Dimanche 5 et lundi 6 mars 1871
Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris)
Dimanche 5 Mars 71
Ma chère petite Gla,
Combien la lettre que tu m'as écrite Dimanche dernier m'a fait plaisir, au moins je t'ai retrouvée, j'ai pu te suivre dans tes pensées, dans ta vie. Eh bien, nous sommes tristes, notre douleur est la même, notre but le même, partageons donc tout cela en nous écrivant et en nous répétant que le souvenir de l'être chéri que nous avons perdu, sera encore un lien de plus pour resserrer entre nous tous, notre affection[2].
Maman[3] est vraiment bien bonne de m'écrire comme elle le fait, je ne saurais assez lui dire combien ses bonnes paroles me sont précieuses ; je me répète les pensées courageuses et profondément chrétiennes qu'elle exprime si bien et qui viennent adoucir un peu son profond chagrin. En effet il n'y a que cette confiance qui soulage. Figure-toi que je me surprends souvent à causer avec lui, notre Julien, je dis un petit mot à son cher portrait... cela soulage.
Je suis forcément distraite tant par mes occupations (qui ne sont cependant pas aussi nombreuses que les tiennes) mais surtout par mes chères petites filles[4] avec lesquelles il faut causer, rire, s'associer à leurs petites joies, elles qui comprennent et partagent tous les regrets que tous donnent au cher et aimé oncle Julien ; mais le cœur ne se distrait pas et c'est de notre bonne mère dont je suis occupée, c'est elle que j'ai toujours devant les yeux ; nous parlons souvent d'elle, je la vois courageuse, mais sa tristesse est si profonde, et si partagée de tous ceux qui ont connu son Julien que le temps ne fera qu'augmenter nos regrets.
Nous voudrions pouvoir être de suite tous 4 autour de nos bons parents, mais les voyages sont encore trop difficiles et on dit qu'il serait imprudent, pour ceux qui n'ont pas habité Paris pendant le siège d'y arriver de suite. M. Bonnard n'a pas encore permis à sa femme[5] de ramener ses enfants et son père[6] à Paris : je pense cependant que ça ne va pas tarder et qu'alors nous pourrons aussi, avec vos conseils, décider le moment de notre venue.
Je suis heureuse de voir combien ta vie est utile, bien employée, c'est si bon dans ces moments de grande crise de pouvoir porter quelques adoucissements à tant d'infortunes et tu sais si bien te multiplier, que je t'admire de loin et voudrais t'imiter.
Comme je te l'ai écrit, nous n'avons pas eu de blessés, et tout ce que nous avons fait nous l'avons envoyé en Suisse, à Mulhouse & mais maintenant les chaussettes de laine, les bandes & ne me paraissent plus devoir être utiles ; dis-moi donc quelles sont les choses dont tu trouves le placement le plus nécessaire, tant pour les convalescents que pour les petits enfants, les femmes &. Je serais contente de travailler pour toi, je te le porterais en allant vous voir. Ici notre pays a été épargné, nous avons fait l'impossible pour conserver les ouvriers, c'est donc vers de plus grandes infortunes qu'il faut porter ce qu'on peut faire encore.
Mais la consternation est profonde, car notre pauvre Alsace paie pour jusqu'au jour où elle sera de nouveau le théâtre de quelques luttes terribles. L'histoire nous l'apprend partout.
Je partage la douleur de votre pauvre Louise[7], comme je suis sûre qu'elle partage la nôtre. Son détachement de la terre ma parait bien naturel, mais ses pauvres enfants ! Elle sera mieux dans votre voisinage pouvant vous voir tous et cependant étant chez elle.
J'ai été à Colmar, la semaine dernière ; partout des tristesses et des misères ! Quelle reconnaissance on doit avoir pour ses parents[8] quand ils sont ce que sont les nôtres. C'est toi qui les embrasseras encore pour moi.
Lundi midi. Hier est arrivée à Charles[9] une bien bonne lettre d'Alphonse[10] du 28[11]. Remercie-le bien de nous avoir écrit. Il est si bon de retrouver dans les siens les mêmes pensées que soi-même on ressent. Tout ce qu'il dit de notre Julien, de notre bonne mère, de toi, de notre malheureuse France, est tellement à l'unisson de nos sentiments ! Dis-lui que plus que jamais nous l'aimons et apprécions tout ce qu'il est et qu'on éprouve tous le besoin de resserrer encore les affections de famille.
10h du soir. Aujourd'hui il faisait un temps splendide, au reste comme depuis 15 jours, j'ai emmené toute ma petite jeunesse en y joignant les petites Berger[12] et nous sommes allés à Leimbach à pied, une bonne petite course qui a fait du bien. J'avais à aller à l'école de couture de Leimbach pour distribuer les chemises finies. La semaine prochaine j'en ferai autant à Roderen. Je continuerai de même à m'occuper des écoles jusqu'au jour où le français sera supprimé... Et on dit que cela ne tardera pas, déjà à Thann on a fait partir une sœur qui ne savait pas l'allemand. Tous les professeurs du collège de Colmar ont été renvoyés.
Mme Floquet[13] est venue me voir ; je souhaite te trouver aussi bonne mine qu'à elle. Elle a aussi eu un de ses parents frappé le 12 Janvier au fort d'Issy. Que de victimes, que de douleurs. Il semble toujours qu'on rêve, tout cela ne peut être que l'effet d'un épouvantable cauchemar ! mais hélas non, c'est la triste réalité. Et on pourrait tenir à la vie encore ? Cependant quand on est entouré de petite jeunesse, il ne faut pas toujours répéter cela, si tu savais comme mes petites filles cherchent à bien faire, à être sages, à s'appliquer à tous leurs devoirs et cela pour me faire plaisir et pour un jour retrouver tous ces êtres aimés qu'elles ont déjà vus disparaître[14]. Tout cela se lit dans leur bon petit cœur, ce sont des natures comme petit Jean[15], aussi Emilie me gronde quand je compare ses petits cousins à son chéri <> de Jean. C'est très amusant ; elles se réjouissent, à la perspective de vous aller voir bientôt, car à moins d'impossibilité, je ne les laisserais pas, elles sont si malheureuses, quand je ne suis pas avec elles, il leur semble alors que c'est fini et qu'elles vont me perdre aussi. Elles vont très bien toutes deux de santé surtout Marie qui n'a plus de malaise.
Ce soir viennent de nous arriver 2 bonnes lettres de maman du 2 Mars. Une pour Emilie et une pour moi. J'écrirai demain moi-même à cette bonne mère pour la remercier ; en attendant porte-lui ce griffonnage, en l'embrassant pour moi, comme j'aimerais le faire, je comprends si bien sa tristesse, elle est si naturelle et si vraie.
Ceux qui ont passé par la même épreuve que notre pauvre mère, Mmes Heuchel[16], Duméril[17], Stoecklin[18], Mertzdorff[19] (qui a perdu une fille de 20 ans charmante) disent bien qu'après un certain temps, le courage tombe, et la tristesse devient plus grande, mais qu'ensuite la force morale revient ; les regrets restent toujours aussi vifs, mais il devient possible de s'occuper des choses matérielles ce qui est une distraction nécessaire pour notre pauvre nature quand elle est si douloureusement atteinte. Pauvre mère quel admirable exemple de résignation elle nous donne, je ne puis me lasser de le répéter. Montmorency va lui donner bien du mal, elle fait bien de faire planter les jardins, au moins qu’ils rapportent des légumes. J'espère qu'elle voudra bien, et vous tous aussi venir encore dans notre pauvre Alsace. De chez nous on ne voit rien, et on est de suite en montagne.
Dans ma maison rien de changé, je suis toujours contente de mon monde qui fait tout ce qu'il peut pour bien faire, et il y a beaucoup d'ouvrage. Je n'en dirai pas autant du jardinier[20], dont le plus grand mérite est dans sa langue, quand il sera possible, nous prendrons quelque chose de moins savant, et nous le remercierons, il s'en doute et fait l'empressé, c'est un républicain de l'espèce des partageux. Inutile de parler de cela à M. Houllet[21] qui a fait ce qu'il a pu et a cru, comme nous, que nous avions une perle ; nous tâcherons d'avoir quelqu'un du pays quant le moment sera venu. C'est un détail, on est si indifférent à toutes ces choses. La famille, et ceux qui souffrent il n'y a plus que cela qui intéresse. Réponds-moi si les chemises pour blessés, ou pour femmes, petits enfants seraient les bien venues ?
Adieu, ma Gla, embrasse bien papa, maman, Alfred[22] et ton cher mari de la part de nous quatre et garde pour toi mes tendresses
Eugénie
Mes amitiés à Cécile Dumas[23] et à Mme Trézel[24].
Écris-moi comme ta dernière lettre tu m'as fait bien plaisir.
Un petit mot à Estelle[25] de ma part, Cécile[26] lui souhaite le bonjour, la pauvre fille n'a pas de nouvelle de ses parents depuis Septembre, son village, près de Belfort, a été en partie détruit.
Quel magnifique clair de lune, quel beau ciel, on voudrait toujours voir au-delà. Pauvre nature il faut s'incliner devant la volonté de Dieu.
Notes
- ↑ Lettre sur papier deuil.
- ↑ Leur frère Julien Desnoyers est mort en janvier, au fort d'Issy.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Elisabeth Mertzdorff, épouse d’Eugène Bonnard et mère de Charles et Pierre Bonnard.
- ↑ Frédéric Mertzdorff.
- ↑ Louise Milne-Edwards, veuve de Daniel Pavet de Courteille.
- ↑ Jeanne Target et son époux Jules Desnoyers.
- ↑ Charles Mertzdorff, époux d’Eugénie Desnoyers.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards, époux d’Aglaé Desnoyers.
- ↑ Lettre du 28 février.
- ↑ Marie et Hélène Berger, amies des petites Mertzdorff.
- ↑ Hortense Kestner, épouse de Charles Floquet.
- ↑ Allusion en particulier à Caroline Duméril, mère décédée des petites Mertzdorff.
- ↑ Jean Dumas.
- ↑ Elisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel ; son fils Georges Léon est décédé en janvier 1870.
- ↑ Félicité Duméril, mère de Caroline.
- ↑ Elisa Heuchel, épouse de Jean Stoecklin ; sa fille Elisa Madelaine est décédée en janvier 1870.
- ↑ Caroline Gasser, épouse de Frédéric Mertzdorff ; sa fille Caroline Mertzdorff est décédée en 1854.
- ↑ Possiblement Gustave, jardinier chez les Mertzdorff.
- ↑ R. Houllet est chef des serres du Jardin des plantes à Paris.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
- ↑ Probablement la veuve du général Camille Alphonse Trézel.
- ↑ Estelle, domestique chez les Milne-Edwards.
- ↑ Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Dimanche 5 et lundi 6 mars 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_5_et_lundi_6_mars_1871&oldid=51820 (accédée le 21 novembre 2024).
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