Lundi 22 et mardi 23 août 1870 (B)

De Une correspondance familiale


Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)


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Lundi soir

Ma chère Nie mignonne Je t'écris ce soir Lundi assis à ta place, sur ta chaise dans ton petit salon chéri. Le petit mot que je t'ai adressé ce soir était si court, si à la hâte & n'avait d'autre but que de te dire que nous n'avons rien de particulier.

Madame André[1] a fait afficher Samedi soir jour de paye (elle a pu se faire l'argent) que n'ayant plus de travail, elle engage les ouvriers à chercher de l'ouvrage ; qu'elle ne s'engage pas à en donner longtemps encore. C'est une consternation dans le village, ses ouvriers sont bien des plus mauvais du pays & qui se sont conduits indignement lors de la grève[2].

Mais cela, tout naturellement, me touche aussi & sera un lourd fardeau pour cet hiver. Nous ne travaillons pas ni aujourd'hui ni demain, finissons le peu qui reste[3]. Après je ne sais pas trop. Les Kestner n'ont plus de sel, houilles ni pierres calcaires, ils ont une 30aine de voituriers qui ne suffisent pas.

Thann & toute la vallée se trouve avec très peu de farines & pas de sel du tout. Je ne parle pas du sucre dont on peut se passer.

Ce matin l'on nous a prévenus qu'on reprenait de la marchandise au chemin de fer. Je vais m'empresser d'expédier les 600 balles que j'ai en magasin. Une bonne responsabilité de moins. Nous avons encore heureusement de la houille pour un mois surtout si l'on ne travaille pas.

J'ai eu la visite de AugusteScheurer-Kestner qui est venu me dire que les curés de Thann[4] & Vieux-thann[5] continuent à exciter le peuple contre les rouges. C'est eux, la cause de tous nos malheurs. Ils n'ont pas tout à fait tort. C'est d'eux que nous tenons le vox populi. Mais ce n'est pas ainsi que le curé l'entend. Le fait est que l'excitation est excessive qu'un rien peut faire éclater une exécution du peuple. Il paraît que Scheurer & Chauffour[6] hésitent à prendre l'affaire Kestner, Scheurer, Roth & Stehelin sont aussi à se demander s'ils doivent rester dans le pays.

J'ai autant à leur offrir.

Voilà où en sont les esprits, tu vois que ce n'est pas gai. Tu as lu la scène des environs de Périgueux[7], c'est absolument ce que nous avons à craindre ici & probablement un peu partout.

Scheurer est à souhaiter que quelques boulets allemands détruisent leur fabrique pour qu'il puisse porter son industrie ailleurs. Il est à croire que si tout n'est pas ruiné il y aura des industries à vendre bon marché.

Mais nous parlerons plus à tête reposée lorsque notre rude tâche sera achevée, puisque aujourd'hui il faut rester à son poste chacun ; & le poste n'est pas enviable il s'en faut.

Nous voilà déjà 4 jours sans nouvelles de Metz, ce n'est pas bon & l'on fait bien de broyer du noir, quoiqu'au chemin de fer l'on augure bien de cette reprise de trains de Marchandises. Il y a maintenant sur Mulhouse 2 trains, montant & descendant au lieu d'un seul.

Pour moi, je crois t'avoir dit que je doutais d'un succès de retraite possible. dans les conditions dans lesquelles se trouve Bazaine je crois préférable qu'il soit complètement entouré, s'il peut tenir à une position aussi terrible. C'est Châlons qui a la rude tâche d'aller le rejoindre. Avons-nous le monde nécessaire ?

Que c'est affreux qu'une pareille guerre ! Je suis bien de l'avis de Mme Buffet[8]

Nos amis dans le monde entier sont bien rares, s'il y en a. & l'on est à chercher, le Danemark excepté, quel est le peuple qui ne voie, avec plus ou moins de contentement, le malheur qui nous accable. Il y a un motif. Jusqu'au Pape[9] qui parait heureux de se mettre sous la protection prussienne & a fait complimenter par Antonelli[10] son Altesse le futur empereur d'Allemagne[11]. L'on ne dit pas s'il fait dire des messes (c'est méchant)

J'avoue que je ne suis pas aussi rassuré que vous paraissez l'être dans Paris & pour Paris. Je te confesse franchement que je te verrais avec bien plus de sécurité [aux] environs de Bâle où je pourrais facilement aller vous visiter. Le chemin de fer de Bâle à Mulhouse ne sera pas détruit, c'est du reste impossible, il n'y a pas un pont. Même le pays occupé, la circulation sera encore possible pour les personnes & les lettres.

MmeGalland est chez son beau-père avec toute sa smala, dans un village dans les environs de Neufchâtel. Mme Stoecklin, ses 2 filles & la petite[12], sans bonne est dans l'auberge du même village. Elles ne sont pas trop mal, s'y plaisent comme l'on peut se plaire dans ces conditions. Elle a fait son prix d'avance, logement nourriture, service & tout pour 10 F 50 par jour pour 4 personnes [pour] 350 F par mois. Cela doit être un pauvre hôtel 3 F par jour !

Si le saxon arrive devant Paris, c'est qu'il aura passé pardessus toutes nos armées, qui ne doivent plus exister.

Suite

Dans ces conditions l'on est en droit de se demander ce que deviendra Paris.

S'il y arrive il aura perdu 4 à 500 mille hommes, il sera guère aimable & si la rue se défend la ville court de grands dangers.

Tu vois ma chérie que je suis guère aimable [qu'en] veux-tu. Je ne vois que vous & n'ai plus que vous. Il est si naturel qu'on s'en [préoccupe] & mettant tout au pire, l'on arrive à être plus qu'effrayé. Tu me diras peut-être avec quelque raison, pourquoi voir tout si noir. Tu as raison. Mais si il y a un mois l'on nous avait prédit ce qui malheureusement est. Personne n'aurait osé broyer ce noir ; même pas moi. & cependant cela est !

Il doit affluer énormément de monde à tous les dépôts de guerre. Ce soir encore 6 jeunes gens d'ici qui partent volontaires. Il en est ainsi de partout. Une 30aine sont partis d'ici depuis quelques jours.

Mais il en faut 600 mille & arrivera t-on à temps ? y a t il de quoi les armer ? Les princesses & duchesses & comtesses en ont elles laissé ? Aura t-on le courage de sonder tous les gouffres que la France s'est creusés. Pauvre pays.

Ici tous les partants militaires ; c'est aux cris de Vive Napoléon[13] que l'on quitte son pays. Tous les curés en chaire même cris. Un plébiscite aujourd'hui donnerait à la France un échantillon du savoir-faire du Vox populi

Je reviens à ma Suisse où je voudrais te voir, mais où je comprends que tu ne veuilles pas aller. Tu es bien mieux au milieu des tiens avec ta bonne mère[14], qui, elle aussi, a de justes préoccupations. Julien[15] restant à Paris elle voudra y rester & toi rester avec elle.

Si tu te décidais à aller en Suisse j'irais à ta rencontre à Dijon & rentrerais par Pontarlier en Suisse pour en ressortir par Bâle. L'on est si mal & si mal à son aise partout que l'on ne sait réellement ce qui est le mieux. Dans tous les cas pas ici, nous aurons notre tour de grosses tribulations.

Comprends ma peur, si tu peux, mais laisse-moi t'aimer & me préoccuper de toi & de nos chères trésors[16]. Tu es bien entourée de personnes aussi prudentes, plus à même que moi de juger ce qui serait le mieux.

Si tu as besoin d'argent Offroy a à ma disposition 10 mille F qui ne sont pas assez pour me décider à un voyage.

Mon avis est qu'avant 15 jours Paris est investi ou le Saxon est sur son retour. Il faudra donc prendre un parti & si l'on se décide à suivre la voix tremblante du poltron prendre les 10 000 F rue du faubourg Poissonnière 63 & se mettre en route.

Tu sais que le télégramme n'est plus possible. Les lettres arrivent régulièrement & depuis 2 jours nous avons les Journaux. Celui de Bâle doit être arrêté à la frontière depuis 3 jours. Toujours le même boisseau ! Cela ne rassure pas, mais inquiète davantage.

Metz comme Strasbourg ne doit plus pouvoir communiquer avec le reste de la france.

Ce matin l'on nous assurait que la filature la chartreuse (aux Stehlin) qui se trouve aux pieds des fortifications strasbourgeoises a été incendiée par l'ennemi. Par contre Kehl serait en cendres. Je ne crois ni l'un ni l'autre. L'on dit seulement que de la rive gauche du Rhin l'on bombarde faiblement la citadelle qui répond. Pas un soldat sur la rive gauche droite du Rhin par contre nouvelle levée en Allemagne & l'on assure qu'il rentre toujours par Rastadt des troupes en France. L'on assure aussi que la dysenterie a déjà fait pas mal de victimes dans l'armée ennemie & qu'elle augmente ;

Il n'y aurait rien d'étonnant ces gens ne doivent pas être très à leur aise. les nuits commencent à être fraîches. Le baromètre remonte je voudrais tant le voir à grande pluie !

M. le Curé est venu me présenter son vicaire[17] ; tout petit, maigre, tout jeune, figure intelligente, vive. Petite personne se croyant gros personnage, cassant & peu conciliant. Nageant en pleine Eau de son Evêque[18]. Il ne me va pas encore, nous regretterons l'ancien.

Sœur Emilie[19] est venu me dire que l'école de couture n'a plus d'étoffe ni ici, ni à Roderen. Je lui ai promis des coupons mais n'en ai rien fait encore, un peu par oubli.

Il est tard bonsoir.

Mardi 23. Matin 10 h. La voie est coupée à Chaumont. Jaeglé va à Mulhouse pour voir si l'on peut faire expédier des balles, à Thann plus possible. Ce sont de ces positions impossibles. Les chemins de fer coupés, je ne vois malheureusement pas trop comment tu peux sortir de Paris à moins d'aller à Lyon & Genève. A la garde de Dieu. tu resteras à Paris ! Que Dieu nous protège ! Mais sa protection nous est visiblement retirée ! L'on dit qu'à Strasbourg l'ennemi a brûlé une rue entière, elle est à une distance formidable de la rive droite

C'est la rue qu'habitent les parents de Mme Jaeglé[20]. Ces pauvres gens sont sans nouvelles depuis longtemps déjà & des parents de lui[21] & d'elle ! Aussi est-on inquiet. C'est où nous en serons dans quelques jours ! Quelle position. & tous ceux qui nous y ont plongés vivent encore !

Voilà Bazaine enfermé dans Metz, combien d'hommes lui reste-t-il ? le camp sera refoulé ou coupé de Paris & Paris se défendant peut parfaitement être brûlé comme Strasbourg. La fureur est tellement [grande], les sacrifices immenses de part & d'autre. C'est la destruction d'un pays d'une race par une autre.

Nous n'aurons pas le courrier de Paris. Je n'ai donc pas ta lettre, ne sais si la présente te parviendra. Pas d'autres nouvelles d'ici. Ne sais pas s'il y a des troupes à Belfort.

Je viens d'adresser un panier fruits à Emilie[22]. Edgar m'écrit pour affaires, rien de lui & sa famille. Pas de nouvelles de Morschwiller[23] depuis avant-hier. J'ai écrit à Morschwiller pour donner de vos nouvelles & ai envoyé la lettre de Mimi. Je pense que Mimi aura repris son entrain & que son maladroit accident n'aura pas de suite

Tu voudras bien l'Embrasser avec Emilie[24]. Mes meilleures amitiés à tous de ton ami qui t'aime

Charles


Notes

  1. Marie Barbe Bontemps, veuve de Jacques André.
  2. Grève du mois de juillet 1870.
  3. Voir les entreprises Mertzdorff.
  4. Jean Baptiste Grienenberger, curé de Thann.
  5. François Xavier Hun, curé de Vieux-Thann.
  6. Victor Chauffour, gendre de Charles Kestner.
  7. Allusion au supplice et à la mise à mort d'un jeune aristocrate local par la population du village de Hautefaye (Dordogne) lors d'une foire, le 16 août 1870 (voir Alain Corbin, Le Village des cannibales, Aubier, 1990).
  8. Marie Pauline Louise Target, épouse de Louis Joseph Buffet.
  9. Pie IX (1792-1878), pape depuis 1846.
  10. Giacomo Antonelli (1806-1876), cardinal italien, secrétaire d’Etat sous Pie IX (1848).
  11. Guillaume Ier (1797-1888), roi de Prusse (1861-1888), futur empereur d’Allemagne (1871-1888).
  12. Probablement Jeanne Heuchel.
  13. Napoléon III.
  14. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  15. Julien Desnoyers.
  16. Marie (Mimi) et Emilie Mertzdorff.
  17. Possiblement Théodore Abt.
  18. André Raess (1794-1887) évêque de Strasbourg de 1842 à 1887.
  19. Emilie Halfermeyer (sœur Emilie).
  20. Marie Caroline Roth, épouse de Frédéric Eugène Jaeglé, fille de feu Jean Roth et de Caroline Frédérique Eberlen.
  21. Daniel Edouard Jaeglé, père de Frédéric Eugène, et son épouse Anna Frédérique Wolff.
  22. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel et sœur de Charles.
  23. Morschwiller, où vivent Louis Daniel Constant et Félicité Duméril.
  24. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie (Mimi).

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 22 et mardi 23 août 1870 (B). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_22_et_mardi_23_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=43247 (accédée le 3 décembre 2024).

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