Lundi 15 et mardi 16 août 1870

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1870-08-15 B pages1-4 avec mentions ultérieures.jpg original de la lettre 1870-08-15 B pages2-3.jpg original de la lettre 1870-08-15 B pages5-6.jpg


Paris

15 Août <75>

Lundi 10 h soir

Que tu es donc bon, mon cher Charles de nous écrire aussi régulièrement et quel bonheur pour nous de lire ta chère écriture. Ta lettre de Samedi ne nous est parvenue qu'aujourd'hui (à 2 h) mais celle d'hier était en notre possession ce soir à 6 h. C'est prompt et honneur au service de la poste pour un temps de guerre. La ligne de l'Est aura bien mérité de la patrie. Tes petites filles[1] sont bien heureuses d'avoir chacune une lettre du père chéri, celle-là leur appartient et chacune l'embrassait et l'a mise dans sa poche. J'admire que tu puisses, malgré tout ce que tu as en tête, leur écrire si gentiment, ta petite morale[2] a été comprise et demain on veut bien travailler : nous verrons.

Je suis étonnée du peu d'enthousiasme dont tu me parles et qu'il n'y ait pas plus d'élan pour repousser l'ennemi. Paris est plus patriote et en Bretagne il y a des enrôlements et cependant la question ne brûle pas comme en Alsace, c'est extraordinaire. Je serais bien étonnée que Léon[3] pût ne pas partir car c'est la première fois que j'ai entendu parler de remplaçant aussi je n'en ai pas parlé.

Les deux fils de M. Duméril[4] l'ingénieur partent, ils attendent qu'on leur indique leur corps. Georges serait sous-lieutenant à cause de son titre d'ancien élève de l'Ecole polytechnique et il voudrait avoir son frère comme brosseur. C'est une levée en masse. Chacun reprend espoir, seulement on crie beaucoup après les longueurs de la bureaucratie française et après ce qui nous a menés jusqu'ici. La crise est grave. Hier des horreurs à la Villette les journaux vont vous porter le récit de cet assassinat de 2 hommes à un poste de pompiers[5] ; on a trouvé des armes. Les Prussiens sont fortement accusés, on en arrête toujours. C'est la pauvre Lorraine qui souffre la première, s'il n'y a pas une éclatante Victoire, notre tour pourrait bien venir.

Demain je te reparlerai de notre ambulance, je vois que tu as fait marcher les choses rondement mais pour le moment on dirige les blessés vers Paris pour les éloigner des ennemis. Nous sommes allées à la grand’messe du Panthéon nous avons eu un beau sermon sur le sujet palpitant de la patrie. L'après-midi avec maman[6] et Agla[7] et chez M. Auguste[8]. Ce dernier va un peu mieux, l'enflure diminue, on reprend de l'espoir. M. Soleil[9] est venu hier 6 h à Paris avec un garçon de caisse, mais une dépêche de son directeur l'a rappelé de suite. Nous avons trouvé Mme de Tarlé[10] au no 13 qui a été très aimable, les enfants ont été gentilles. Nos messieurs ont commencé leurs travaux de fort ils sont rentrés bien fatigués, il fait chaud. Bonsoir, cher Ami, je t'embrasse du fond de mon cœur.

Mardi 1 h

Pas de nouvelles complétant le combat de Longueville, c'est inquiétant, on est toujours si anxieux d'apprendre une bonne nouvelle qu'on ne sait pas comment on vit. Seulement hier 8 jours que nous sommes à Paris, il semble qu'il y ait déjà un siècle que nous avons quitté la mer et deux siècles que tu es seul au Vieux-Thann

1 h 1/2 On m'apporte ton bon petit mot d'hier. Merci, mon cher Charles pour toutes ces bonnes preuves que ta pensée est avec nous, ça fait bien du bien dans l'éloignement.

Par le même courrier une lettre de Julien[11] à Emilie[12] bien bonne et aimable pour tous. On va changer leur fusil à tabatière pour des chassepots. Ce n'est pas bon signe, c'est preuve qu'on va faire donner la garde mobile. Les Prussiens avancent toujours. La grande bataille devient imminente à moins qu'on ne veuille les laisser venir jusqu'à Paris. Ici la résistance sera acharnée et longue. Les forts sont bien garnis et approvisionnés et tout le monde est décidé à se battre.

Jusqu'ici je n'ai pas cru devoir demander à m'en aller à Launay car les avis sont partagés pour savoir où on sera le mieux à Paris ou à Launay en cas d'attaque des Prussiens. Généralement on pense que nous sommes mieux ici, Montmorency est beaucoup trop près de la capitale et Launay pas assez éloigné pour qu'avec le chemin de fer, l'ennemi ne se dirige pas de ce côté par petite bande pour chercher les vivres et prendre partout le nécessaire à une armée aussi nombreuse. Et que dans une maison isolée nous serons peut-être bien effrayés, il n'y aurait que papa[13] et maman qui m'accompagneraient. Mais personne ne veut prendre la responsabilité, maman dit qu'elle fera ce que je voudrai, qu'elle veut bien partir. Je te prie de me donner encore ton avis en m'écrivant. Ici on fait quelques provisions de nourriture. La chaleur est assez forte. Ce matin à 8 h Emilie venait à la messe avec < > toute la semaine il y a des prières et <  > à Dieu de protéger nos braves soldats et de donner la victoire à notre belle France. Que Dieu écoute nos prières. Que sa volonté soit faite.

Notre grasse Mie était encore dans son somme, en rentrant 9 h je conduis mes fillettes chez tante Aglaé où je les laisse et rentre travailler aux chemises des blessés. Pendant ce temps elles vont reconduire petit Jean[14] au chemin de fer ; il part avec sa maman[15] à Blois pour tenir compagnie à cette pauvre Mme Pavet[16] qui vient d'avoir son 6e garçon[17] ; puis elles rentrent déjeuner de bon appétit ; Marie depuis a cousu ; Emilie un peu fatiguée s'est reposée sur le canapé un/4 d'heure ; puis l'arrivée de vos bonnes lettres, elle a fait un peu de piano, 2 temps de verbe et voilà que nous nous en allons tous, bonne-maman aussi, travailler chez tante Aglaé. Tu vois que les enfants remuent encore assez, mais certainement que ça ne vaut pas la campagne.

Je suis bien contente que pour la paie de tes ouvriers tu sois tranquille. Ici impossible d'arriver à changer les billets il faut faire queue pendant un ou 2 jours à la banque et on ne vous donne pas d'argent, seulement des billets de 100 F. M. Soleil disait qu'il faudrait bien encore 6 semaines avant que les plus petits billets soient en circulation.

Je n'ai pas pu parler avec Alphonse pour notre ambulance ; ces Messieurs[18] partent dès 5 h 1/2 pour leur fort et ne rentrent que le soir ; hier ça a bien marché M. DeLaunay de l'Observatoire a traîné la brouette, Alphonse porté les bois &&&. Ce soir, j'irai trouver Alphonse pour voir ce que nous pourrions ajouter à ce que tu as déjà fait.

50 Draps. Pour les oreillers qu'as-tu fait faire ?

chemises sur le modèle de tes chemises de nuit, seulement pas de poignet aux manches, 0 m 56 cm de large et droites. col de 0 m 53 cm long et 2 cordons pour attacher. Le devant fendu de 0 m 50 cm

serviettes de coton ou essuie-main & pour servir à tout.

linge de fil vieux

10 cuvettes ou terrines

Je passe sous silence les meubles des tables de nuit

en vaisselle commune

en terre allant sur le feu

2 marmites 3 plats et 4 petits pots

3 douzaines d'assiettes. Une douzaine creuses.

2 douzaines de tasses

2 douzaines de verres communs

6 pots pouvant contenir lait, tisane ou eau

6 carafes

3 soupières

6 grands bols

2 théières. Mais je pense que si les malades arrivaient, chacune se ferait un plaisir d'apporter quelque chose

Adieu Ami bien aimé je t'embrasse comme je t'aime c'est bien fort

espérons un temps meilleur

ta petite femme

Eugénie M.

Bien des choses à oncle et tante Georges[19]. Ce matin j'ai reçu une lettre d'Emilie[20] je lui avait écrit hier. Bien des choses à Nanette et Thérèse[21] de ma part. Cécile[22] me prie toujours de ne pas l'oublier auprès de tous les Vieux-Thannois.


Notes

  1. Marie (Mie) et Emilie Mertzdorff.
  2. Voir la lettre de Charles Mertzdorff à Marie (14 août).
  3. Léon Duméril.
  4. Paul et Georges Duméril, fils de Charles Auguste.
  5. Le 14 août 1870 des hommes se lancent à l’assaut de la caserne de pompiers de la Villette à Paris, criant « vive la République, mort aux Prussiens » ; après des arrestations, le Conseil de guerre prononce 4 condamnations à mort.
  6. Jeanne Target (« bonne-maman »), épouse de Jules Desnoyers.
  7. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  8. Auguste Duméril.
  9. Félix Soleil, gendre d’Auguste Duméril.
  10. Suzanne de Carondelet, veuve d’Antoine de Tarlé.
  11. Julien Desnoyers.
  12. La petite Emilie Mertzdorff.
  13. Jules Desnoyers.
  14. Jean Dumas.
  15. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  16. Louise Milne-Edwards, épouse de Daniel Pavet de Courteille.
  17. André Pavet de Courteille.
  18. Alphonse Milne-Edwards et Alfred Desnoyers.
  19. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  20. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  21. Annette et Thérèse Neeff, domestiques chez les Mertzdorff.
  22. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 15 et mardi 16 août 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_15_et_mardi_16_ao%C3%BBt_1870&oldid=51817 (accédée le 15 novembre 2024).

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