Lundi 26 août 1805
Lettre d’André Marie Constant Duméril (Madrid) à son frère Auguste Duméril l’aîné (Paris)
n° 157
Madrid le 26 Août 1805[1].
je n’ai point encore reçu de nouvelles de Paris, autres que celles que tu me donnas à Bordeaux, deux jours après mon départ. Cela commence à me chagriner ; mais j’espère bien que le courrier de ce soir me dédommagera.
il y a eu hier quinze jours que nous sommes arrivés à Madrid, ainsi que je te l’ai mandé. La lettre que M. Lacépède m’a donnée pour le Prince de la paix[2] m’a procuré beaucoup plus d’égards et d’attentions que la noble mission dont je suis chargé. Le prince a chargé son secrétaire particulier[3], qui est un chanoine de Tolède, de me conduire partout en son nom et de me faire voir les objets les plus remarquables, particulièrement au Muséum d’histoire Naturelle et au jardin des Plantes. Comme il a appris que nous avions l’intention d’aller visiter le couvent de l’Escurial ; il m’a adressé, sous cachet volant, une lettre pour le Révérendissime père Prieur dont je vais te traduire le texte.
- « J’ose espérer, Mon révérend Père, que vous voudrez bien donner des ordres afin que M. Duméril, Porteur de celle-ci, puisse, ainsi que les savants qui l’accompagnent, reconnaître et examiner à loisir tous les objets dignes d’attention que renferme votre couvent royal, et que vous voudrez bien lui faire témoigner les égards auxquels il a droit par l’importance de sa commission et son mérite personnel et distingué. Madrid le 18 Août 1805. El principe de la Paz. »
Nous n’avons pas encore été à ce couvent qui est à sept grandes lieues d’ici ce qui nous demandera trois jours d’absence.
M. D’Estala, qui est le chanoine qui m’accompagne, est le traducteur de Buffon : il parle fort bien le Français, mais il n’est pas naturaliste. je n’ai trouvé ici que des Botanistes et des Minéralogistes et un seul voyageur qui se soit occupé de Zoologie. C’est un médecin qui se nomme M. De Sesse et qui a été directeur d’une expédition au Mexique. Sa collection actuelle consiste principalement en figures. C’est un homme excessivement riche je ne le connais que depuis trois jours ; mais il me comble de caresses. il nous a donné un dîner splendide avant-hier. hier, j’ai été déjeuner chez lui, j’y suis resté jusqu’à une heure. il voulait me garder toute la journée et il m’a fait promettre d’y retourner ce matin à 8 heures pour me faire voir la fin de ses dessins dont il a plus de quatre cents.
M. Zea Directeur du jardin de Botanique, ne nous a presque pas quitté jusqu’à avant-hier, qu’il a été obligé de partir pour la Cour : il a donné des ordres au jardin pour qu’on nous donnât des échantillons et qu’on fasse dessécher pour nous toutes les plantes que nous désirerions. il doit être de retour sous cinq jours.
M. Desgenettes et moi avons été reçus membre de l’académie Royale de Médecine de Madrid dans une séance spéciale et avec beaucoup d’honneurs et d’égards par les hommes dont les noms sont très distingués en Europe.
Nous avons été voir le grand Hospice général. c’est un bâtiment superbe dont la construction n’est pas encore terminée, quoiqu’on puisse y recevoir trois mille malades hommes. C’est en même temps une école pratique de Médecine et de chirurgie. Il y a deux professeurs dans chaque partie, qui est tout à fait distinguée. chacun des médecins jouit d’un traitement de 8 000ll et les chirurgiens de 5. le jour où nous y allâmes nous fûmes témoins de la visite. Il y avait bien 200 élèves en médecine tous très propres, très bien mis et en apparence très bien élevés. On fit pour nous ce jour-là les leçons en latin. Nous visitâmes la maison en détail. M. Desgenettes qui devait s’y rendre ne put y venir ce jour-là. J’ai su depuis qu’on avait été très satisfait de moi. Le corps des médecins du roi nous donne jeudi prochain un grand dîner de cérémonie.
J’ai commencé de travailler à ma préface. j’espère te l’envoyer à la fin de la semaine. j’ai trouvé ici dans la bibliothèque de M. Proust, célèbre chimiste, un mémoire que j’avais inséré en l’an 8 dans le journal de Physique et dont je voulais profiter.
Nous ne quitterons Madrid que vers mercredi de la semaine prochaine. M. Bally ne nous a point encore rejoint. Notre instruction avait été adressée au préfet de Pau[4], pour nous la remettre à notre passage : Ayant appris que nous étions à Madrid, il nous l’a envoyée sous le couvert de notre ambassadeur.
j’ai reçu de M. Beurnonville de très grandes marques d’amitié et d’intérêt particulier. nous avons dîné chez lui deux fois. J’y vais souvent et il nous reçoit d’une manière très aimable et aisée. Tu pourras continuer de lui adresser mes lettres : Il m’a promis de me les faire tenir à Cadix et à Malaga. Notre dessein est de nous arrêter quelques jours à Séville, à Cordoue et dans toutes les villes un peu remarquables.
Je n’ai eu qu’une seule fois la migraine depuis mon départ. j’étais en route, et c’était le jour où je t’écrivais à Honrubia. je n’engraisse pas cependant je ne prends guère que du chocolat le matin. la cuisine ne nous plait pas beaucoup ici, surtout celle de notre Hôtel. on ne connaît pas le beurre. les œufs sont très rares. on mange tout à l’huile et cette huile-là est d’un très mauvais goût et surtout d’une odeur détestable. On nous avait beaucoup parlé des fruits d’Espagne. les poires, le raisin, les pêches, les prunes sont ici détestables. Madrid est isolé : les fruits lui arrivent de Valence et, afin de pouvoir les transporter, on les cueille verts. le melon seul est une chose très agréable, surtout la Sandía, ou le melon d’eau à fruit rouge. On nous parle beaucoup ici des fruits de l’Andalousie. C’est vraiment la terre promise dans les 3 royaumes que nous avons parcourus.
Je suis moins satisfait du Muséum d’histoire naturelle que je ne l’avais espéré. Il y a de très beaux échantillons de Minéralogie : mais seulement des choses du pays et du Mexique, mais le tout est pêle-mêle seulement pour plaire à l’œil et non disposé pour l’étude.
Les oiseaux et les quadrupèdes sont assez nombreux cependant la plupart sont attaqués et surtout très mal empaillés. il y a peu de poissons. ceux qu’on y conserve sont empaillés et en général on a choisi de fort beaux individus. Les reptiles sont en si petit nombre que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Dans ces deux dernières classes je n’ai rien vu de nouveau. les coquilles sont en grand nombre très belles et bien conservées. Il y a peu d’insectes ceux qu’on a recueillis ont été achetés à Paris chacun d’eux est enfermé dans un petit cadre ainsi qu’on le voyait autrefois à Paris.
Il y a une pièce entièrement destinée aux fossiles. on y voit un beau squelette d’un animal perdu et dont la carcasse a été conservée sous terre et trouvée à cent pieds de profondeur dans les sables du bord de la rivière de la plata au Mexique. Dans la chambre suivante on voit un grand nombre de plantes artificielles en papier et en soie fort bien imitées ; mais dont les couleurs se sont un peu altérées par le temps. il y en a au moins quatre cents. On voit enfin dans deux autres pièces des vases antiques en pierres précieuses, analogues à ceux du trésor de Saint-Denis et des armures, des instruments pour la guerre ou pour l’économie domestique des péruviens et des Romains.
Le Directeur de ce muséum[5] n’est point arrivé à Madrid. on l’attend d’un jour à l’autre. pendant son absence on ne peut point ouvrir les armoires car il a donné des ordres précis de sorte que je n’ai pu rien y faire ni proposer aucune sorte d’échange car il n’y a personne là qui ait la moindre teinture de la science. Notre ambassadeur[6] m’a dit de faire une note des objets doubles que je pourrais désirer et qu’il se faisait fort de me les procurer ; mais je n’ai rien vu encore que j’aie pu convoiter si ce n’est en minéralogie. Je ne parle pas d’un petit morceau d’or natif qui peut peser de 25 à 30livres ! ce qui me dédommagerait assez bien du voyage.
Je n’ai point encore pu m’ennuyer : je regrette cependant un peu Paris. pour tout ce qui tient au commerce de la vie. la maladie ne s’est pas encore manifestée : il y a bien une autre fièvre, mais elle a affecté d’autres caractères et elle cède dit-on à l’usage du quinquina. C’est là ce qu’on a mandé aujourd’hui d’Ecija petite ville très près de Cadix.
Je n’ai pas le temps d’écrire à la maison. tu pourrais, par occasion, envoyer celle-ci. N’oublie pas de me donner des nouvelles. Je t’embrasse. Ton frère
C. Duméril
Notes
- ↑ Le Sénatus-Consulte qui rétablit le calendrier ancien est postérieur : il date du 22 fructidor an XIII (9 septembre 1805).
- ↑ Manuel Godoy Álvarez de Faria.
- ↑ Pedro Estala.
- ↑ Boniface Louis André de Castellane-Novéjean est préfet de Pau de 1802 à 1810.
- ↑ Probablement Don Eugenio Yzquierdo (ou : Eugenio Izquierdo de Ribera y Lezaun), directeur du cabinet d’histoire naturelle de Charles IV et conseiller intime de Godoy Álvarez de Faria ; il est mort avant 1814.
- ↑ Pierre Riel de Beurnonville.
Notice bibliographique
D’après l’original (il existe également une copie dans le livre des Lettres de Monsieur Constant Duméril, 2ème volume, p.121-126)
Pour citer cette page
« Lundi 26 août 1805. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Madrid) à son frère Auguste Duméril l’aîné (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_26_ao%C3%BBt_1805&oldid=40439 (accédée le 9 octobre 2024).
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