Jeudi 31 janvier 1878

De Une correspondance familiale


Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1878-01-31 pages 1-4.jpg original de la lettre 1878-01-31 pages 2-3.jpg


Paris 31 Janvier 1878.

Comme je ne trouve personne pour écouter mes gémissements, je viens à toi, mon Père chéri, je suis sûre que tu pourras bien me donner un petit moment pour m’écouter et me plaindre au besoin. Et bien figure-toi que c’est aujourd’hui Jeudi, qu’il est près de neuf heures et que je n’ai pas commencé mon devoir de littérature qui devrait être fini à 11h !! Il me semble qu’à moins d’une intervention du ciel je ne le ferai jamais ; et la chimie et la géographie… heureusement que je ne les porte pas ces devoirs-là sans cela quelle réputation j’aurais ! Et le piano, le dessin !! Je ne sais en vérité plus ce que je fais ainsi ne t’étonne pas si je ne te l’écris pas. Il faut avouer aussi que j’ai eu une semaine exceptionnelle très amusante mais peu faite pour le travail. (Après avoir exposé mes fautes je passe à l’excuse) Samedi grand bal chez Mme Gaudry[1] ; Dimanche journée d’abrutissement passée en compagnie de J.B.[2] je ne fais rien et c’est à peine si je t’écris d’une manière inintelligible. Lundi toute l’après-midi à l’atelier[3] et chez Mme Roger[4] ; le sommeil me poursuit, je dessine comme une horreur, à côté de Mlle Gosselin[5] qui dort comme moi ; nous nous avouons notre paresse mais cela ne fait pas ressembler le pauvre Caligula[6].

Mardi des leçons toute la matinée ; l’après-midi superbes intentions de travail, bureau couvert de livres ; il vient beaucoup de visites je me laisse pincer au salon et j’y reste plus de 2h.
Le soir le dîner de famille bien réduit du reste (MmesTrézel[7], bonne-maman[8] et grand-tante[9], et Mme Brouardel[10]) ce n’était pas très gai mais il n’en a pas moins fallu passer toute sa soirée à tricoter au salon au lieu d’expédier quelques devoirs.

Mercredi enfin la pire journée de toutes. A 1h à la Sorbonne nous y grimpons en 7 minutes, cours très intéressants surtout la chimie[11] je sais maintenant faire du gaz d’éclairage. Puis à 3h1/2 nous allons faire des visites (moi seule avec tante[12]) en voiture à l’heure, aussi en avons-nous fait 5. Mme Fröhlich[13] ne recevait pas à cause de la mort récente de son frère[14]. Nous avons été aussi chez Mme Berger[15] tu sais si c’est loin.

Bref il était 6h1/2 quand nous sommes rentrées. Vite nous avons dîné puis nous nous sommes rhabil un peu habillées pour repartir dans le quartier d’où nous venions. Emilie[16] t’a sans doute dit que nous allions le soir chez tante Target[17] où nous étions réunis à son insu en [l’honneur.] Toute la famille y était ; Jacques Buffet a récité une longue le festin repas ridicule de Boileau tout entier habillé en petit seigneur Louis 14, il était à croquer sous sa perruque et avec ses petites moustaches. Mais ce qu’il y a eu de plus gentil cela a été une comédie jouée par les 2 petits Festugière, c’était le Savetier et le Financier. Paul était le petit Savetier et Georges sa petite femme ils y ont mis tant de ton et fait si bien leur geste que l’on croyait voir une miniature. Je me, et nous nous sommes tous extrêmement amusés mais cela nous a encore fait coucher tard. Tante Target paraissait très heureuse entourée comme cela de tous ses enfants[18] petits-enfants et arrière-petits-enfants. Elle m’a chargée de 1 000 choses pour toi. Aujourd’hui nouvelle journée de presse ; je t’ai dit la quantité prodigieuse de choses que j’avais à faire ; toute la journée nous serons au cours puis ce soir nous irons chez Mme Delisle[19] à la bibliothèque nationale ; c’est une soirée sérieuse (j’avais envie de mettre un autre mot dont la consonance est la même) des soirées comme celles qu’il y aura ici et tante préfère y aller aujourd’hui afin que je voie un peu comment cela se passe, nous y resterons une heure et nous irons avec nos robes grises ouvertes. Nous y retrouverons les nièces de cette dame les demoisellesFernet[20] qui sont très simples et très bonnes filles.

Demain ce sera un jour de repos. Puis Samedi nouveau bal chez Mme Gosselin[21] ; par exemple je voudrais qu’on n’y reste pas tard car oncle[22] et tante commencent à être fatigués quant à moi on me taquine beaucoup car on prétend que cela me donne une mine superbe de danser.
Dimanche on dormira encore puis Lundi le fameux dîner ici.

Ici mes prédictions d’avenir s’arrêtent cependant nous sommes déjà invitées pour le 16 Février chez Mme Bureau[23].
Que penses-tu de nous ? Tu vois que nous sommes des personnes terriblement mondaines et tu comprendras que je ne travaille guère. Mais j’ai d’autres remords encore.
Tante est accablée de choses à faire et à préparer pour Lundi et je ne l’aide en rien !! je ne fais que la gêner et la fatiguer.
Ton pâté annoncé est arrivé hier aussi je suis chargée par tante et oncle d’une foule de remerciements à ton adresse. Emilie a assisté au déballage et s’est énormément amusée parce qu’il y avait sur le dessus de la caisse un nœud tricolore voilé de crêpe qu’elle a donné à Cécile[24] laquelle a eu un attendrissement patriotique en présence du dit pâté. J’ai été longtemps avant de pouvoir comprendre la chose car Emilie riait tant en entrant dans ma chambre qu’elle ne pouvait pas parler.

Nous avons fait ta commission à Seppré[25] hier ; nous étions fort pressées au moment où tante fermait la portière de la voiture un Monsieur qui regardait les livres de l’étalage se retourne brusquement nous salue c’était M. Stackler[26] mais nous étions déjà loin avant d’avoir pu lui rien dire.
J’espère que la grippe de tante Marie[27] n’aura pas de suite. Tu es bien bon mon Père chéri de nous tenir aussi au courant de tout. Pardonne-moi cette sale lettre c’est plus mal écrit que des notes. Je ne sais même pas ce que je te dis.

Je t’embrasse de toutes mes forces comme je t’aime ainsi que bon-papa et bonne-maman[28].
ta fille pressée mais plus encore paresseuse,
Marie


Notes

  1. Isabelle Hittorff, épouse d’Albert Gaudry.
  2. Probablement Jeanne Brongniart.
  3. Atelier de Paul Flandrin.
  4. Pauline Roger, veuve de Louis Roger.
  5. Adrienne Gosselin.
  6. Caligula, empereur romain de 37 à 41.
  7. Auguste Maxence Lemire, veuve de Camille Alphonse Trézel.
  8. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  9. Grand-tante non identifiée.
  10. Probablement Elisabeth Coudray, veuve de Pierre Brouardel.
  11. Cours de chimie d’Alfred Riche.
  12. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  13. Eléonore Vasseur, veuve d’André Fröhlich.
  14. Plus probablement son père, Théophile (Charles) Vasseur (lettre du 25 janvier 1878).
  15. Julie André, épouse de Léonce Berger.
  16. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  17. Eléonore Pauline Lebret du Désert (1798-1888), veuve de Louis Ange Guy Target.
  18. Paul Louis Target, son épouse Victorine Duvergier de Hauranne et leurs 2 enfants Cécile Target, veuve de Georges Jean Festugière (mère de Paul et Georges Festugière) et Louis Target ; Marie Pauline Louise Target, son époux Louis Joseph Buffet et leurs 7 enfants (dont Jacques Buffet).
  19. Laure Burnouf, épouse de Léopold Delisle.
  20. Jeanne Pauline, Angélique Émilie Marguerite Victoire, Amélie Henriette Mathilde, Angélique Charlotte Claire et Eugénie Jeanne Marie Fernet.
  21. Marie Bussy, épouse de Léon Gosselin.
  22. Alphonse Milne-Edwards.
  23. Marie Decroix, épouse d’Édouard Bureau.
  24. Cécile Besançon, bonne des demoiselles Mertzdorff.
  25. M. J. J. Seppré, libraire et éditeur, 60 rue des Écoles.
  26. Henri Stackler.
  27. Marie Stackler, épouse de Léon Duméril.
  28. Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 31 janvier 1878. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_31_janvier_1878&oldid=42788 (accédée le 28 mars 2024).

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