et Scalaris qui vous a donné tant de peine à débrouiller. J’ai été moi-même Dans le temps où je m’étais spécialement occupé des espèces, il y a sept à huit ans, je me suis trouvé excessivement embarrassé et je vous l’avoue tout à fait découragé. Pour vous donne une solution, à laquelle je ne parviendrais peut-être pas, il me faudrait revoir et vérifier tout votre travail sur les pièces mêmes et, je vous l’avoue en vous priant de m’excuser, je suis pour le moment dans l’impossibilité de m’y livrer. Vous verrez par mon rapport sur le mémoire de M. Dugès pourquoi je ne suis pas entré dans la discussion des détails. Dans l’état actuel de nos connaissances erpétologiques, je pense que l’ophiologie est une des branches dont le développement a été le plus retardé, car quoique nous ne manquions pas d’ouvrages sur les serpents, il n’existe réellement pas de bonnes monographies, au moins pour des genres un peu nombreux. Ce qui augment surtout la difficulté pour l’étude de ces animaux c’est qu’ils forment un ordre trop naturel ; qu’ils se ressemblent trop entre eux ; que leurs couleurs, déjà variables, sont encore plus altérables par les liqueurs conservatrices et la dessiccation de sorte qu’il faut absolument avoir recours à l’étude de l’organisation intérieure pour y former solidement des genres qui jusqu’ici ont été, il faut l’avouer, créés de la manière la plus arbitraire.

Quant à la petite discussion qui s’est établie entre nous sur l’identité de la Testudo Caspica de Gmelin[7], avec la Clemmys Sigriz de Michahelles[8], nous ne nous fondons pas sur l’autorité des auteurs Anglais, puisque nous avons nous-même reconnu que sous le nom de Lutaria, ils confondaient l’Emys Rivolata et la Caspica. Voici de nouveau nos motifs : c’est que < > description de la Clemmyde d’Espagne, donnée par Michahelles, convient parfaitement à une Emyde de ce même pays, qui fait partie de la collection de notre musée et qui ne diffère en rien de la Testudo Caspica de Gmelin, envoyée de Russie par M. Ménétries[9]. Quoique la Clemmys Sigriz ne nous soit pas autrement connue, nous persistons à croire qu’elle est la même que la Caspica. Quoique l’Espagne et les bords de la mer Caspienne soient bien éloignés, ainsi que vous le faites remarquer, cette circonstance n’a rien qui nous étonne. Nous savons aujourd’hui que notre Tortue Moresque, espèce que l’on avait toujours confondue avec la Grecque se trouve en même temps sur les bords de la mer Caspienne et sur ceux de la Méditerranée ; que la Testudo Sulcata de Miller[10], que jusqu’à présent on avait reçu uniquement de l’Afrique, vient d’être rapportée de Patagonie par M. D’Orbigny[11]. Enfin que M. le Docteur Cocteau[12] l’un de nos auditeurs des plus instruits, qui s’occupe dans ce moment d’une monographie des Scincoïdes, a reconnu que les deux espèces d’Ablepharis, celle de Kitaibel[13] et celle de Péron[14], ont été trouvées en Grèce et à la nouvelle Hollande[15] ! ce qui nous a paru hors de doute par l’examen le plus attentif.

Je ne vous parle pas encore ici, Monsieur, des ouvrages que vous avez la bonté de m’envoyer. Je n’en ai pas encore entendu parler, mais nous les avons à la Bibliothèque du Musée d’histoire naturelle, ils proviennent de celle de Cuvier.

Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de l’entier dévouement et de la haute considération de votre serviteur

C. Duméril


Notes

  1. Charles Lucien Bonaparte publie la Faune italienne entre 1833 et 1841.
  2. Antoine Louis Dugès.
  3. Ce petit papier ne se trouve pas avec la lettre.
  4. André Marie Constant Duméril publie en 1834 le premier des dix volumes de son Erpétologie générale ou Histoire naturelle complète des reptiles. Le deuxième volume est en cours d’impression.
  5. Antonio Alessandrini.
  6. Johann Georg Wagler.
  7. Johann Friedrich Gmelin.
  8. Karl Michahelles.
  9. Edouard Ménétries.
  10. John Frederick Miller.
  11. Alcide d’Orbigny.
  12. Jean Théodore Cocteau.
  13. Pal Kitaibel.
  14. François Péron.
  15. L’Australie.

Notice bibliographique

D’après l’original au Muséum national d’histoire naturelle (Ms 2600, pièce 1047)

Annexe

Monsieur Ch. Bonaparte

Prince de Musignano

Rome

Italie

Pour citer cette page

« Samedi 6 décembre 1834. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à Charles Lucien Bonaparte (Rome) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_6_d%C3%A9cembre_1834&oldid=35633 (accédée le 19 mars 2024).

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