Dimanche 14 septembre 1834
Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à Charles Lucien Bonaparte (Rome)
[© Muséum national d’histoire naturelle de paris (Ms 2600, pièce 1046)]
Cote vingt trois sept cent quatre vingt quinzième pièce
1046
Muséum d’Histoire Naturelle[1]
Paris le 14 7bre 1834.
Monsieur,
J’ai été très flatté de recevoir la lettre que vous m’avez adressée puisque vous voulez bien y témoigner quelque estime pour mes travaux en Histoire naturelle. J’attache d’autant plus de prix à votre suffrage et à vos expressions obligeantes qu’elles viennent d’un juge dont je reconnais la compétence. C’est donc autant pour vous remercier de l’honorable correspondance que vous avez bien voulu commencer à établir entre nous et qui peut m’être si utile, que pour répondre à votre confiance que je vous écris aujourd’hui ; désirant vous donner toutes les explications que vous me demandez et profiter de nouveau de vos lumières.
Votre nom, auquel se rattachent tant de gloire et de mémorables souvenirs s’était trop honorablement inscrit dans la science pour que j’aie volontairement négligé de profiter du résultat de vos études sur les Reptiles, sans vous en rendre hommage. Malheureusement je ne connaissais que quelques parties de vos travaux zoologiques et je ne les croyais pas aussi importants en Erpétologie. Votre essai de classification des animaux vertébrés et les différentes espèces de Reptiles que vous aviez décrits dans l’Iconographie de votre Faune Italienne[2] auraient été cités à l’occasion de quelques-uns des ordres sur lesquels vos observations ont été dirigées. J’avais vu annoncée l’analyse que vous aviez faite d’une portion de l’ouvrage de Cuvier[3] sur le règne animal ; mais j’ignorais qu’il se trouvât là un prodrome de la classification des Tortues et des observations curieuses dont je viens de prendre connaissance et dont heureusement je pourrai encore profiter, mon travail sur cette famille, quoique terminé et manuscrit, n’étant pas encore livré à l’impression[4]. Vos travaux y seront cités honorablement, comme ils doivent l’être, car ils sont importants et ils éclairent quelques points obscurs de l’histoire des espèces. Nous y consignerons également vos recherches sur les Reptiles de votre Faune Italienne dont nous possédons encore que six livraisons.
Je recevrai avec reconnaissance les petits ouvrages que vous m’annoncez. Je ne sais pas en quoi consiste le mémoire de M. Le Professeur < >. Quant à l’erreur sur Monsieur Say[5], je la dois à Cuvier qui l’a consignée dans le 3e volume du règne animal, j’avais aussi quelque raison de penser qu’il était d’origine Française que j’ai moi-même dans ma famille des personnes de ce même nom, entre autres le célèbre auteur de l’Économie politique[6].
Voici quelques-unes des explications que je puis vous donner en réponse aux questions que renferme votre lettre et sur lesquelles je serai bien aise d’avoir moi-même votre opinion. Comme j’ai sous les yeux un grand nombre d’espèces et d’individus qu’il m’est facile de comparer j’ai lieu de croire que cette circonstance me mettra à même de décider quelques points en litige encore parmi les naturalistes.
Nous croyons connaître parfaitement aujourd’hui l’Emys biguttata de Say[7] et c’est par erreur en effet que je l’ai citée, mais avec doute, à la page 429, 1er volume, comme une simple variété de la Cistude d’Amérique. C’est bien l’Emys Muhlenbergii de Schweigger[8], la Testudo Muhlenbergii de Schoepf[9], une Clemmys de Wagler[10] et l’une de vos Terrapènes. Cette Emyde de Muhlenberg[11] nous intéresse beaucoup car elle est pour ainsi dire, une espèce isolée parmi les Emydes. Elle n’a pas la forme déprimée de leur carapace, leur bouclier ne le cède pas pour l’épaisseur et le poids relatif au test de certaines Chersites ou tortues terrestres ; d’ailleurs leurs pattes n’ont pas les membranes interdigitales très développées. Cette conformation des pattes en particulier nous fait soupçonner qu’elle est beaucoup moins aquatique que les autres espèces avec lesquelles nous avons dû cependant la ranger. Si vous, Monsieur, qui l’avez observée vivante, vous pouviez nous donner quelques renseignements à cet égard, ainsi que sur quelques autres Emydes Américaines dont vous avez étudié les mœurs, vous donneriez un grand intérêt à notre ouvrage dans lequel nous aurions bien soin de nous aider de votre autorité.
Nous ne recevrions pas avec moins de plaisir un dessin ou même un individu, soit en communication, soit en échange de la Testudo Floridana de LeConte[12]. C’est de toutes les tortues de l’Amérique du nord, la seule que nous n’ayons pas encore vue parmi celles au moins qui ont été décrites par les auteurs.
Quant à la Testudo polyphemus comme nous la possédons dans tous les âges il nous serait difficile de la confondre avec la Tabulata dont elle est si différente à tant d’égards, comme M. Bell[13] au reste l’a reconnu lui-même dans ces derniers temps.
C’est à tort, selon nous, que Wagler a rapporté à la Testudo Caspica de Gmelin[14] (espèce dont tous les Erpétologistes, jusqu’à Michahelles[15], n’ont parlé que d’après ce voyageur Allemand) sa Clemmys Caspica. Celle-ci est une Emyde toute autre et particulière, c’est celle que nous désignerons sous le nom de Rivolata parce que M. Valenciennes[16] dans la partie zoologique de l’ouvrage sur la l’a ainsi désignée. La véritable Emys Caspica est l’Emys Sigriz de Michahelles ; nous nous sommes assurés de cette identité en comparant des individus venus d’Espagne et d’Alger auxquels la description de ce dernier auteur convenait en tous points. Nous les avons d’ailleurs comparés avec un autre individu que nous devons à M. Ménétries[17] qu’il avait recueilli au Caucase, ainsi que plusieurs autres Reptiles, dans un voyage entrepris par ordre de l’Empereur de Russie[18]. Nous sommes maintenant à peu près convaincus que l’Emys Caspica se trouve en Espagne et à Alger ; mais point en Grèce, où l’Emys Rivolata (qui est la Clemmys Caspica de Wagler) est au contraire extrêmement commune. Enfin sur ce sujet nous croyons encore qu’il faut rapporter à la véritable Emys Caspica celle que Schweigger a nommée Leprosa : ce serait de plus l’E. lutaria var. B. de Merrem[19], l’E. lutaria de Bell lequel dans l’un de ses derniers cahiers de la monographie des tortues aurait représenté sous ce dernier nom le jeune âge et l’âge adulte de l’Emys Caspica. D’ailleurs Michahelles dans l’Isis[20] de 1829, page 1295 a parfaitement reconnu ces différences spécifiques, malgré les difficultés que présente cette nomenclature car il nomme Sigriz l’Emys Caspica et il appelle E. Caspica celle que nous < > rivolata d’après M. Valenciennes.ée>
Sous le nom d’Emys vulgaris M. Gray[21], dans l’édition Anglaise du Règne animal, a décrit l’Emys Caspica et pour combler la mesure, tout en figurant l’Emys rivolata, il donne comme synonyme la Testudo Caspica de Gmelin, la Clemmys caspica de Wagler et l’Emys Sigriz de Michahelles.
C’est à M. Bibron, mon aide naturaliste, que je suis redevable de toutes ces recherches sur la synonymie, travail long difficile qui exige beaucoup de patience et de temps : il me serait difficile avec mes nombreuses et diverses occupations de me livrer à tous ces détails, voilà pourquoi il m’est échappé plusieurs des fautes que vous avez bien raison de relever mais je les corrigerai dans le second volume en traitant de la famille des Elodites. En particulier les Cinosternes et les Cistudes rentreront dans le premier groupe celui des Cryptodères qui comprendra alors sept genres dont voici dans un tableau que je vais copier les caractères ou plutôt les notes les plus évidentes et comparées.
Elodites cryptodères : tortues à tête épaisse rétractile entre les pattes, sous la carapace ; à cou flexible de haut en bas, à peau libre engainante ; yeux latéraux ; os du bassin non soudés au plastron.
- Cistude : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue courte, menton sans barbillon ; plastron mobile.
- Emyde : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue courte, menton sans barbillon ; plastron immobile.
- Tétraonyx : quatre ongles seulement à chaque patte antérieure et postérieure.
- Platysterne : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue longue, plastron largement soudé à la carapace.
- Emysaure : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue longue, plastron très étroit en croix transverse.
- Staurotype : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue courte, menton à barbillons ; plastron étroit, en croix.
- Cinosterne : quatre ongles derrière, cinq devant, à queue courte, menton à barbillons ; plastron large deux charnières[22].
C’est bien à moi, Monsieur, de vous demander excuse à mon tour pour la longueur de cette lettre ; mais j’ai cru pouvoir me laisser aller à ce plaisir par l’intérêt que vous avez bien voulu mettre à ce qui fait l’objet de nos études communes. Je ne puis cependant terminer sans vous réitérer mes remerciements bien sincères pour les utiles renseignements que vous avez bien voulu me transmettre. Je ferai en sorte de réparer mon oubli et je vous prie en m’excusant, de me considérer comme votre tout dévoué et reconnaissant serviteur.
C. Duméril
Notes
- ↑ En-tête imprimé.
- ↑ Charles Lucien Bonaparte publie la Faune italienne entre 1833 et 1841.
- ↑ Georges Cuvier a publié en 1817 Le Règne animal distribué d’après son organisation.
- ↑ André Marie Constant Duméril publie en 1834 le premier des dix volumes de son Erpétologie générale ou Histoire naturelle complète des reptiles.
- ↑ Thomas Say porte le même patronyme que la famille Say, alliée des Duméril.
- ↑ Jean Baptiste Say.
- ↑ Dans sa Monographie des tortues d’Amérique du Nord, Thomas Say présente l’Emys biguttata comme une espèce nouvelle bien que depuis longtemps la carapace en ait été décrite et représentée dans l’ouvrage de Johann David Schoepf d’après un dessin qui lui avait été envoyé de Pennsylvanie par Henry Muhlenberg.
- ↑ August Friedrich Schweigger.
- ↑ Johann David Schoepf.
- ↑ Johann Georg Wagler.
- ↑ Henry Muhlenberg.
- ↑ John Eatton Leconte.
- ↑ Thomas Bell.
- ↑ Johann Friedrich Gmelin.
- ↑ Karl Michahelles.
- ↑ Achille Valenciennes.
- ↑ Edouard Ménétries.
- ↑ Nicolas Ier de Russie (1796-1855).
- ↑ Blasius Merrem.
- ↑ Isis est une revue encyclopédique d’histoire naturelle créée par Lorenz von Oken (1779-1851) qui paraît à Leipzig de 1817 à 1848.
- ↑ John Edouard Gray.
- ↑ La mise en page de ce paragraphe a été modifiée dans la transcription, par souci de lisibilité. Voir la disposition originale sur le [similé] en annexe.
Notice bibliographique
D’après l’original au Muséum national d’histoire naturelle (Ms 2600, pièce 1046)
Annexe
Monsieur le Prince de Musignano
C. L Bonaparte
Italie
Pour citer cette page
« Dimanche 14 septembre 1834. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à Charles Lucien Bonaparte (Rome) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_14_septembre_1834&oldid=61507 (accédée le 2 décembre 2024).
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