Vendredi 30 juin 1871 (B)

De Une correspondance familiale

Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency)


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CHARLES MERTZDORFF

AU VIEUX THANN

Haut-Rhin[1]

Vendredi soir 30 Juin 71

Amie chérie, j'ai un petit moment j'en profite pour te dire que tous les Vieux-Thannois vont bien. M. Jaeglé[2] est de retour avec bonne mine, Georges[3] à son bureau comme un jeune. Ton serviteur est content aussi de sa santé, rien ne me manquerait si je vous avais auprès de vous. Ne sachant pas où j'en suis de mon journal que je me fais un plaisir de t'adresser comme document officiel de mes faits & gestes.

J'ai bien reçu la lettre de Mimi[4] avec un petit mot de founichon[5], cela fait toujours bien plaisir. Ta lettre du Mardi m'est parvenue ce matin Vendredi, il faut donc plus de 2 jours, ce n'est que le 3e que les lettres envoyées arrivent. Voilà plus de 10 jours que je vous ai quittés. Je t'assure que je ne m'en plains pas, sachant que vous êtes tous bien heureux d'être réunis, tu as le plaisir d'embrasser notre mère[6] bien aimée que nous voyons si peu. Nous sentons tous une douleur trop vive, notre enfant était de tous, de tous trop chéri pour ne pas se sentir soulagé en le pleurant ensemble.

Pauvre garçon, j'ai toujours devant les yeux sa triste, bien triste demeure. Par ce qu'il a été, nous pouvons facilement deviner ce qu'il eût été. Si je le pleure cet excellent Julien, c'est bien pour moi, il était notre enfant, la joie de Vieux-Thann & le bonheur de tout le pays. Il entrait dans la vie sans trop de soucis, des jours heureux nous souriaient à tous.

Mais à quoi peuvent servir tant d'amers regrets lorsqu'on est là devant cette petite croix en bois, foulant la terre où tant de victimes de nos erreurs reposent en paix. De lui plus rien qu'un souvenir. Lorsqu'une mère pleure un tel enfant, elle en a le droit & plus que toute autre a besoin d'être entourée par tous ceux qu'elle aime.

Je vois que le Rhume d'Emilie[7] n'est pas fort, puisqu'elle passe ses journées au Jardin, c'est peut-être le meilleur moyen de le faire passer plus vite.

Hier j'étais à Morschwiller[8], la première chose que l'on m'a montrée & parlé c'est de vos 2 bonnes lettres de toi & Marie. L'on ne m'attendait pas & je me suis décidé à cette course que sur la lettre de M. Jaeglé que je désirais ramener avec moi en Voiture. A Morschwiller l'on était sans nouvelles de Paris, aussi j'ai dû répondre à mille questions. J'ai trouvé tout le monde en bonne santé, bonne-maman ne se ressentait plus de son petit accident d'yeux dont je crois t'avoir parlé.

Nous avons mis en train des machines nouvelles, de sorte que le temps s'est vite passé. Le travail est bon, se fait assez facilement, mais arriverons à faire pour le 31 Août tout ce que l'on nous demande, j'ai peur que non & ce sera fort désagréable. Il en est de même ici ; je n'ai pas envoyé mes voitures Jeudi dernier à Mulhouse, hommes, chevaux & Magasins n'en peuvent plus. C'est par des voituriers étrangers que l'on nous impose la marchandise, il y en a partout plus une pauvre petite place vide.

Employés & ouvriers, chacun y met du sien, tout le monde donne ce qu'il peut sans se plaindre. Comme depuis plus d'une année l'on a un peu négligé d'entretenir la boutique, il y a bien des choses qui clochent & en somme, tout en se donnant plus de mal, nous ne faisons pas beaucoup plus, comme résultat, que dans d'autre temps de presse. Du reste ici la marche est bonne, les produits bien satisfaisants & jusqu'à ce jour pas une anicroche un peu sérieuse, tout va comme sur roulettes. Toujours beaucoup de demandes de travaux d'ouvrage, beaucoup de jeunes gens qui quittent, surtout beaucoup de femmes dont les maris sont sans ouvrage ou ont quitté qui demandent l'entrée ici.

Mais d'après mes petites observations l'industrie reprend courage, persuadé que l'on est que l'on surmontera les difficultés qui cependant seront grandes.

Je n'étais pas à Mulhouse pour ne pas me trouver auprès de trop de solliciteurs. Ils viennent ici, ce qui n'est pas plus gai, enfin c'était à prévoir & j'avais bien laissé une petite place pour les amis que je compte bien satisfaire.

Le temps est beau hier & aujourd'hui, ce matin le ciel était couvert, les montagnes fumeuses, mais le soleil pas très chaud a pris le dessus. l'on a rentré hier 3, aujourd'hui de même 3 voitures de foin. Il est vrai qu'il n'est pas beau. L'on fera encore assez de foin, les seigles me paraissent beaux & le blé passable. La vigne est très belle pourvu que le temps reste au beau, le baromètre nous dit variable.

L'on a beaucoup entretenu Léon[9] Mercredi dernier à Mulhouse de la question blanchiment au-delà des vosges. Décidément Léon a grand plaisir avec son cheval, il est déjà un peu plus communicatif & plus ouvert. Si cet exercice pouvait faire descendre son désagréable mutisme par les éperons, ce serait un très heureux résultat, parfaitement inespéré.

Le cheval que l'Oncle a acheté dernièrement pour la voiture est vieux, il ne va pas trop mal, juste comme peut le désirer un papa qui n'est pas très brave. Il ne va pas plus vite que l'ancien ; mais il va sans avoir besoin du phaéton, comme notre vieux qui n'en pouvait plus. Ce dernier travaille provisoirement dans la cour.

Je compte bien sur tes instincts diplomatiques pour décider Maman à venir en Alsace pendant les vacances, c'est si bon de se trouver réunis & pour moi surtout, qui ne puis jamais jouir en paix des réunions de familles & qui loin d'ici vis toujours avec beaucoup de préoccupations

Ma lettre doit être sans couture car à chaque instant je perds le fil par les visiteurs importuns.

L'Oncle Georges me dit que son petit Jules[10] va mieux, la grand-Mère[11] n’a voulu personne pour le soigner.

Je ne sais si tu vois les journaux sur toutes les listes républicaines parisiennes il y a au moins 2 des Kestner dans l'une j'ai vu le trio[12] tout entier. Il y a 2 jours je reçois une lettre de Wesserling qui me demande à emprunter du chlore & comme je suis moi-même à Court j'ai dû aller chez les K. pour savoir si je puis compter sur ce produit. Autrement je lançais des dépêches pour prendre les devants sur W. J'ai causé assez longuement avec M. Auguste Scheurer & je puis dire que dans ma vie assez longue déjà c'est le premier homme que je rencontre qui ne croit pas en l'existence de Dieu. & qui le nie. Malheureux fous dans cette maison, car c'est de la folie & nullement de la méchanceté.

A Morschwiller m'ont dit que Mme Paul est souffrante, voila plusieurs semaines que je ne l'ai pas vu & l'on ne m'a donné aucun détail. Nous n'avons pas encore causé logement. pas plus qu'avec M. Jaeglé.

Nos bons parents de Morschwiller m'ont chargé de quantités de caresses pour tous, tu les devines je n'ai pas besoin de les énumérer. Du village je ne sais rien notre Voisin M. Berger[13] est toujours en Italie, M. Jules[14] voyage aussi me dit-on, pourvu qu'ils rentrent avec des commandes. Je me propose d'aller faire visite à ces Dames. Si le temps ne me manque pas je tâcherai d'aller demain Samedi ou Dimanche après-midi si personne ne vient ici, à Wattwiller.

Je t'embrasse bien fais-en autant à fillettes et parents. Tout à toi ma chérie

Charles M

Je ne sais rien de la cuisine, ni même du vestiaire, Thérèse[15] qui me sert n'est pas très causante & nous nous dépêchons tous deux.

J'ai constaté 2 jeunes cigognes. Mais c'est encore bien petit.

Vendredi soir 30 Juin 71


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. Frédéric Eugène Jaeglé, parti en visite chez son père.
  3. Georges Heuchel (« l’oncle », « oncle Georges »).
  4. Mimi, Marie Mertzdorff.
  5. Founichon, Emilie Mertzdorff.
  6. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers ; leur fils Julien Desnoyers a été tué en janvier.
  7. La petite Emilie Mertzdorff.
  8. Morschwiller où vivent Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril (« bonne-maman »).
  9. Léon Duméril.
  10. Jules Heuchel.
  11. Elisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel.
  12. Auguste Scheurer (Scheurer-Kestner) époux de Céline Kestner ; Charles Floquet époux d’Hortense Kestner ; Victor Chauffour veuf de Fanny Kestner.
  13. Louis Berger, époux de Joséphine André.
  14. Probablement Jules André.
  15. Thérèse Neeff, domestique chez les Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 30 juin 1871 (B). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_30_juin_1871_(B)&oldid=51811 (accédée le 28 mars 2024).

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