1841-1843 - Journal intime d’Auguste Duméril pendant ses fiançailles (2e partie : 1842-1843)

De Une correspondance familiale

[A cause de contraintes techniques ce document doit être présenté en deux parties. Les fac-similés sont joints à la première partie du Journal (1841)]


Dimanche 2 Janvier 1842.

La veille, le lundi 27, nous avions dîné, Félicité, Constant et moi, chez Mme Louis Say, en compagnie de la famille Comte[1], d’Alfred Say, de trois membres de la famille Soulié, avec laquelle ma cousine est en relations. De ses fils présents à Paris, Adolphe seul manquait[2]. C’est un égoïste qui, ayant sans doute quelque autre chose plus de son goût, à faire, ce jour-là, a fait dire à sa mère, par un de ses frères, qu’il n’irait pas. Ce dîner qui était fort beau, a très bien réussi : Mme Say a fait à merveille les honneurs. C’était, je crois, surtout à cause de Gustave, que cette réunion a eu lieu : sa mère voudrait, à ce que nous pensons, le marier avec une des demoiselles Soulié.

Mercredi, j’ai reçu vers l’heure du dîner, un billet, pour aller voir, au Vaudeville, la première représentation d’une pièce, à laquelle a travaillé Rosier. Le dérivatif[3] : c’est un vaudeville très gai et assez amusant. L’auteur nommé est Arnould. La place que m’a procurée Demarquay était une stalle ; s’il peut, d’autres fois, me donner de semblables billets, j’irai volontiers aux premières représentations de Rosier, car c’est amusant, mais si je devais n’avoir que de mauvaises places, je préfèrerais de beaucoup ne pas me déranger, et me bien placer, pour mon argent, quand on joue de bonnes pièces.

Jeudi 30. Nous avons eu le soir Mme Louis Say et Laure, en manches courtes, qui nous a montré les plus jolis bras qui se puissent voir. Nous remarquons que cette jeune cousine, qui nonobstant ses 15 ans à peine, est, depuis deux ou trois ans, une vraie demoiselle, s’arrange beaucoup ; elle ne sera jamais jolie, mais elle est vraiment beaucoup mieux qu’on ne pouvait s’y attendre. Je ne sais si ma mère qui, l’autre jour, a dîné chez elle, m’avait placé entre elle et Laure, à l’idée que peut-être je serais un parti convenable pour sa fille. Mais en supposant que je me regardasse comme libre, jamais, il me semble, je ne pourrais songer à elle, par mille raisons inutiles à déduire ici, et puis, d’ailleurs, elle est bien trop jeune pour moi. Nous avons eu aussi M. et Mme Perrodon, Mme Biot et son fils, qui prend de plus en plus l’air vieillot, et Madame Rainbeaux.

Vendredi 31 Décembre 1841. Cette dernière journée de l’année a été passée pour moi, comme toutes les autres, au Laboratoire. M. Flourens est venu nous voir et a été satisfait de ce qui avait été fait pendant cette semaine, où il n’était pas venu une seule fois. Le soir j’ai conduit Alfred[4], qui était sorti du collège, dans la matinée au théâtre Comte[5], où il s’est amusé. C’est un petit théâtre assez approprié aux spectateurs qui le fréquentent. Ce sont des enfants qui jouent, mais il y en a de très grands, et qui ont 16, 18 et même 20 ans : il y a un acteur, entr’autres, un peu bossu, qui est âgé de 30 ans au moins. C’est lui qui sous le nom de Benjamin, assiste M. Comte dans ses séances de physiques. Il fait rire, mais il est mauvais acteur. C’est une singulière chose que de voir des jeunes filles prendre ainsi des manières apprêtées et qui leur ôtent presque tout leur naturel, pour les transformer en acteur plus ou moins mauvais ; c’est, en outre, je crois, une assez mauvaise école de mœurs.

Samedi 1er Janvier 1842. La journée s’est passée fort tranquillement, attendu qu’on avait fermé la porte aux visiteurs : on n’a reçu que les Ditandy. Félicité et Constant, et les leurs, sont venus, dans la journée, faire leurs visites, puis ils sont revenus dîner. Nous avions la famille Comte et Alfred Say. Maman a donné une très jolie robe à Pauline, qui a paru avoir du plaisir à recevoir ce cadeau ; mais qui ne l’a que très imparfaitement exprimé : c’est une singulière chose que cette froideur chez une jeune personne ; je suis persuadé qu’elle n’aimera jamais profondément. C’est sa mère qui leur a inculqué, à tous, ces principes de froideur. J’ai bien pensé hier à la manière triste dont a dû se passer à Lille le jour de l’an. Avec la froideur des rapports entre la famille de mon oncle et les diverses branches de la famille Cumont, on a dû rester éloignés les uns des autres : cette pauvre Eugénie, dont le cœur chaud a si grand besoin d’affection, a dû trouver bien triste cette journée. La famille Vasseur aura-t-elle fait quelques tentatives de rapprochement, mon oncle n’en n’aura-t-il pas été irrité, voilà ce que je voudrais savoir et que je n’oserai pas demander à Félicité, quand elle pourra savoir ces détails.

Dimanche 2, 1842. On a reçu dans la journée plusieurs visites. Je ne dois pas oublier de noter qu’il est arrivé hier du Havre une très bonne lettre de Mathilde[6] pour moi, dans laquelle, au milieu d’une énumération de tout ce qui peut me rendre heureux, elle me dit : « Tu as des cousines qui t’aiment affectueusement » Que veut dire cette barre placée au-dessous du mot cousines. Maman pense bien, comme moi, que Mathilde veut parler d’Eugénie. Elle aura sans doute parlé avec Elise d’une conversation que j’ai eu avec cette dernière, à mon dernier séjour au Havre, où, me parlant d’Eugénie, et me demandant si, par hasard, je l’aimais, je ne suis pas, je crois, assez déguisé, car pourquoi parler de choses semblables, l’impression qu’elle m’avait laissée, à son départ de Paris, après le mariage d’Auguste. Certainement, quand Mathilde viendra à Paris, ce printemps, elle me parlera d’Eugénie et je crois bien que maintenant, que je crois n’être pas seul à aimer, ce dont je n’étais pas sûr lors de ma conversation avec Elise, je me hasarderai à laisser connaître mes sentiments : elle a un si bon jugement et est si bonne amie, que ce sera pour moi un grand bonheur que de la voir approuver cet attachement. J’ai eu ce soir avec maman une conversation à ce sujet. Elle me disait que l’année dernière, avant le mariage d’Auguste, Félicité semblait toujours repousser toute idée de mariage entre Eugénie et moi, quand maman disait quelques mots y faisant allusion, qu’elle ne regardait pas son caractère comme propre à s’accommoder au mien, que c’était toujours Emilie[7] qu’elle regardait comme la femme qui me conviendrait. Maintenant, ajoutait maman, Félicité reconnaît que le caractère de sa sœur subit de très heureux changements : elle ne repousse plus, comme elle le faisait, les idées d’union entre sa sœur et moi, d’où maman pense que peut-être on pourrait conclure que celle-ci a laissé connaître à sa sœur ses sentiments pour moi. Enfin, Félicité ne répond jamais avec quelque étendue aux choses que maman peut lui dire, relativement à cela, parce que, peut-être bien, croit-elle, au cas même où sa sœur l’aurait faite sa confidente, laisser connaître la nature de ses confidences, moi ne m’étant pas déclaré, et puis, d’ailleurs, elle sent bien que je ne suis pas maintenant en position de me marier.

J’ai reçu ce matin une très bonne lettre d’Auguste, et quelques lignes tout à fait gracieuses d’Adine, qui me souhaite de trouver cette année une femme. Pense-t-elle avec Auguste que cette femme pourrait être Eugénie, mais je ne le crois pas. Je donnerais beaucoup, pour savoir ce qu’Auguste penserait de mon attachement pour sa sœur ; j’aime à me persuader qu’il le verrait avec plaisir. J’ai répondu aujourd’hui même à ma cousine et à mon cousin, avec qui j’ai tâché de ne pas être en reste d’amabilité.

Mardi 11 Janvier 1842

Les deux évènements importants dont j’ai à parler et qui sont arrivés cette semaine sont

1° La réception d’une lettre que m’a adressée mon oncle Delaroche[8], et l’arrivée à Paris de M. Lamarle. Cette lettre très affectueuse de mon oncle, contenait un mandat de 500 F, dont mon oncle me fait cadeau. Quoique pour les dépenses que j’ai à faire, mon traitement semble devoir être assez considérable, il me manque toujours un peu d’argent, aussi, cette belle étrenne m’a-t-elle fait très grand plaisir. J’ai été bien des fois déjà dans ma vie gâté ainsi par cet excellent oncle, qui me témoigne toujours beaucoup d’attachement. Je me suis empressé, le jour même, de lui répondre pour le remercier. Quant à l’arrivée de M. Lamarle, je ne la signale comme un évènement que parce que cet ami de la famille a raconté à Félicité que quoique Eugénie ne se plaignit point de sa santé, il l’avait trouvée un peu maigrie de ce qu’elle était à l’époque du mariage d’Auguste, et n’ayant pas très bonne mine. A quoi tient cela ? C’est peut-être de la présomption de ma part, mais il m’est tout de suite venu à l’esprit l’idée que cela tient peut-être à de la préoccupation morale, et le dirais-je, je me suis laissé aller à penser que c’est peut-être moi, qui suis cause, en partie, de cette préoccupation. Il est fort possible que ce soit à tort que je croie cela, mais en me rappelant qu’il en a été de même pour Félicité, lorsqu’elle était si vivement occupée de Constant, je n’ai pu me défendre de ce rapprochement. Si elle s’est attachée à moi, l’incertitude du résultat de cet attachement, l’éloignement où peut lui paraître rester encore un évènement qui y mettrait un sceau, tout cela, avec cette tête ardente et ce cœur chaud, peut bien être la cause de ce dérangement physique, qui peut très bien, il est vrai, être rapporté à la monotonie de sa vie retirée, et qui est si peu gaie, surtout depuis les tristes circonstances qui ont amené la rupture avec la famille Vasseur. En faisant un retour sur moi-même, je me dis que je dois m’estimer bien heureux, si c’est moi, qui suis cause de cet amaigrissement, et de ce changement dans la bonne mine de ma chère cousine. Mais hélas ! comment se terminera ce roman, dont le premier chapitre a jusqu’ici tant d’intérêt pour moi ? Puis-je me permettre d’espérer le dénouement qui me rendrait si heureux ?

Vendredi 21 Janvier 1842.

Le travail de ma thèse, mes occupations au laboratoire, un peu de mondanité, le soir, tout cela me prend tellement de temps, que j’en ai bien peu à consacrer à ce journal. Depuis le dernier jour où j’ai écrit, Félicité n’a pas reçu de lettres de Lille, et comme la dernière remonte au jour de l’an, elle se tourmente un peu de n’avoir pas de nouvelles. Il est un peu singulier, en effet, que personne dans sa famille ne se soit adressé à elle depuis ce moment-là. Il faut bien espérer qu’il n’est rien arrivé dans la famille. Pourvu qu’on n’ait pas irrité mon oncle par quelque tentative de rapprochement avec la famille Vasseur. Si Eugénie était ici dans ce moment, nous aurions beau jeu pour disserter sur les mariages qui se décident tout-à-coup, entre personnes qui, peu de temps auparavant, ne s’étaient jamais vues. Bibron qui, Dimanche dernier, à 8 heures du soir, n’avait jamais seulement aperçu Mlle Belloc, jeudi soir, c’est-à-dire 96 heures après cette première entrevue, a demandé et obtenu sa main. Mais comme tout semble parfaitement convenable dans cette union, il faut bien reconnaître que, de tous les mariages qui peuvent se faire ainsi, d’une manière subite, c’est un des plus riches, en probabilité de bonheur. Mlle Belloc a 30 ans, 18 000 F à elle, un joli talent de peintre, dit-on, qui lui rapporte 800 F et pourrait peut-être amener une somme plus forte ; Bibron gagne 3 000 F au Jardin, et à son école primaire, tout cela fait, quant à présent, un revenu de 4 500 F environ qui, avec le logement au Jardin, permettra, aux nouveaux mariés, quant à présent, de bien vivre. Je suis persuadé que Bibron rendra sa femme heureuse. Mais quelle chose singulière qu’une si grande promptitude, de part et d’autre, dans une décision de cette importance.

Un dîner lundi 17 chez M. Perrodon, lequel était fort bon, et qui s’est bien passé ; un dîner mercredi 19 chez Constant, avec Mme Say, Laure, Gustave, Constant, Louis et Achille, avec M. Étienne[9], en visite à Paris, lequel a parfaitement bien réussi ; une charmante soirée que j’ai été passer à l’Opéra Comique, où l’on jouait Richard Cœur de Lion[10], le samedi 15. Voilà les seuls évènements que j’ai à noter. Je ne dois pas oublier de consigner ici que c’est vers le 15 de ce mois, que Léon a commencé à marcher seul. Je note encore que j’ai répondu à Mathilde et que, pour répondre à la phrase de sa lettre, reçue le 1er Janvier, dont j’ai précédemment parlé, je lui ai dit : « Au nombre des bonnes choses de cette vie, je me garderai bien d’omettre l’affection de mes cousines, dont tu me parles et que, comme toi, je souligne. » Si elle comprenait, dans ce terme générique, ma charmante cousine de Lille, comme nous le croyons, maman et moi, elle verra que j’ai saisi ; si, au contraire, elle n’y entendait pas malice, ce qui n’est guère probable, elle chercherait à comprendre quel sens j’ai pu attacher à ce trait placé sous ce mot, et cela provoquera plus tard, quand elle viendra à Paris, des explications, que je lui donnerai de grand cœur. En tout cas, si elle veut parler d’Eugénie, cela semblerait indiquer, par ce qui accompagne cette phrase, qu’elle ne me trouve pas mauvais goût. Je serais curieux de savoir si, quand Mathilde me répondra, elle me dira quelque chose sur ce sujet.

Lundi 24 Janvier 1842.

Félicité m’a appris aujourd’hui une chose qui m’a bien préoccupé, c’est le projet, non encore arrêté, d’une manière positive, mais très sérieusement discuté par Constant et Constant Say, de transporter leurs domiciles à la raffinerie. La nécessité de ne pas passer une troisième année comme les deux précédentes, c’est-à-dire, sans bénéfice, ou plutôt, sans augmentation de capital, car ils ont, et l’intérêt de leur argent, et leurs traitements respectifs, prélevés : cette nécessité, dis-je, semble leur rendre indispensable cette grave détermination, à laquelle ils n’auraient peut-être pas songé, si Adolphe et Louis, plus raisonnables, se fussent occupés de l’affaire avec intérêt, et non pas seulement comme gens à gages, plus occupés du moyen de quitter le plus promptement possible leurs occupations, chaque jour. Ils n’exercent pas cette surveillance qui devrait être une de leurs attributions, et que les deux chefs regardent comme chose indispensable. Et puis, ils trouvent triste d’être obligés d’employer la plus belle partie du jour à discuter sur les mesures générales, nécessaires au bien être de la raffinerie : pendant ce temps-là, bien des choses restent de côté, tandis que si ils demeuraient là, c’est le soir qu’ils auraient les conversations. Constant Say ferait le sacrifice d’éloigner sa maîtresse, ce qui lui coûtera beaucoup, parce qu’il l’aime bien, et qu’il en a 2 enfants : il se marierait. On construirait deux pavillons d’habitation, aussi confortables que possible, afin de déguiser, autant que faire se pourrait, les désagréments de ce séjour. Chaque ménage aurait sa voiture. Félicité, qui trouve bien triste de voir si peu son mari, gagnerait à cela l’immense avantage de le voir bien plus. C’est pour maman que je redoute cette nouvelle : il lui paraîtra bien dur, je crois, de renoncer à ce doux voisinage, auquel elle attache tant de prix, et cet éloignement est bien aussi une des causes qui lui rendent pénible l’exécution de ce projet, par suite duquel elle se trouvera aussi bien séparée de toutes ses relations, mais enfin, une voiture aiderait beaucoup à franchir les distances. A cette perspective de voir devenir vacante la maison de la rue St Victor, j’ai tout de suite pensé à la possibilité de la voir occupée par la famille de Lille, mais Félicité paraît penser que ses parents ne voudraient pas avoir à Paris un loyer de 1 500 F. Mais il me semble cependant, surtout si Auguste venait prochainement à Paris, cette translation ne pouvant pas se faire avant l’automne, et tant d’évènements peuvent survenir d’ici là, parmi lesquels un, auquel je n’ose pas songer, parce qu’il me semble que c’est un trop grand bonheur, que je ne dois pas espérer, et il me semble, dis-je, qu’il ne serait pas impossible que mon oncle se décidât à venir habiter cette maison.

Mercredi 26 Janvier 1842.

Félicité, un peu inquiète de n’avoir pas eu de lettres depuis le 1er Janvier, a eu le plaisir enfin, d’en recevoir une, aujourd’hui. Aucun motif n’explique ce long silence, dont on ne parle même pas. Eugénie, qui a rempli presque tout le papier, raconte une de ses peines à sa sœur, qui m’en a fait confidence, mais c’est une chose qui doit rester entre Félicité, Constant et moi. Ces détails, que me donne cette bonne sœur, sur des choses aussi importantes, que celle dont j’ai parlé hier me flattent, mais dans la confidence d’aujourd’hui, il y a eu, je crois, intention manifeste de m’être agréable, parce qu’elle a pensé, j’en suis certain, que je mettrais beaucoup d’intérêt aux détails que lui donne ma chère cousine. Il s’agit d’une petite animosité survenue entre elle et Adine, dont Eugénie a dit, un jour, à ce que m’a raconté Félicité, une chose qui m’a étonné. Elle aurait dit, un jour, en pleine table, chez Mme Vasseur[11] : « Adine ne me revient pas du tout. » Comme elle est une bouche de vérité et qu’elle ne sait pas déguiser sa pensée, elle a fait, dans cette circonstance, une réflexion qu’il eût mieux valu garder, à ce qu’il me semble. Enfin, voici les détails que donne Eugénie, et pour reprendre la chose alors, elle raconte que lors du petit voyage de Mme Brémontier et d’Adine, à Lille, le premier jour de promenade, Eugénie prit le bras de Mlle Pauline[12], ce que semblait peut-être commander la politesse, mais cela fâcha Adine, qui lui reprocha de ne pas l’aimer, et d’être jalouse d’elle. Eugénie, assez contrariée de cette réflexion pour que les larmes lui vinssent aussitôt dans les yeux, ne répondit rien. Je regrette de ne pas me rappeler, de point en point, le récit de ma cousine, qui est parfaitement bien fait. Je puis seulement noter qu’Adine, ayant parlé à sa belle-sœur de sa susceptibilité, en lui écrivant, et de sa jalousie, Eugénie lui répondit qu’elle ne concevait pas plus qu’une sœur pût être jalouse de la femme de son frère, qu’elle ne concevait la jalousie d’une femme pour la sœur de son mari. Cette espèce de sentiment que ma cousine d’Arras[13] croit exister chez sa belle-sœur tient à ce que cette dernière a toujours eu pour Auguste l’affection la plus vive, la plus mêlée d’attachement respectueux, en quelque sorte, et de dévouement, qu’il soit possible d’imaginer, et tout en regrettant, sans nul doute, de voir nécessairement se partager l’affection de son frère, elle en a eu un peu de tristesse, mais sentant qu’il en résulterait très probablement le bonheur de son frère, elle a pris son parti. Adine, qui n’a jamais eu de frère, n’a pas bien compris, je crois, ce que peut être une affection fraternelle cimentée, de la part de la sœur, par une certitude parfaite de l’excellence de ce cœur, et du jugement de celui qu’elle regarde comme un mentor, comme un conseil, sur lequel elle peut complètement compter. Une réponse de Mme Auguste[14], dans laquelle elle disait que la susceptibilité est un vilain défaut, qui peut mener plus loin qu’on ne pense, phrase vraiment ridicule, à mon avis, a tout à fait contrarié Eugénie. Ma tante a prié sa belle-fille, en lui écrivant, de vouloir bien désormais s’abstenir de revenir, dans chaque lettre, sur la jalousie de sa belle-sœur. Mon oncle, qui a écrit, aujourd’hui, après sa fille, dit que tout cela est, de part et d’autre, un enfantillage, dont les suites ne dureront pas, et que tout sera fini à la première entrevue. J’ai le grand regret de trouver ici une confirmation de la remarque faite par moi à Arras, et que j’ai communiqué à Constant seulement, c’est qu’Adine a un peu de susceptibilité et de tendance à la bouderie. Dans tout cela, Eugénie a le bon droit de son côté : elle a été un peu froissée, et, tout en étant fort disposée à aimer la femme de son frère, elle sent bien, et je crois qu’elle a tout à fait raison, qu’il ne pourra jamais y avoir une parfaite intimité entre elles deux ; qu’elles se verraient comme femmes du monde, et pour se distraire, l’une et l’autre, mais non point attirées par ce besoin du cœur, qui pousse deux amies l’une vers l’autre. Dans cette lettre, Eugénie dit que quand une fois elle aime, elle aime très fort. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Félicité a insisté sur ces mots-là, puis ensuite, dans la conversation, revenant sur cette chère jeune personne, elle a insisté sur son caractère aimant, et sur la distinction de son esprit, tout en lui reconnaissant un peu de susceptibilité. A part ce petit défaut, ce sont là de bonnes choses à entendre, et que je serais heureux, si j’étais vraiment aimé, puisque alors je le serais certainement beaucoup. L’intérêt que Félicité a témoigné à la nouvelle qu’il serait peut-être dans les choses possibles que je vinsse à remplacer Doyère du collège Henri IV, ce qui me mettrait peut être en état de me marier, m’a semblé indiquer que ce mariage est une idée que l’on caresse. Ainsi, encore ce soir, parlant à Constant de la crainte que j’avais de voir maman fort peinée, si les raffineurs décident à aller à la fabrique, il a fait la réflexion que ce serait une chose bien heureuse, si j’étais marié, et il m’a dit : « C’est sur toi que nous comptons » paraissant vouloir indiquer par là, qu’il serait bien content de me voir marié, et avec Eugénie, j’en suis bien certain. Je n’ose réfléchir à tout cela, tant je crains de ne voir jamais se réaliser une si belle chimère. Il est près de deux heures du matin, je vais demain au bal, j’y suis allé Lundi et hier mardi ; il est bien temps que j’aille me coucher. Puissé-je rêver que je suis l’heureux époux de mon aimable et bonne cousine, dont le doux regard me revient si souvent en mémoire. Certes, j’ai éprouvé à Lille, cet automne, toute la puissance de ce langage du regard. J’espère qu’elle avait bien compris pourquoi j’aimais bien mieux être en face d’elle, à table, qu’à ses côtés : nous avons ainsi plus d’une fois échangé bien des pensées, que, sans ce vis à vis, nous ne nous fussions jamais communiquées.

Dimanche 30 Janvier 1842.

En parlant de la petite division survenue entre Adine et sa belle-sœur, je n’ai rien dit d’Auguste, c’est qu’en effet, dans la lettre où Eugénie raconte toute cette affaire, elle ne parle pas du tout de lui, de sorte que nous ne savons pas s’il est au courant de cette légère désunion qui, il faut bien l’espérer, n’aura pas de suite ; mais s’il a vu les reproches adressés par sa femme à sa sœur, et s’il n’a pu les empêcher, il aura été certainement fort attristé. Une des choses qu’il a le plus désiré, en se mariant, a été de voir une vive amitié s’établir entre les deux belles-sœurs ; si des sentiments plus affectueux ne succèdent à cette froideur, ce sera certainement un grand chagrin pour ce brave ami. Félicité a reçu justement aujourd’hui, de sa belle-sœur, une lettre fort aimable, comme elle sait les écrire, et dans laquelle il y a, pour moi, une phrase fort aimable. Elle annonce, ce qui nous fait bien grand plaisir, que le pied d’Auguste est complètement guéri, et qu’elle ira avec lui passer à Lille les jours gras, ce dont elle se réjouit dit-elle, mais le nom d’Eugénie ne se trouve pas une seule fois dans cette lettre. Elle raconte qu’elle n’est pas fort émerveillée de la société d’Arras, qu’elle n’a pas vu une seule jeune femme qu’elle éprouve le désir de revoir, ce qui lui est pénible, dit-elle, car elle éprouve le besoin d’une amie : ces mots ne semblent-ils pas indiquer comme le remarquait Félicité, qu’elle ne l’a pas trouvée en sa belle-sœur, cette amie. Félicité, toujours si bonne, compte écrire demain à Eugénie, afin de causer de tout cela avec elle. Elle lui fera sentir combien il importe au bonheur d’Auguste qu’il existe entre elle et sa femme une intimité aussi parfaite que possible ; que, par conséquent, Eugénie, n’ayant peut-être pas assez donné à Adine, dans les premiers temps, de témoignages de la satisfaction que pouvait lui causer son entrée dans la famille, et s’étant peut-être montrée un peu susceptible, les reproches d’Adine n’ayant peut-être été faits que sous la forme de plaisanterie, elle, Eugénie, devrait faire tous ses efforts pour ramener à elle sa belle-sœur. Espérons que son éloquence aidant, ainsi que le bon cœur de sa sœur et celui d’Adine, il y aura oubli et pardon, de part et d’autre, et qu’il se rétablira entre les deux belles-sœurs une harmonie si désirable.

Le projet formé par les deux Constant, d’aller s’établir, tous les deux, à la raffinerie, ayant pris encore plus de consistance, mon frère s’est décidé, vendredi soir, à en venir parler à nos parents. Maman, tout étonnée de cette résolution, a cependant bien pris la chose, et comprenant l’importance, pour le succès de cette immense affaire, que les chefs soient là, le plus habituellement, elle a pris son parti bravement : la perspective de voir la voiture de Constant la venir prendre fréquemment, lui rend moins difficile, en perspective, les moyens de communication. L’idée, si souvent repoussée par papa, et adoptée ce jour-là, par lui, avec facilité, d’échanger le cabriolet contre une petite voiture fermée, sourirait aussi beaucoup à maman ; mais j’ai causé de cela ce soir avec Constant, en tête-à-tête : il regarde cela comme une assez forte dépense, parce qu’il faudrait deux chevaux au lieu d’un. Je crois que cela serait cependant indispensable.

Samedi 6 Février 1842.

Le projet d’établissement à la raffinerie prend de plus en plus de consistance : ces messieurs sont presque décidés à faire construire, mais ils s’adresseraient à un entrepreneur, auquel ils paieraient un loyer, avec facilité d’acheter, si cela leur convenait, après un bail de plusieurs années consécutives.

Félicité a reçu aujourd’hui une lettre d’Eugénie, qui ne répond pas au sujet des exhortations que lui faisait sa sœur : espérons cependant que le petit voyage d’Auguste et de sa femme, qui ont dû arriver aujourd’hui à Lille, amènera un rapprochement entre les deux belles-sœurs. Je suis nommé dans cette lettre : on désire être rappelé au souvenir de mes parents et du mien : la recommandation n’est pas nécessaire : cette phrase toute formule qu’elle est, m’a fait plaisir, car elle ne se trouve pas à la fin de chaque lettre.

J’ai écrit aujourd’hui à Joseph, qui va, je l’espère, nous revenir bientôt de Briançon, pour son concours.

Samedi 12 Février 1842.

Avant-hier jeudi, a eu lieu, à la mairie, le mariage de Bibron, et aujourd’hui, à 9 heures du matin, s’est fait le mariage à l’Eglise. Félicité y est venue, et maman, qui s’est un peu dématinée, pour être hors de chez elle de si bon matin, y était aussi. Cela s’est fort bien passé. La toilette de mariée n’allait pas bien à Mlle Belloc, que nous trouvons tout à fait agréable, quoique certainement elle ne soit pas jolie. Félicité, qui ne la connaissait pas, ne l’a pas bien jugée physiquement, bien entendu, mais elle la verra demain soir, et partagera, j’en suis bien sûr, notre manière de voir à l’égard de cette jeune dame, qui sera, je crois, une très agréable compagnie pour elle et pour maman. Nous faisons bien des vœux pour le bonheur de Bibron, qui mérite tout à fait d’être heureux, et qui, très certainement, rendra sa femme très heureuse.

Le projet d’habitation à la raffinerie est tout à fait arrêté par les deux cousins, qui se sont déjà mis en rapport avec un entrepreneur, pour la construction des deux maisons. Tout est si raisonnable dans cette détermination, qu’on ne peut qu’y applaudir, tout en regrettant d’entrevoir la perspective d’un éloignement entre nous et Félicité et Constant, mais il faut espérer que cette distance qui nous effarouche un peu dans ce moment, nous paraîtra moins grande quand nous y serons habitués.

Maman, qui n’a pas été très entrain tous ces jours-ci, va mieux physiquement et moralement. Elle se laisse facilement abattre, on ne sait pourquoi, par de petites choses, contre lesquelles elle ne sait pas s’armer d’assez de philosophie. Mes jours gras se sont passés très tranquillement, car à part une soirée chez Mme Cruveilhier pour le mariage de sa troisième fille, et où je n’ai pas dansé, n’y étant resté qu’une heure environ, je n’ai pas eu une seule invitation dans cette semaine-ci et dans la précédente.

Aujourd’hui Félicité a reçu de sa sœur une de ces lettres qui peuvent faire époque dans la vie, et qui, notées comme je vais le faire, peuvent servir de points de repère, à l’aide desquels on peut plus tard revoir les phases de son existence, par un regard rétrospectif. La première partie de cette lettre, écrite d’un style clair et correct, et en même temps, plein de sentiment, est relative au voyage d’Adine à Arras[15], et dont les conséquences ont été des plus heureuses : les deux belles-sœurs se sont parlé avec franchise, ont reconnu que chacune, de leur côté, pouvait avoir quelques torts, et une réconciliation franche et entière a effacé tout souvenir de cette petite discussion, qu’il eût été bien triste pour ce pauvre Auguste de voir se continuer. Tout le reste de cette lettre, qui est fort longue, m’a été également lu, après quelques secondes d’hésitation de la part de Félicité, et j’avoue que cette lettre m’a donné beaucoup à réfléchir et me trotte dans la tête, depuis le moment où je la connais. Eugénie raconte que, depuis 10 ou 12 jours, environ, elle a été demandée deux fois en mariage, par M. Delplanque, épicier en gros, joli garçon, ayant 25 à 30 mille francs de dot et par M. Hovelacque (je ne sais comment s’écrit le nom), qui est également joli garçon et a une fortune un peu plus considérable, à ce qu’il paraît, que celle que pourra avoir Eugénie. Ces deux demandeurs dont l’un songe depuis 2 ans, l’autre, depuis un an, à faire cette demande, ont été tous les deux refusés, quoiqu’il y eût pas mal de choses en leur faveur, malgré leur position sociale, qui est certainement inférieure à celle de la famille Duméril. Eugénie refuse, et semble faire de même pour tous les partis qui se présentent, par système, c’est qu’en effet, elle dit vouloir rester fille : cette idée de célibat, dans laquelle elle paraît se complaire, et sur laquelle elle revient à plusieurs reprises, dans sa lettre, me donne des soupçons auxquels j’ose à peine m’arrêter, dans la crainte d’être trompé par une illusion. Je me figure (et cela peut-il être vrai ) que cette chère cousine ne refuse que parce qu’elle pense qu’il y a, de par le monde, un homme qui pourrait devenir son mari, et pour lequel elle veut garder sa main, si jamais il vient à la demander, bien résolue, si cette demande n’est pas faite, de ne point appartenir à d’autre. Cette idée, qui me traverse l’esprit, comme un beau rêve, serait-elle l’expression d’une réalité ? Tant de bonheur me serait-il promis ? Serais-je assez favorisé du ciel pour qu’il y ait ainsi une adorable créature qui, se dévouant à moi, me fasse le sacrifice volontaire, sans être assurée de mes sentiments à son égard, de sa position. Mais c’est qu’elle aura compris combien je l’aimerais si jamais elle venait à m’appartenir. Si c’est vraiment à cause de moi qu’elle agit ainsi, quelle satisfaction ce doit être que de sentir qu’il y a là un cœur qui bat pour moi ! Après la lecture de cette lettre, si ma position me permettait de me marier, je crois vraiment que je serais parti pour Lille, au bout de 24 heures, et j’aurais été me jeter aux genoux de ma cousine, et je lui aurais demandé de vouloir bien venir faire mon bonheur, mais hélas ! je n’en suis point encore là. Je me demande pourquoi Félicité, sachant combien une pareille lettre pouvait m’intéresser, elle me l’a dit, d’ailleurs, me l’aurait lue, si elle n’avait pas, par-devers elle, le sentiment qu’il y a chez sa sœur un penchant, qui est la cause de ses refus : n’est-ce pas me dire, en me mettant dans cette confidence si intime, que j’ai réellement une part dans tout cela, en un mot, que je suis acteur muet, mais l’un des acteurs principaux dans ce petit drame intime, dont Eugénie est l’héroïne ? Je n’ose rien dire à Félicité : je lui témoigne tout l’intérêt que je prends à de pareilles communications, mais je ne vais point au-delà ; c’est à maman que je communique les idées que fait naître en moi cette correspondance, et jugeant comme moi qu’il y a sans doute dans tout cela quelque chose qui me touche de fort près, elle pense que je devrais peut-être m’ouvrir à Constant, qui, s’il sait quelque chose, se hasarderait à quelque confidence si, avec son jugement parfait, il juge la chose nécessaire. Que je serais heureux, s’il me disait qu’il croit possible mon mariage, quand je serai en mesure de pouvoir y songer, et qu’il pense qu’Eugénie est disposée à attendre ce moment-là !

J’ai appris aujourd’hui, par cette lettre, une chose qui m’a affligé, c’est que Joseph, qui avait presque demandé Eugénie, sans être positivement refusé, a été éconduit, sous prétexte de l’instabilité de sa position. Ce n’est pas ce demi-refus qui me peine, car Eugénie dit, dans sa lettre, que ses sentiments à l’égard de Joseph sont restés ce qu’ils étaient à l’époque où il a fait sa demande, c’est-à-dire qu’elle n’en veut pas pour mari ; mais je vois avec chagrin que deux amis se rencontrent sur une même route, dont le but auquel elle conduit ne peut être atteint que par l’un des deux, et je juge de la tristesse qu’il pourra avoir, si c’est moi qui arrive à ce but, par celle que j’éprouverais moi-même, si j’étais le vaincu. Emile Cumont a aussi demandé, dans le temps, sa cousine, et je comprends comment il a été éconduit, malgré ses qualités. M. Rollet le fils du riche pâtissier de Lille, dont la fortune est fort belle, et qui est un homme fort comme il faut, s’était mis aussi sur les rangs ; un sixième enfin, a été aussi l’un des demandeurs (après MM. Roure, Bibron, Hallette, et d’autres tentatives arrêtées) .

Mon oncle et ma tante, qui ne savent pas le voile dont s’entoure ma cousine, si vraiment les choses se passent en elle comme je le souhaiterais tant, ont été contrariés, à ce qu’il paraît, de ces nouveaux refus de leur fille, à qui ils ont bien conseillé de se préoccuper sérieusement des inconvénients attachés à l’existence des vieilles filles. Mais tout en désirant beaucoup la voir se marier, ils ne violenteront jamais ses sentiments, elle en a la persuasion. Mon oncle et ma tante ont-ils pensé que leur fille et moi puissions avoir, l’un pour l’autre, un vif attachement, et si cette idée leur est venue, quels sentiments sont les leurs ? Je ne sais vraiment quelle réponse faire à semblable question ; je me fie seulement à l’amitié sincère qu’ils m’ont toujours témoignée.

Dimanche 13 Février 1842.

Cette journée doit être notée comme une des plus importantes de ma vie, car c’est d’après une conversation que j’ai eue aujourd’hui avec Constant, que se décide peut-être le bonheur de toute mon existence. Cette lettre d’Eugénie, dont j’ai parlé hier, et qui m’avait tant préoccupé, et m’ayant fait faire beaucoup de réflexions, relatives à ces idées de mariage, que je nourris, depuis mon retour de Lille ; maman m’avait dit hier que je devrais parler de tout cela à Constant, et tâcher de savoir de lui s’il croit qu’une demande de ma part serait agréée. Je me suis décidé à l’aller trouver aujourd’hui, à la raffinerie, d’où nous sommes revenus ensemble, et j’ai entamé la conversation, en lui disant que mon but en cherchant à me trouver seul avec lui, avait été de causer de cette lettre d’Eugénie, reçue hier, et de lui faire quelques questions auxquelles il ne me répondrait que s’il jugeait pouvoir le faire, et que, dans le cas contraire, cette conversation entre nous deux serait comme non avenue. A ma demande de savoir s’il pensait que je pourrais espérer une réponse favorable, il m’a tout de suite dit, sans pouvoir m’en donner l’assurance positive, qu’il était persuadé que je ne serais pas repoussé, et qu’Eugénie éprouve pour moi un certain attachement. Comment parlerait-il aussi positivement s’il n’avait su, avec Félicité, quelque-chose de plus positif qu’il ne me le dit. Il a causé une fois de cette idée du mariage avec mon oncle qui, sans dire non plus d’une manière décisive qu’il me donnerait certainement sa fille si je la lui demandais, a cependant laissé connaître qu’il verrait avec satisfaction ce mariage. Que je dois conserver cela précieusement dans mon esprit ! Quant à ma tante, qui, j’en suis convaincu, a réellement beaucoup d’amitié pour moi, voudrait-elle m’avoir pour gendre, après avoir opposé, dans le temps, de si grandes difficultés au mariage de Constant et de Félicité ? Mais il pense qu’ayant vu que cette union avait si bien réussi, elle pourrait, dans l’espoir d’un même résultat, ne pas se montrer si difficile, cette fois-ci, pour donner son consentement ; que si, d’ailleurs, mon oncle avait une fois décidé que la chose serait, il n’y aurait pas de volonté qui pût s’opposer à la conclusion à laquelle il aurait consenti. Que de choses faites pour me donner espoir ! N’ayant jamais rien dit à Constant de mes sentiments pour sa belle-sœur, qu’il connaissait cependant bien, et par les lettres que j’ai écrites pendant mon voyage, et par ce qu’a pu dire maman, j’ai voulu savoir de lui, car je tiens extrêmement à son opinion, ce qu’il pensait de ces projets, qui me roulent dans la tête : j’ai éprouvé la vive satisfaction d’apprendre de lui qu’il trouverait parfaitement raisonnable et convenable cette union, que Félicité et lui désirent beaucoup, et qui est le sujet fréquent de leurs entretiens. Il y a 2 ou 3 ans, cependant, m’a-t-il dit, ils ne pensaient pas de même : le caractère d’Eugénie n’était pas alors modifié avantageusement comme il l’est aujourd’hui, et ils croyaient que cette vivacité rendrait impossible l’habitation en commun avec nos parents. Cette communauté de vie est une chose que je regarde comme indispensable. Avec la froideur qui existe souvent entre nos parents, qui ne sont vraiment plus une ressource l’un pour l’autre, et cette disposition habituelle à la tristesse, où est si souvent, à présent, maman, je regarde comme une nécessité et comme un sacrifice peut-être, que je ne puis point ne pas faire, de prendre la résolution de vivre dans notre demeure, au Jardin des Plantes. Papa, je crois, avait pensé, autant qu’il peut penser à ces choses-là, car son esprit, toujours si préoccupé de pensées scientifiques, ne fait point d’efforts pour de semblables réflexions ; papa, dis-je, avait pensé que je pourrais faire quelque mariage brillant. Mais dans une semblable union, trouverais-je toutes les qualités qui sont réunies en ma charmante cousine. L’idée d’être enrichi par la famille dans laquelle j’entrerais, en supposant qu’on voulût bien de moi, me serait fort pénible, et me ferait toujours craindre qu’elle ne vînt à me le reprocher ; et puis, surtout, une femme riche, et habituée au genre de vie parisien, ne voudrait pas venir se confiner ici. Qu’est-ce, d’ailleurs, que la fortune, quand il n’y a pas avec, tout ce qui est fait pour rendre heureux : qualités précieuses qu’il me semble voir réunies en Eugénie. Et puis enfin, si elle n’a que 40 à 45 000 F de dot, elle aura plus tard (Constant l’a dit) au moins 150 000 F, en tout ; moi, j’aurai 55 à 60 ; voilà 200 à 210 ou 220 000 F qui doivent rassurer pour l’avenir, et qui permet de ne pas craindre pour les enfants, en supposant que l’on dépense chaque année ses revenus, mais il est bien certain que dans les premières années, il faudrait vivre modestement. Constant pense cependant que, si ma position venait à s’améliorer par une nomination, soit de professeur au collège Henri IV, soit de médecin en titre, ou adjoint, de quelque grand établissement appartenant à la ville, nos revenus pourraient s’élever à 6 ou 7 000 F : je pourrais très bien songer à me marier ; mais qu’avant que j’aie cette meilleure position, qui ne peut probablement pas manquer de m’arriver un peu promptement, ce que j’espère aussi, je devrais, dès que je serais docteur, si vraiment je tiens à ce mariage, aller faire ma demande, le mariage ne se faisant que plus tard. D’abord, il croit que mon oncle est un peu contrarié de ce que ma réception soit retardée, et que, quand ce ne serait qu’à cause de cela, je devrais maintenant me hâter d’arriver à mon dernier grade. Puis enfin, cette résolution que semble avoir prise Eugénie de ne pas se marier, peut bien ne pas être irrévocable, et que, ne me voyant pas faire ma demande, elle pourrait bien, par un peu de bouderie, ou de dépit, ne plus refuser tous les partis. Si je suivais ce conseil, je pourrais donc, d’ici à un mois, ou six semaines, savoir à quoi m’en tenir, sur un sujet qui m’intéresse tant, et sur lequel je suis si heureux d’avoir eu avec Constant cette conversation, que je viens de rapporter, et dont les conclusions sont si favorables à ce que je désire tant. Maman verrait avec grand plaisir ce mariage : il ne s’agit plus que de savoir positivement de papa ce qu’il en pense ; quand, après mes lettres de cet automne, ce sujet a été abordé, il n’a nullement dit non ; j’espère bien qu’il est toujours dans les mêmes sentiments. Maman lui en parlera dès qu’elle le pourra.

Je ne puis pas m’empêcher de noter la similitude de ma position actuelle avec celle de Constant avant son mariage, alors que, très épris de Félicité, comme il me le disait ce matin, il se décida, voyant beaucoup de partis se présenter, à aller faire sa demande, de la réussite de laquelle il n’était nullement assuré : il supposait que Félicité l’aimait, mais il n’en avait aucune preuve ; moi, j’ai l’avantage d’avoir pour intermédiaire, entre Eugénie et moi, Constant et sa femme, qui, sachant un peu et peut-être tout à fait ce que pense leur sœur, m’encouragent, en me faisant espérer le succès.

Vendredi 23 Février 1842.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Dimanche, lundi et mardi de l’autre semaine, j’étais parfaitement heureux, à la suite de la conversation que j’avais eue avec Constant, et que j’ai résumée plus haut. Je ne songeais plus qu’à finir promptement ma thèse, et déjà, avec Constant, qui entrait parfaitement dans mes vues, je calculais le moment qui serait le plus favorable pour aller à Lille, faire ma demande. Je voyais l’avenir à travers un nuage rose et vert. Mais voilà que, tout-à-coup, les choses changent de face. Le mardi je suis de garde, et maman, comme c’en était convenu, aborde avec papa ce sujet, et le soir, en rentrant, tous mes projets se trouvent bouleversés. Papa ne s’oppose pas à ce mariage, mais il lui semble que je puis espérer en faire un plus riche, et, tout en reconnaissant toutes les qualités d’Eugénie, et tous les motifs qui pourraient rendre très heureuse une semblable union, il ne trouve pas que je sois en position de songer à me marier, tant que je ne suis pas plus avancé dans ma carrière. Tout troublé par cette nouvelle inattendue, et désespéré de voir abattus mes délicieux châteaux en Espagne, je cours auprès de Constant, lui tout raconter. Le lendemain matin il vient voir papa qu’il retrouve dans les mêmes dispositions, et dont il ne tire pas grand’chose. La conclusion est que ma position est complètement à faire, et que ce serait la meilleure voie à suivre, que celle de la chirurgie. Je cause beaucoup de tout cela avec Constant, et maman, et je rédige à la hâte une sorte de mémoire, sur les avantages et les inconvénients de la carrière de la pratique de la chirurgie, et de celle de l’étude exclusive des sciences, en envisageant, et le moment présent, et l’avenir de l’une et de l’autre. Papa a lu cela, et commence à être touché de mes raisonnements : il lui semble bien toutefois que c’est la chirurgie qui doit être préférée. Ce soir, nous venons, tous les quatre, d’entamer la conversation sur ce sujet, et il semble entrer un peu dans mes idées. J’ai été excessivement préoccupé de tout cela, pendant ces 8 jours qui viennent de s’écouler, voyant, sans nul doute, tout au moins reculé, le moment de l’exécution de mes projets. Enfin cependant je vois, d’après ce qui vient de se passer, que tout n’est pas perdu ; je vais me hâter de terminer ma thèse, et souvent je reviendrai auprès de papa, dans nos conversations, sur ce sujet, si plein d’intérêt pour moi.

Joseph est arrivé mercredi de Briançon ; le voici à Paris, à cause de son concours, pour 6 semaines, au moins.

Alphonse Defrance vient de venir passer une semaine à Paris, pendant laquelle je l’ai vu plusieurs fois.

Jeudi 3 Mai [16]1842.

Les choses en sont toujours au même point. Je ne cesse de retourner dans ma tête, et dans mes conversations avec Constant, mais surtout avec maman, la question qui me préoccupe tant, sous toutes ses faces, et n’arrive point encore à une solution.

Papa, qui ne songe à tout cela, je crois, que lorsque je lui en parle, semble pencher toujours pour la chirurgie, tout en comprenant la difficulté des abords de cette carrière, et combien me seraient pénibles les commencements, qui m’obligeraient forcément à quitter le jardin, pour aller me fixer dans le centre de la ville. C’est là, au reste, l’objection la plus grave, relativement à la pratique de la chirurgie. Je me demande quelquefois si, dans ma tête, mes idées matrimoniales, qu’il faudrait abandonner, pour 2 ou 3 ans, absolument, si je me faisais chirurgien, n’influent pas un peu sur ma manière de voir. Cependant, en y réfléchissant bien, je vois tant d’inconvénients et de difficultés, qu’il me semble que je penserais de la même manière, alors même que je n’aurais pas cette idée, que si je me livrais aux sciences, je pourrais, d’ici à un an, peut-être, devenir l’heureux époux de ma charmante cousine. Je ne sais vraiment comment je sortirai de cette pénible incertitude, où je ne puis cependant plus rester longtemps, car ma thèse est maintenant très avancée, et je la passerai prochainement.

Vendredi 17 Juin 1842.

Tant d’évènements importants se sont succédé dans la semaine qui suivit celle où j’écrivais les lignes précédentes, tant de préoccupations m’agitaient, qu’il ne m’était plus possible de continuer ce journal. En effet, le 10 ou le 11 Mars, j’avais pris ma résolution, et j’écrivis à mon oncle Auguste la lettre qui a décidé de mon bonheur, puisqu’elle m’a fait obtenir la promesse que je deviendrai le mari de ma charmante cousine, dès que je gagnerai 3 000 par année.

Depuis ce jour, je me regarde comme étant destiné à être, tôt ou tard, parfaitement heureux ; je travaille, et fais tous mes efforts pour arriver à hâter cet heureux moment.

Peut-être continuerai-je ce journal, pour noter les impressions que j’éprouve, en raison même de cette position de fiancé de la personne que j’aime le mieux au monde, après mes parents et mon frère, et qui m’aime aussi, je le sais maintenant, et j’en suis bien fier, et plus heureux que je ne saurais l’exprimer.

Jeudi 14 Juillet 1842.

Les tristes évènements se succèdent, dans cette fatale année 1842, qui a vu l’incendie de Hambourg[17], l’affreux tremblement de terre d’Haïti[18], l’épouvantable accident du chemin de fer de Versailles (rive gauche)[19], les morts des maréchaux Clausel[20], Moncey[21], du ministre Humann[22], du banquier Aguado[23], du hardi navigateur Dumont d’Urville : hier, celle horrible de cette infortuné duc d’Orléans[24]. Dans notre famille, il y a comme un retentissement de cette fatalité. Ce soir, en effet, mon père vient de faire dans l’escalier une chute, dont nous n’avons pas été témoins, ma mère et moi, mais qui, à en juger par les violentes contusions qu’elle a déterminées a dû être terrible. Il est tombé, à ce qu’il paraît, dès la 3e ou 4e marche, la tête la première, et a glissé ainsi jusqu’en bas. Grâce au ciel, il n’y a pas eu de fracture : la tête a porté, mais pas en premier, j’espère : il n’y a de déchirures de la peau sur aucun point de la tête. Il est bien à espérer que cette chute n’aura pas de suite fâcheuse, mais elle nous a beaucoup effrayés. Si enfin je puis après ce fâcheux accident parler de moi, je dois noter ici toutes les angoisses que me fait éprouver la répugnance de ma tante à consentir maintenant à mon mariage, alors qu’elle n’a pas refusé son assentiment dans l’origine. Trop de réflexions pénibles naîtraient à la suite de ce fait, pour que je puisse ici les consigner. Je tenais simplement à noter le fait. Heureusement que Constant m’écrit que ce ne sera point, suivant lui, ni pour mon oncle, un obstacle réel à mon bonheur.

Dimanche 17 Juillet 1842.

M. Fabre[25], dont l’état était devenu fort grave, depuis une huitaine de jours, et qui, depuis 3 mois, avait énormément baissé, est mort aujourd’hui. C’est un grand malheur pour Joseph, car cet évènement tout prévu qu’il était, le laisse dans un isolement complet.

Constant est revenu de Lille aujourd’hui. Nous avons déjà bien causé, et nous causerons encore beaucoup. Je trouve dans tous les récits qu’il nous a faits sur les tristes discussions qu’il m’a racontées dans sa correspondance, des motifs de bien vives jouissances, dans les preuves qui me sont données, dans toutes ces circonstances, du réel attachement de ma chère cousine. Quelle douce perspective que celle de cette union ! La chute si grave de mon père, jeudi dernier, n’a heureusement laissé aucune suite grave. Nous devons de bien vives actions de grâce au ciel, d’avoir permis qu’il ne soit point arrivé d’accident, à la suite de cet évènement, si effrayant au moment même.

Lundi 1er Août 1842.

Je tiens à noter, parce que la chose m’a rendu fort heureux, que M. Flourens a parlé aujourd’hui de moi à mon père, en termes très flatteurs. Cela a paru faire grand plaisir à mes parents. Cette bonne amitié de M. Flourens pourra, j’espère, m’être utile. Joseph est parti aujourd’hui pour Lille. Il comptait s’arrêter à Arras : avait-il l’intention de parler à Auguste d’Eugénie, nous le supposons un peu.

Mardi 2 Août 1842.

J’ai cherché à exprimer ce matin à M. Flourens ma reconnaissance de ce qu’il avait bien voulu dire de moi à mon père ; il m’a répété à peu près les mêmes choses, et j’ai cherché à l’assurer de mon attachement.

J’ai écrit aujourd’hui une longue lettre à ma tante Auguste, dans laquelle je lui annonce ma ferme intention de ne point renoncer à Eugénie, ni à mon voyage. Cette lettre, posant nettement la question, je m’en réfèrerai toujours à elle dans les discussions que je pourrais avoir avec elle. C’est avec le conseil de Constant que je me suis décidé à écrire cette lettre. Mme de Tarlé[26] est arrivée aujourd’hui à Paris, avec Antoinette.

Octobre Dimanche 27 1842.

Félicité reçoit une lettre horriblement sèche de sa mère, en réponse à une longue lettre, admirablement tournée, suivant l’expression de Constant, dans laquelle elle cherchait à ramener sa mère à de meilleurs sentiments, relativement à mon mariage, et dans laquelle, en outre, elle demandait, en quelque sorte, la permission, pour moi, d’aller à Lille, au nouvel an, puisque la douceur d’une correspondance nous est refusée, à Eugénie et à moi. Ma tante n’a donné son consentement, dit-elle : que pour avoir la paix, mais elle fait toute sorte de vœux pour que ce triste mariage ne s’accomplisse jamais. Elle ne veut pas que j’aille à Lille. Sa lettre ne contient absolument que cela. Quelle mère ! quel cœur sec, froid et égoïste ! Mais je m’arrête : ce triste sujet m’entraînerait infiniment trop loin.

Lundi 28 Octobre 1842.

Félicité m’a montré aujourd’hui une lettre qu’elle avait reçue d’Eugénie jeudi, et qu’elle n’avait pas voulu me montrer, parce que m’ayant vu très préoccupé de cette impossibilité où je me trouve, et que je maudis, de ne pouvoir soustraire cette pauvre amie à l’enfer dans lequel elle vit ; cette bonne Félicité, craignait que je ne fusse plus tourmenté encore, en voyant, dans cette lettre, qu’Eugénie fait des vœux ardents pour que je sois en position, à Pâques, d’aller la demander. Mais cette préoccupation est trop continuelle, et je la supposais trop bien partagée, pour que je pusse être plus triste, après la lecture de cette lettre, où se peignent, comme dans les autres, cette exquise délicatesse, et cette droiture, qui ajoutent tant aux autres mérites de cette chère et intéressante Eugénie. Sa mère la rend horriblement malheureuse.

Mardi 29 Octobre 1842.

Félicité a fait partir aujourd’hui, avec l’assentiment de Constant, une lettre, dans laquelle elle fait sentir à sa mère qu’elle a été blessée de la sécheresse de celle de sa mère : elle a bien fait d’écrire, pour montrer à cette mère qu’elle n’a pas le droit de traiter ainsi ses enfants, sans qu’ils lèvent un peu la tête, contre cette domination, qu’elle cherche constamment à leur imposer. Félicité a reçu aujourd’hui d’Eugénie une lettre parfaite, je dirais même admirable de raison et d’amour, en quelque sorte, adressée à moi ; elle m’a rendu bien heureux, en me faisant encore mieux connaître le trésor qui m’est destiné. J’ai fait ce soir une réponse, que Félicité transcrira demain, en répondant à cette bonne amie, qui sera satisfaite, j’espère, des sentiments que j’éprouve et que j’ai cherché à lui exprimer avec franchise.

Mercredi 30 Octobre 1842.

La lettre de Félicité est partie aujourd’hui.

Vendredi 2 Décembre 1842.

Papa a reçu aujourd’hui une lettre de mon oncle Auguste, en réponse à une, qu’il avait écrite, et à laquelle maman avait joint une demi-page. Cette lettre, à ce que montre cette réponse, avait, à ce qu’il paraît, fait plaisir à mon oncle. Il aurait le désir que mon mariage se fît le plus promptement possible, mais il lui semble, dit-il, qu’il faut attendre que je me sois assuré un avenir, sinon brillant, du moins certain. Il ne regarde pas la chose comme absolument indispensable, puisqu’il dit : « il me semble ». L’arrivée prochaine de mon oncle Delaroche à Paris, dont l’opinion est que le mariage devrait se faire à présent, va peut-être amener quelque changement à cette position, je ne sais de quelle manière.

Lundi 5 Décembre 1842.

Eugénie a aujourd’hui 23 ans. D’ici au 5 Décembre 1843, que d’évènements peuvent survenir ! le plus important, celui dont la réalisation m’occupe le plus, est notre mariage, qui sera fait à cette époque là, j’espère, ou ce serait vraiment bien triste. Mon oncle Auguste, qui se sent vieillir, voudrait qu’il se fît tout de suite, mais puis-je le désirer, avant d’avoir atteint le but que je me suis proposé, quand j’ai fait ma demande ? C’est là le point difficile de la question, et si je veux attendre ce moment, quand arrivera-t-il ? Que de pénibles réflexions font naître toutes ces circonstances, et je sens que commence à cesser le bon effet qui était résulté pour moi de la lettre de ma chère cousine, et de la réponse que je lui ai adressée, par l’intermédiaire de notre bonne sœur. Mon oncle Delaroche, arrivé à Paris d’avant-hier au soir, ne sait trop si je dois faire une nouvelle démarche par son intermédiaire, ce dont il se chargerait, au reste, pour obtenir la main de ma cousine.

J’ai lu hier à M. Fl[ourens] l’extrait de mon mémoire sur les odeurs : il m’a paru assez content, mais il ne pense pas que l’on puisse demander l’insertion, dans les mémoires des savants étrangers, parce que le travail ne contient pas assez d’idées neuves. Je lui ai cependant expliqué pourquoi je tiendrais beaucoup à cette marque d’approbation, alors il m’a compris ; et a paru désiré me faire obtenir ce que je désire, et aujourd’hui, à mon père, il a promis de parler à M. Villemain[27] pour me faire obtenir ainsi le grade de bachelier ès sciences. Puisse-t-il, en effet, s’occuper et obtenir cet heureux résultat ; je lui en aurai une bien vive reconnaissance.

Mercredi 7 Décembre 1842.

Félicité a reçu aujourd’hui une lettre de ma bonne Eugénie, en réponse à celle que cette chère sœur lui avait écrite, et dans laquelle elle avait transcrit des passages d’une lettre que je lui avais adressée, mais qui, en réalité, était une lettre à Eugénie. Cette nouvelle lettre m’a apporté bien du bonheur, en me donnant une nouvelle preuve que j’ai bien trouvé une véritable affection, qui répond à mon amour. Le cœur, le jugement, l’esprit, tout, chez cette tendre amie, a un caractère d’élévation et de distinction, bien fait pour séduire. Je puise une nouvelle force dans cette précieuse lettre. Je suis allé ce soir, avec papa, voir à la Porte St Martin l’horrible drame de Mathilde[28].

Vendredi 30 Décembre 1842.

Je ne puis résister au désir de consigner, dès ce soir, sur ce journal, les impressions délicieuses que m’a causées la lecture d’une lettre que Félicité a reçue aujourd’hui de cette chère et bonne Eugénie, dont chaque nouvelle lettre vient me confirmer dans cette haute estime que m’inspirent l’élévation de ses sentiments, l’extrême justesse de son esprit, et cette chaleur d’âme, toutes qualités éminentes qui me promettent un bonheur dont je m’efforcerai de tout mon pouvoir, de me rendre digne. Cette lettre soulève une question de la plus haute gravité : celle de savoir s’il est convenable que notre mariage se fasse avant que j’aie obtenu une seconde place, ou bien, qu’on attende cette éventualité. Ce n’est point ici le lieu de discuter cette question ; je prierai Félicité, quand j’aurai beaucoup réfléchi sur ce sujet, de transmettre ma réponse à mon excellente amie. Mais ce que je tiens à noter, c’est le bonheur que j’ai éprouvé à apprendre que cette chère cousine avait, comme moi, écrit un journal ; que cette sorte d’engagement mutuel pris à Lille, a été tenu par elle comme par moi. Je me rappellerai toujours la soirée où ce sujet de conversation fut traité. C’était, si j’ai bonne mémoire, le soir même de mon départ : j’emportais un cœur qui ne m’appartenait en quelque sorte plus, et je cherchais à lire dans ce regard délicieux ma destinée, et il me semblait y voir quelque encouragement : je me plus alors à cette idée de journal, et dès ce moment, je me promis bien d’en faire un. Le jour même de mon retour à Paris, je le commençai, et continuai assidûment : il ne fut interrompu qu’à l’époque où je fis la demande de la main d’Eugénie : cette sympathie, qui nous avait portés à écrire ce journal, nous l’a fait interrompre à la même époque, alors que trop de pensées eussent été enregistrées, pour que ce travail pût être continué. Aussi, depuis cette époque, ne l’ai-je repris que de loin en loin. Quels moments délicieux me promet cette lecture : Eugénie verra le mien aussi. Nous nous consolerons par cet échange mutuel des privations passées.

Vendredi 27 Janvier 1843.

Je rentre, après avoir passé la soirée chez M. Gide, où j’ai entendu d’excellentes musiques, mais je ne veux pas me coucher sans noter cette journée comme une journée heureuse : ce mot ne dit pas assez, pour exprimer la joie extrême que m’a causée une lettre que mon oncle a écrite à Félicité, et reçue dans la matinée, par laquelle il déclare vouloir que le mariage se fasse le plus promptement possible, et sans attendre ce changement de position qui devait déterminer l’accomplissement de cet heureux évènement. Eugénie, j’espère, en éprouve aussi quelque joie. Pour moi, dès ce jour, l’avenir se déploie sous l’aspect le plus riant : chère Eugénie, d’ici à 3 mois, j’espère, j’aurai le bonheur de me dire votre heureux époux.

Fin du Journal.

Notes

  1. Adrienne Say et son mari Charles Comte.
  2. Les fils de Louis Say sont : Gustave (né en 1811), Achille, Constant, Adolphe et Louis-Octave ; leur fille Laure est née en 1825.
  3. Auguste Arnould (1803-1854), auteur prolifique, donne Le Dérivatif, comédie en un acte mêlé de couplets, représentée pour la première fois au Théâtre du Vaudeville le 29 décembre 1841 (c’est à cette première qu’assiste Auguste).
  4. Alfred Pochet.
  5. Louis Comte a créé ce théâtre d’enfants et de magie passage Choiseul ; il est connu comme ventriloque. Le théâtre Comte devient le Théâtre des Bouffes Parisiens d’Offenbach.
  6. Mathilde Delaroche, épouse de Louis François Pochet.
  7. Emilie Delaroche, née en 1823.
  8. Michel Delaroche.
  9. Jean Baptiste Étienne, dont la fille Fanny épouse en 1843 Achille Say.
  10. Richard Cœur de Lion, opéra-comique composé par André Grétry ; la première représentation a eu lieu en 1784 à la Comédie Italienne ; l’œuvre connaît un grand succès au XIXe siècle.
  11. Fidéline Cumont, épouse de Théophile (Charles) Vasseur.
  12. Pauline Brémontier.
  13. Alexandrine Brémontier, dite Adine.
  14. Alexandrine Cumont, épouse d’Auguste Duméril l’aîné, tante d’Auguste Duméril.
  15. Il s’agit d’un lapsus : Arras (où habitent Adine et Charles Auguste) est mis pour Lille (où ils ont rendu visite à leurs parents).
  16. Le copiste a inscrit « mai » au lieu de « mars » comme la suite l’indique avec évidence.
  17. L’incendie de Hambourg détruit 4 000 logements, l’Hôtel de ville et de nombreux monuments. Des villes françaises (Paris, Marseille), viennent en aide aux victimes. Alexis de Chateauneuf, huguenot immigré de France, dirige les travaux de reconstruction.
  18. Le 7 mai 1842 un violent tremblement de terre détruit les villes de la côte atlantique la République d'Haïti, en particulier l'ancienne capitale de Saint-Domingue, Cap-Haïtien, centre commercial et culturel de l'Amérique francophone.
  19. Le dimanche 8 mai 1842, un déraillement ferroviaire vers Meudon, sur la ligne Paris Versailles par la Rive Gauche, cause la mort d’une quarantaine de personnes prisonnières des wagons en flammes. Parmi elles, Jules Sébastien César Dumont d'Urville (1790-1842), navigateur, botaniste et entomologiste, qui a dirigé l'expédition scientifique de L'Astrolabe en Océanie (1826-1829) et Antarctique (1837-1840).
  20. Bertrand Clausel ou Clauzel (1772-1842), gouverneur de l’Algérie en 1830, puis commandant de l’armée d’Afrique (1835-1836).
  21. Bon Adrien Jeannot de Moncey (1754-1842), défenseur de Paris en 1814.
  22. Jean Georges Humann (1780-1842), plusieurs fois ministre des Finances depuis 1832, décédé à son bureau, au ministère, le 25 avril.
  23. Alexandre Marie Aguado, banquier, grand propriétaire, amateur d'opéra, est né en 1784 et mort à Gijón (Espagne) le 14 avril 1842. Naturalisé français en 1828, il est enterré au cimetière du Père-Lachaise (Paris).
  24. Fils aîné du roi Louis-Philippe et de Marie Amélie de Bourbon, Ferdinand Philippe duc d'Orléans est victime, le 13 juillet 1842, d'un accident sur la route de Neuilly.
  25. Jean Antoine Fabre.
  26. Suzanne de Carondelet, épouse d’Antoine de Tarlé, et sa fille Antoinette.
  27. Abel François Villemain (1790-1870) est ministre de l’Instruction publique d’octobre 1840 à décembre 1844.
  28. Mathilde, drame tiré d’un roman d’Eugène Sue (Mémoires d’une jeune femme), arrangé par Félix Pyat et joué par Nathalie Fitzjames, Valérie Klotz et Clarence à la création en octobre 1842 au théâtre de la Porte Saint-Martin.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : 1er volume, Journal de Monsieur Auguste Duméril, Membre de l’Institut, p. 39-93


Pour citer cette page

« 1841-1843 - Journal intime d’Auguste Duméril pendant ses fiançailles (2e partie : 1842-1843) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1841-1843_-_Journal_intime_d%E2%80%99Auguste_Dum%C3%A9ril_pendant_ses_fian%C3%A7ailles_(2e_partie_:_1842-1843)&oldid=59555 (accédée le 29 mars 2024).

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