Mercredi 17 août 1870 (A)
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris 17 Août 70
7 h Mercredi matin
Hier soir, Mon cher Charles, j'ai été lâche, j'avais sommeil et je me suis couchée à 9 h sans avoir la force de prendre la plume pour venir causer avec toi ! J'espère que tu me pardonnes et je me dépêche de réparer ce matin tandis que mes petites filles[1] dorment encore bien tranquillement. Je n'ai encore vu personne, maman[2] a toujours un peu mal à la gorge, cependant elle est venue passer hier le reste de la journée avec nous dans le petit jardin d'Aglaé[3]. Ces messieurs ont fait une bonne journée à leur fort ; ils ont reçu la visite du général Chabaud Latour[4] et de M. Thiers. Les conseils de ce dernier ne sont pas refusés, à ce qu'il paraît, car, comme je te le disais à la séance du corps législatif à laquelle j'ai assisté, Thiers est entré dans la salle causant très intimement avec Palikao. Qu'est ce que les journaux vont nous apporter ce matin. On ne sait plus comment on vit. On a intérieurement une inquiétude qui trouble mais ces messieurs ne veulent pas qu'on la montre, on voit qu'ils sont agacés quand on parle de désastre & il faut montrer de la confiance pour être bon patriote et se mettre à l'unisson de notre brave armée qui va faire hacher ses hommes jusqu'au dernier. Tout cela trouble la respiration. Enfin courage et confiance en Dieu.
Demain j'irai avec Aglaé à Quincampoix[5] chez voir ma tante Allain[6] qui est toujours bien mal, c'est pénible mais c'est un devoir.
Les enfants resteront avec maman et irons jouer avec leurs petits cousins Soleil.
Pour ce que tu me demandais au sujet des fournitures les plus utiles à une ambulance, Alphonse[7] n'a pas pu me renseigner, nous allons demander à son ami M. Brouardel[8] s'il y a quelques objets spéciaux. L'air est la chose la plus recommandée partout, et ces Messieurs aiment bien les tentes par cette saison, aussi en établit-on dans tous les jardins des hôpitaux.
Hier j'avais préparé à mes fillettes des petits devoirs qui n'ont pas été faits malgré la grande bonne volonté et le désir de bien faire, elles ont lu et cousu aux chemises des blessés.
Cette nuit sous mes fenêtres, j'entendais causer, crier, comme cela arrive souvent, et il y en avait un qui criait, je m'engage, je pars contre les Prussiens... et beaucoup comme cela : Je suis fort étonnée qu'en Alsace il n'en soit pas ainsi, car l'intérêt est bien plus immédiat.
Je regrette maintenant de n'être pas retournée de suite avec toi, mais on ne pouvait pas juger par les évènements qu'on ignorait... et qu'on ignore encore. Depuis hier rien de neuf.
La mort de M. Kestner amènera-t-elle quelques changements dans la fabrique probablement qu'une partie de ces dames[9] va s'en aller à Paris, il me semble qu'il a été pris gravement assez vite, depuis le temps où il était malade. J'espère que tu es bien soigné que Nanette et Thérèse[10] font de leur mieux pour que tu aies tout ce qu'il te faut.
J'entends les chéries qui se réveillent, que n'es-tu là ? Elles ont bonne mine et tu serais heureux de les embrasser. Je vais le faire pour toi.
3 h Depuis mon petit bonjour de ce matin, j'ai été avec maman à la messe 8 h pour nos soldats, au retour j'ai fait travailler nos fillettes qui se sont parfaitement appliquées et ont fait chacune une dictée très bien écrite et avec une seule faute (difficile). On avait relu ta bonne lettre avant de se mettre à la besogne, ce qui avait donné le grand courage de remettre d'une heure le plaisir d'aller avec tante Aglaé. Puis midi sont arrivés et après être restées à nous regarder travailler je viens de les envoyer jouer chez tante Adèle[11], à 3 h 1/2 nous les emmènerons au bain froid. J'avais parlé dans la journée de dentiste[12] mais j'ai été accueillie par 2 grosses larmes aussi je remets cette visite que je ne crois pas urgente. Ma présence ici est bonne car par moment notre pauvre mère a le cœur bien gros, elle rangeait ce matin les affaires de Julien[13] et je n'ai pas besoin de te dire ce qu'elle disait, tu le devines. Le journal ne confirme pas les bruits de grande victoire qui courent, mais ce qui paraît certain c'est le retour à Châlons de l'empereur[14]. C'est là que la grande bataille se livrera. Quel carnage[15] ! Le cœur frémit ; mais il faut montrer de la confiance. Je crois bien que Léon[16] sera obligé de partir. Tout le monde est appelé, il n'y a que les fils de veuve qui restent comme soutien de famille.
Je pense qui tu dois avoir des bas de manches d'habit à raccommoder ainsi que les bas de pantalons gris regardes-y ; et tu le ferais faire au petit tailleur (le Sacristain) il viendrait les chercher ce que tu aurais mis de côté. Thérèse ne peut pas faire cela.
Marie a encore une bonne petite lettre de Marie Berger. Elle a commencé à t'écrire dès hier, mais la lettre est encore là, elle voudrait si bien faire qu'elle ne trouve pas le bon moment. Si tu ne reçois pas mes lettres ne m'accuse pas, je t'écris tous les jours.
Adieu, Ami chéri, je t'embrasse comme je t'aime et ce n'est pas peu dire. Encore mille amitiés, garde le meilleur et donne quelque chose aux parents et amis
ta petite femme
Eugénie M.
je ne sais ce que je dois faire aller à Launay ou rester à Paris ? Je voudrais que papa[17] vînt aussi, mais ce matin il disait qu'il ne voudrait pas déserter son poste, ainsi il n'y aurait que maman, les enfants et moi et ses vieux domestiques[18] avec Cécile[19]. Au jour le jour. Que Dieu nous dirige.
Notes
- ↑ Marie et Émilie Mertzdorff.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ François Henri Ernest de Chabaud Latour.
- ↑ Quincampoix dans la Vallée de Chevreuse.
- ↑ Marie Émilie Target, veuve de Benjamin Allain.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Eugénie écrit « Boardel », mais il s’agit probablement de Paul Brouardel.
- ↑ Possiblement la veuve de Charles Kestner, Marguerite Rigau, et ses filles : Mathilde, veuve du colonel Jean Baptiste Charras ; Céline, épouse d’Auguste Scheurer ; Hortense, épouse de Charles Floquet.
- ↑ Annette et Thérèse Neeff, domestiques chez les Mertzdorff.
- ↑ Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil.
- ↑ Ernest Pillette.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Napoléon III.
- ↑ Eugénie met le mot au féminin.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Jules Desnoyers.
- ↑ François et Pauline, domestiques chez les Desnoyers.
- ↑ Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Mercredi 17 août 1870 (A). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_17_ao%C3%BBt_1870_(A)&oldid=61683 (accédée le 21 novembre 2024).
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