Jeudi 25 janvier 1877
Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris le 25 Janvier 77.
[en marge, des horaires du train Paris-Mulhouse]
Mon cher Papa,
C’est encore moi qui viens aujourd’hui te faire ma petite visite ; je n’ai pas grand-chose à te dire car il n’y a pas bien longtemps que je t’ai écrit mais cela ne fait rien, cet petit mot ne t’en dira pas moins que nous allons tous à merveille, c’est je crois ce que tu aimes le mieux à apprendre. C’est aujourd’hui Jeudi aussi tu ne t’étonneras pas si c’est moi au lieu d’Émilie[1] qui t’écris ; tu sais que le matin du cours il y a un certain petit stock de devoirs en retard qu’on n’est pas fâché d’écouler, aussi je l’entends qui fait des problèmes, des additions && le moment de l’examen approche à grands pas, nos amies sont déjà inscrites aussi sont-elles bien agitées.
Elles sont tout à fait inscrites dans les 1ères et passeront je pense au commencement de Mars.
Hier matin nous avons eu Mme Foussé[2] puis je suis partie avec tante[3] chez le dentiste[4] qui trouve que ma fameuse dent va mieux mais pas encore assez bien pour la plomber de là nous avons été au Louvre acheter des manteaux blancs (sortie de bal) pour Émilie et pour moi ; cela nous a pris beaucoup de temps puis nous avons pris une voiture qui nous a menées chez Mme Hébert[5] à laquelle tante devait une visite et chez où nous ne sommes restées que 8 minutes montre en main car la petite nous attendait chez Mme Roger[6] où Cécile[7] l’avait conduite pour qu’elle copiât de la musique pour ses chœurs ; nous avons quitté notre fiacre et avons été rue Bonaparte chez la couturière essayer nos robes ; elles vont très bien et seront je crois fort jolies, je t’en ai je crois il me semble déjà fait la description : jupons de velours noir avec dessus des tuniques en espèce de gaze fantaisie légère (cela a peut-être un nom, mais je ne le sais pas) elles seront montantes derrière mais ouvertes devant ; nous aurons tout cela Lundi soir et l’endosserons Mardi ; quel malheur que tu ne viennes pas avec nous, mon bon petit père chéri ! ce serait bien plus amusant : après tout j’aime mieux que tu ne voies pas mes pieds ; qui sait ? tu en rougirais peut-être ! Enfin nous sommes rentrées prendre notre leçon de deutsch[8] et comme d’habitude, Mme Pereira Lima[9] était arrivée avant nous. Elle a beaucoup parlé, elle a avec [ ihr lieber Brüderchen[10]] (il a quelque soixante ans) qui pour la première fois vient de voir Paris aussi est-il dans une admiration profonde. Sa sœur aurait bien envie de le garder plutôt que de le laisser repartir, mais la difficulté est grande car il ne sait pas un mot de français et certes je doute qu’à son âge il arrive jamais à le parler, ce est qu’elle voudrait, m’a-t-elle dit, c’est de lui trouver une position sur la frontière où l’allemand ne le gênerait pas et où elle pourrait plus facilement l’aller voir qu’au fond de la Poméranie, mais tu comprends que nous avons fait la sourde oreille. Cette pauvre femme est vraiment bien malheureuse, tu sais tous les chagrins que lui a causés sa fille[11] qu’elle aime tant ; maintenant cette Marie est à Zurich et sa mère est sans nouvelle d’elle et la croit dans une grande misère, aussi malgré sa position de fortune plus que modeste elle a fort envie d’y envoyer son frère quand il s’en ira en payant naturellement le voyage de Paris à Zurich car M. Pereira malgré son amour pour sa nièce avec son bon esprit allemand se garderait d’augmenter ainsi sa dépense ; toutefois si le voyage était par trop cher Mme Lima y renoncerait ; elle aurait bien aimé que nous lui donnions les des renseignements à ce sujet mais comme tu le penses bien nous ne sommes pas au courant des prix de voyages en 2de classe de Paris à Zurich, donc, si tu y penses, je te serais bien obligée de me l’écrire dans ta prochaine lettre car je pense que tu pourras le savoir sans peine et je suis sûre que Mme Lima t’en sera bien reconnaissante.
Tu ne doutes peut-être pas mon petit papa, que je t’ai quitté ce matin au commencement de ma seconde page et tu te demandes sans doute comment cette lettre a pu mettre tant de temps à t’arriver. Voilà ce que c’est :
Je mett m’étais à peine mise à écrire qu’onze heures sonnent vite vite s’habiller et partir, en galopant même, au cours. Nous y laissons Émilie et je vais avec tante faire dif diverses petites emplettes, puis à Saint-Sulpice où nous avions rendez-vous avec Mlle Magdelaine, notre maîtresse de beaux-arts. Nous y avons fait une promenade très intéressante puis nous sommes revenues rue du Bac où j’ai eu mes deux cours ; j’ai vu Pauline[12] et Marthe[13] cette dernière fort en retard de tous ses devoirs car elle sort énormément. Elle a eu je crois déjà 6 ou 7 soirées et cela n’a pas l’air de l’ennuyer. De là nous avons pris une voiture car nous avions déjà bien marché le matin et nous avons été à Vaugirard d’abord commander la coiffeuse et lui demander comment elle pourrait nous coiffer sans emprunter le secours des cheveux d’autrui (elle nous fera probablement des boucles) puis nous avons été chez Jeanne Pavet[14] qui est toujours aussi contente. Enfin après cette longue journée nous sommes rentrées, nous avons dîné, et nous voilà ; mais l’on parle déjà d’aller se coucher et je crois en effet qu’on en fera pas de vieux os.
Demain autre journée de plaisir. C’est la fête de Paulette[15] aussi Mathilde[16] a-t-elle demandé à tante de nous y conduire après le dîner où nous pour nous retrouverons avec Marie Flandrin et Henriette[17] ; tu comprends si nous nous réjouissons, nous devrons partir de très bonne heure comme nous ne resterons pas tard et comme oncle[18] va à la Sorbonne à une conférence du commandant Cameron[19], mais par malheur nous venons d’apprendre que M. Edwards[20] a invité un M. anglais à dîner enfin j’espère qu’on ne restera pas trop longtemps à table.
Mer Je t’ai annoncé Mardi que nous devions dîner Samedi chez les Bureau[21], mais oncle a juste ce jour-là un banquet à la société de géographie toujours en l’honneur du même commandant Cameron et il nous sera impossible de nous y rendre ; je n’en suis pas autrement fâchée.
Mercredi dernier nous nous sommes beaucoup amusées après le dîner ; ces Messieurs ont joué avec nous (pas M. Edwards bien entendu) et on faisait une question puis chacun y répondait par écrit en vers ou en prose suivant ses capacités et on lisait les réponses sans dire les noms bien entendu ; nous avons bien ri je t’assure surtout à une certaine phrase de M. Camille[22] : la question était : quelle est la plus promenade de Paris la plus agréable ? et il avait répondu : « C’est sans doute d’aller au Bon Marché et surtout de n’y rien acheter. » Tu comprends si nous avons ri car il taquine toujours sa femme[23] en disant qu’elle va au Bon Marché 3 ou 4 fois par semaine mais qu’elle n’achète jamais rien.
Mercredi prochain nous devons avoir Hortense[24] à dîner et à coucher. Mais j’oubliais de t’apprendre la nouvelle ; tu sais si on cherche toujours à nous amuser et à nous faire plaisir aussi à force de chercher on a découvert un petit coin de la bibliothèque fait exprès pour recevoir un piano ; bonne-maman Desnoyers[25] veut bien nous prêter le sien et tante, cette pauvre tante gentille va se remettre au piano et repasser ses polkas & de sorte que le Mercredi soir nous pourrons quelquefois avoir Hortense et Jeanne Brongniart et nous amuser énormément sans chiffonner ou déchirer nos toilettes et puisque nous n’en aurons pas (de précieuses au moins, ne crois pas que nous voulions nous vêtir comme de petits saint Jean). Mon Dieu que je suis donc loquace ce soir. Mon pauvre petit père je te plains bien je t’assure c’est pour les jours où je suis trop pressée. J’aurais bien encore d’autres choses à te dire que ne dit-on pas à son petit papa et surtout à un papa bon et gentil comme le nôtre que les bêtises n’ennuient pas et qui pardonne le style et peut-être aussi l’écriture ? (Oh ! décidément je vais m’appliquer) et qui ne voit pas les fautes d’orthographe et bien que l’année dernière M. Pitolet[26] à un de nos examens nous ait fait un long discours sur le soin qu’il fallait apporter à ses lettres, même à ses parents, je n’en aurai pas pour cela des remords affreux mais adieu mon papa chéri, je commence à être ridicule et j’ai peine que tu ne te fasses mal aux yeux en voulant lire tout de même. Je t’embrasse donc de toutes mes forces [ ] ta fille Mimi [Bébé].
Notes
- ↑ Émilie Mertzdorff, sœur de Marie (« la petite »).
- ↑ Céline Silvestre de Sacy, épouse de Frédéric Foussé, professeur d’anglais.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Ernest Pillette.
- ↑ Probablement Joséphine Lemaire, épouse d’Edmond Hébert.
- ↑ Pauline Roger, veuve de Louis Roger.
- ↑ Cécile Besançon, bonne des demoiselles Mertzdorff.
- ↑ Leçon d’allemand.
- ↑ Mme Lima, professeur d’allemand.
- ↑ « son cher frère » : M. Pereira ?
- ↑ Marie Lima ?
- ↑ Pauline Dupoirieux ?
- ↑ Marthe Tourasse ?
- ↑ Jeanne Pavet de Courteille, en pension chez les sœurs de Vaugirard.
- ↑ Paulette : Paule Arnould.
- ↑ Mathilde Silvestre de Sacy ?
- ↑ Henriette Baudrillart.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ La commandant Verney Lovett Cameron.
- ↑ Henri Milne-Edwards.
- ↑ Édouard Bureau et son épouse Marie Decroix.
- ↑ Antoine Camille Trézel.
- ↑ Louise Ida Martineau, épouse d’Antoine Camille Trézel.
- ↑ Hortense Duval.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Amédée Pitolet.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Jeudi 25 janvier 1877. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_25_janvier_1877&oldid=61646 (accédée le 21 novembre 2024).
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