Jeudi 26 mai 1831
Lettre d’Auguste Duméril (Paris) à son cousin germain Henri Delaroche (Le Havre)
Ce 26 Mai 1831.
Mon mal d’œil n’a pas duré longtemps, mon cher Henri, et j’ai aussitôt repris mon travail, et dès lors, je me suis retrouvé dans cette impossibilité, presque continuelle, de trouver un moment pour t’écrire. Les embarras de notre transport au jardin, m’ont aussi empêché de continuer cette lettre, commencée depuis tant de jours, mais j’espère bien que tu ne m’en voudras pas.
Papa[1] a écrit aujourd’hui à Matilde[2], au sujet de Rose : il paraît que la pauvre fille est très mal, et qu’elle mourra bientôt : il est triste que sa maladie, pour n’amener que cette triste fin, ait été si longue.
Nous espérons que Mme Pochet est contente de sa nouvelle bonne. Nous avons lu avec un grand intérêt et beaucoup de plaisir, tant dans les journaux, que dans une longue lettre de Constant[3], tous les détails qui avaient rapport au voyage du roi[4]. Vous avez dû bien jouir de voir ainsi ce roi, qui est, comme on le voit, d’après toutes ses manières affables et modestes, si intéressant. Je m’imagine que tu as dansé au bal, qui, à ce que nous voyons, devait être magnifique. Constant dit s’y être extrêmement amusé. Nous faisons nos compliments à Matilde, sur l’honneur qu’elle a eu de danser la première contredanse avec le prince royal.
Ces examens, dont je te parlais, n’ont pas été bien terribles : on n’a pas interrogé tout le monde, et moi, j’ai fait partie du nombre de ceux qui ne l’ont pas été. Tu me demandes sur M. Morin[5] des détails, plus que je n’en sais : je crois que maintenant, il n’est pas en état de faillite. La maison est, dit-on, fort bien dirigée par le nouvel acquéreur. Quant à la pension de demoiselles, je ne sais, en aucune façon, s’il l’a conservée : ce qui fait que je suis dans cette ignorance complète, c’est qu’il ne m’arrive jamais de rencontrer d’élève qui soit encore à Fontenay.
Il y a quelque temps, Carraby[6], allant le matin chez Claus, qui ne demeure pas loin du collège, est venu me prendre : j’ai fait la course avec lui, et il m’a parlé de nos anciennes connaissances. Il m’a dit que Chon est dans une pension où il triple, à ce que je crois, sa rhétorique ; qu’il travaille beaucoup, parce qu’il veut entrer à l’École Normale, et qu’il tâche d’avoir des prix au grand concours ; que Durand, que tu dois te rappeler, est très grandi ; qu’il s’est fait chasser d’une école préparatoire pour la marine ; que Lejosne[7] est toujours à Fontenay, et travaille, à ce qu’il paraît, beaucoup, et enfin le père de Lange[8], qui faisait un commerce de mousseline, a fait faillite ; je ne sais pas s’il est resté à la pension.
J’ai aperçu, il y a environ trois semaines un mois, M. Didier[9], dans la voiture de Rabourdin : il m’a semblé être toujours le même et toujours fleuri.
J’ai vu avant-hier, dans la rue St Jacques, M. Gibon[10], que je n’ai pas salué, car il a eu l’air de ne pas vouloir, lui-même, le faire, ou bien, peut-être, ne m’a-t-il pas vu. Je suis passé, il y a peu de jours, auprès d’un jeune homme, que je n’avais pas vu depuis trois ou quatre ans, qui ne m’a pas fait l’effet du tout d’être grandi, et qui, par conséquent, est, et sera d’une petite taille : si tu te le rappelles, puisqu’il doit avoir plus de vingt ans, il avait un certain air fat, et a paru chercher à me reconnaître, sans pouvoir y réussir : enfin, c’était le grotesque Kirgener[11]. Il est toujours le même : je ne sais s’il aura conservé son agréable son de voix. Il est arrivé, il y a à peu près un mois, un bien grand malheur à Meaux. Son père, qui jouait sur les huiles, à la bourse, s’est ruiné, et a été se tirer un coup de pistolet, au Père-Lachaise. On ne conçoit pas que ce Meaux ait été un homme à jouer ainsi, sur les rentes. Il laisse probablement sa famille dans la misère, et son fils, qui était encore dans la pension où est mon cousin Auguste[12], a quitté cet établissement : il est maintenant chez un avoué. Maman[13] a vu Mme Bergerot[14], qui paraissait fort affligée de la résolution prise par son fils[15] : comme tu le dis, il est probable qu’il se dégoûtera du métier.
J’admire, avec toi, la promptitude avec laquelle Gustave et Achille[16] ont fait leur chemin ; j’aimerais bien les revoir tous deux.
Nous avons reçu, l’autre jour, une lettre de Mme R. Duval[17] : elle nous mande qu’elle est fort heureuse, mais non pas aussi contente de sa santé, que de son sort : elle dit que l’air vif de Laon ne lui convient pas : il faut pourtant espérer qu’elle s’y accoutumera.
Je te félicite d’avoir vu Mlle Despréaux : c’est une charmante actrice[18]. Elle a débuté dernièrement au Gymnase, où elle attire la foule. Pour moi, je vais assez souvent au spectacle, quand cela ne me dérange pas pour mes devoirs. C’est un de mes plus grands plaisirs ; j’y vais quelquefois avec Auguste, qui est aussi un amateur. Nous sommes loin de tous maintenant, et je compte me régaler souvent de l’Odéon, qui a de bonnes pièces, et de bons acteurs. J’ai été, le premier Mai, à ce théâtre, lorsqu’on jouait gratis. C’est un spectacle, que j’étais très curieux de connaître : je n’y suis resté que dix minutes ou un quart d’heure, mais j’ai eu tout le temps de sentir l’horrible chaleur qu’il faisait, et la dégoûtante odeur qui régnait dans la salle. C’était un aspect très curieux, dont je suis fâché que tu n’aies pas eu occasion de jouir. On entend, dans un profond silence, mais on s’en venge bien, dans les entractes, car on fait alors un vacarme effroyable. La salle contenait, au moins, un cinquième de plus de personnes que cela ne se peut, lorsqu’on paye. Ce qui explique cela, c’est qu’on enlève les banquettes des loges, et qu’on est dedans, comme dans des cages à poulet.
Eugène[19] me charge de te faire toutes ses amitiés et, en même temps, de te remercier de ta lettre, veuille, je te prie, t’acquitter, de ma part, de la même commission pour Constant, que nous embrassons tous, tendrement.
Adieu, mon cher Henri ; tout le monde ici se joint à moi, pour t’embrasser, et pour te prier de faire nos plus tendres amitiés à tous tes alentours. Remercie bien aussi, pour nous, M. et Mme Latham[20] : le cidre est excellent, et fait nos délices, ainsi qu’à la charmante petite Antoinette de Tarlé, qui est maintenant auprès de nous, avec sa mère[21], et qui, en sa qualité de normande, est passionnée pour le cidre.
Mme de Tarlé, qui veut que tu saches que je suis amoureux de sa délicieuse petite, me charge de te faire ses amitiés, et te prie de la rappeler au souvenir de ta famille. C’est vraiment un plaisir que de voir cette petite fille, de 26 mois, si développée : elle nous rappelle Cécilia[22], qui maintenant doit être aussi fort gentille. Nous voyons que ton neveu Alfred[23] est décidément royaliste.
Notes
- ↑ André Marie Constant Duméril.
- ↑ Matilde Delaroche, sœur d’Henri, épouse de Louis François Pochet.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril, frère d’Auguste.
- ↑ Fin mai 1831, Louis-Philippe visite la Normandie. Il est attentif aux fonctions de représentation de la famille royale et se fait accompagner de ses deux fils aînés. Si Louis, dit Nemours, 17 ans, est assez timide, Ferdinand, dit Chartres, prince royal, 21 ans, a la réputation d’un homme charmeur. Après un court passage à Paris, Louis-Philippe repart le 6 juin visiter les départements de l’Est.
- ↑ Prosper Henri Morin, directeur d'un pensionnat à Fontenay-aux-Roses.
- ↑ Calixte Carraby.
- ↑ Probablement Hippolyte Lejosne (le copiste écrit "Lejorne").
- ↑ Pierre Édouard Lange (ou Édouard Jacques Lange), fils de Gabriel Jean Jacques Lange.
- ↑ Hypothèse : Charles Didier.
- ↑ Probablement Alexandre Gibon.
- ↑ Napoléon Louis Henri Kirgener de Planta.
- ↑ Charles Auguste Duméril.
- ↑ Alphonsine Delaroche.
- ↑ Anne Marie Sem, épouse de Guillaume Bergerot.
- ↑ Joseph Alexandre Constantin Bergerot.
- ↑ Gustave et Achille Say, fils aînés de Louis Say, raffineur de sucre à Nantes, sont associés aux affaires paternelles. Ils ont alors 19 et 20 ans.
- ↑ Octavie Say, épouse de Charles Edmond Raoul-Duval.
- ↑ Louise Rosalie Despréaux, épouse Allan (1810-1856) est entrée à la Comédie française en 1831.
- ↑ Eugène Defrance.
- ↑ Charles Latham et son épouse Pauline Élise Delaroche.
- ↑ Suzanne de Carondelet, épouse d’Antoine de Tarlé ; leur fille Antoinette est née en mars 1829.
- ↑ Fille aînée des Latham, née aussi en 1829.
- ↑ Alfred Pochet.
Notice bibliographique
D’après les « Lettres adressées par mon bon mari A. Auguste Duméril, à son cousin germain Henri Delaroche, du 30 Août 1830, au 6 Mai 1843 » in Lettres de Monsieur Auguste Duméril, p. 767-773
Pour citer cette page
« Jeudi 26 mai 1831. Lettre d’Auguste Duméril (Paris) à son cousin germain Henri Delaroche (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_26_mai_1831&oldid=60872 (accédée le 21 novembre 2024).
D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.