Mardi 4 et mercredi 5 juillet 1871

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Montmorency) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1871-07-04(C) pages 1-4.jpg original de la lettre 1871-07-04(C) pages 2-3.jpg


n°14[1]

Montmorency

Mardi 4 Juillet 71

Dix heures du soir c'est l'heure des honnêtes gens pour gagner leur lit ; mais quand on est séparé de son mari, on peut s'accorder la permission de venir causer un peu avec lui, et alors ça devient encore la bonne heure. Peut-être en ce moment en fais-tu autant de ton côté, et ta plume court-elle vite sur les grandes feuilles de papier pour nous communiquer tes chères pensées.

Aujourd'hui, pas de lettre, la dernière reçue hier était du 30 soir, elle renferme de bons détails sur toutes choses et comme toujours, mon chéri, je te remercie pour toutes choses et surtout pour la tendre affection que ton cœur sait nous garder. Il en est de même ici pour toi et tu le devines bien. On ne sait plus se passer les uns des autres.

Notre projet est d'aller à Paris Jeudi, nous ne reviendrions que Vendredi soir. Nous déjeunerons chez Constance[2] et dînerons chez Aglaé[3]. Nous irons voir ma tante Target[4] qui est arrivée, il y a peu de jours à Paris assez fatiguée, et qui va aller à Mirecourt et à Bourbonne ; je l'engagerai à venir à Thann, on m'a dit que cela entrerait dans ses projets. Nos fillettes[5] sont retenues par Aglaé qui leur réserve toutes sortes de plaisirs dignes d'elles, porter à des enfants pauvres le résultat de leurs petits travaux, &. Je voudrais que tu les visses dormir en ce moment, elles ont l'air si bien, elles étaient un peu fatiguées de leur jeu de volant et d'une petite promenade que je leur ai fait faire avant le dîner.

M. Scheurer[6] doit être content, le voilà un homme politique, il a réussi ; comme disait Marie[7], Jeanne[8] doit triompher.

Dans un journal j'ai vu qu'un comité s'organisait en Alsace pour empêcher les expatriations qui se font sur une grande échelle et les faciliter aux profits de la France. Ailleurs on entretient le public des ridicules de Mme von der Heydt[9] de Colmar devant laquelle se ferment les boutiques !...

Il y a beaucoup de Prussiens ici, de la jeune milice à laquelle on fait faire l'exercice ; les billets de logement de maman[10] ne sont pas venus ; on ne réclame pas. Les réparations avancent doucement, notre pauvre mère a bien du mal avec ses ouvriers, mais cela l'occupe, elle se berce encore de la pensée de louer pour la fin de la saison.

Papa a, demain, rendez-vous avec le duc de Bannes, le locataire de la grande maison ; mais d'après information, il paraît que la loi est formelle ; il y a empêchements majeurs ; au propriétaire à supporter seul les désastres.

Bonsoir, mon cher Ami, un bon baiser de ta petite femme.

Mercredi 2h

Nous étions bien installées au jardin, Emilie nous lisait l'histoire de Louis XII, Marie bourrait une collection de pelotes, après avoir bien étalé le foin au soleil, mais hélas ! un sauve-qui-peut général nous oblige à chercher un abri, de grosses gouttes tombent, c'est une nouvelle cause de mouvement et de joie pour les fillettes, et pour la bonne-maman une source de fatigue, la voilà repartie...

Moi j'en profite pour venir causer avec toi, mon bon Ami. Par quelles émotions n'es-tu pas encore passé dans la nuit de Dimanche à Lundi, lorsque on est venu t'appeler, remercions Dieu de ce que on en ait été quitte pour la peur, et que le feu se soit déclaré dans un endroit où on ait pu de suite conjurer l'incendie, car avec ce que tu as de marchandises à tout le monde, c'est effrayant à songer. J'admire ton calme ; d'après tes bonnes et longues lettres je vois que tu vas bien, que tu suffis à tout ; et je te remercie bien de nous écrire ainsi. Ta longue lettre à Marie écrite Samedi et Dimanche soir, et celle dans laquelle tu me racontes le commencement d'incendie, nous sont arrivées aujourd'hui, au retour d'une promenade au marché que j'ai fait faire à mes deux petites compagnes. Tu donnes de bien bon conseil à nos petites filles sur le travail et le plaisir qu'il procure toujours ; je voudrais en tout suivre tes <propositions>, mais réellement je les occupe en ce moment plutôt que je ne les fais travailler ; elles ne flânent pas, font toujours quelque chose qui a un but mais les devoirs réels sont choses rares. Emilie a quelques petites coliques, mais avec cela une si bonne petite mine qu'il est impossible de s'en préoccuper. Elle entre : « C'est à ce bon cher père que tu écris ? Tu as bien raison ». Voilà sa petite phrase qui par l'expression en disait beaucoup. Elle cueille à la fenêtre de maman 2 fleurs de jasmin qu'elle t'envoie. Elle repart gaiement me chercher le livre de fables pour que je lui indique une fable à apprendre pour le cher papa.

Tu me feras plaisir en faisant arranger le fourneau de la cuisine, car réellement il peut offrir des dangers réels d'incendie. Les plaques de couleurs sont dans une caisse à la buanderie, et le badigeon sera une bonne chose. En notre absence ce sera plus facile et Nanette[11] en la prévenant d'avance, saura s'arranger pour ne pas te laisser mourir de faim ce jour-là.

Je suis heureuse d'apprendre que tous nos malades vont mieux. Mes compliments à l'oncle et tante Georges[12], ainsi qu'à M. et Mme Jaeglé[13].

Je comprends que chacun se soit empressé à venir porter secours à la fabrique et cependant on est toujours heureux de constater la bonne volonté. Mais c'est toi que je remercie de m'avoir écrit de suite.

Adieu, Mon Charles chéri, Maman t'envoie ses tendresses, pauvre mère tu sais comme elle aime tout son monde. Marie se chargera de t'écrire elle-même tout le plaisir que lui a fait ta lettre. Je t'embrasse de cœur.

Ta Nie

Le clairon prussien ne cesse de se faire entendre, c'est fort ennuyeux.

Demain ma journée sera assez en l'air, je te récrirai Vendredi de Paris avant de rentrer ici

Un petit mot à Nanette et à Thérèse[14] de ma part. Cécile[15] va bien, elle leur fait dire bien le bonjour.

Je ne te dis rien pour Morschwiller[16], j'ai l'intention d'écrire un de ces jours.


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
  3. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  4. Eléonore Pauline Lebret du Désert, veuve de Louis Ange Guy Target.
  5. Marie et Emilie Mertzdorff.
  6. Auguste Scheurer-Kestner, élu député (républicain).
  7. Marie Mertzdorff.
  8. Jeanne Scheurer-Kestner, fille d’Auguste.
  9. L’épouse de Robert von der Heydt, administrateur civil du district allemand de Haute-Alsace (chef-lieu Colmar).
  10. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers (« bonne-maman »).
  11. Annette, domestique chez les Mertzdorff.
  12. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  13. Frédéric Eugène Jaeglé et son épouse Marie Caroline Roth.
  14. Thérèse Neeff, domestique chez les Mertzdorff.
  15. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  16. Morschwiller où vivent Félicité et Louis Daniel Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 4 et mercredi 5 juillet 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Montmorency) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_4_et_mercredi_5_juillet_1871&oldid=51801 (accédée le 14 novembre 2024).

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