Lundi 9 décembre 1918

De Une correspondance familiale



Lettre dactylographiée de Damas Froissart (Paris) à ses enfants (exemplaire pour Louis Froissart, mobilisé, avec ajout manuscrit)


original de la lettre 1918-12-09 page 1.jpg original de la lettre 1918-12-09 page 2.jpg original de la lettre 1918-12-09 page 3.jpg


Commandant Froissart
29, Rue de Sèvres, Paris[1]

Paris, le 9 Décembre 1918

Mes chers enfants,

Vous avez signé à des dates que j’ai sous les yeux, des papiers timbrés français où il était dit que vous confirmiez l’engagement pris par vous antérieurement, sur un papier collectif, de faire, aux conditions indiquées dans ce papier, l’acquisition de 8 actions, en nue propriété, de la Société Duméril Jaeglé et Cie et, si vous ne les aviez déjà, celle de 12 actions en pleine propriété.

Comme l’Alsace-Lorraine était, à cette époque, soumise à la législation boche, Guy de Place estime que pour faire le transfert de ces actions à votre nom, il lui faut un papier au timbre de 40 pfennigs (c'est-à-dire 0,10 de moins), indiquant que votre mère[2] vous transfère les actions que vous n’aviez pas déjà et comme il importe que ce transfert soit fait d’urgence et aux dates où vous aviez signé le papier timbré français, je vous envoie à chacun un papier timbré à 40 pfennigs, en vous priant d’y mettre à l’encre les dates indiquées pour le cessionnaire et de signer (sans mettre : Bon pour pouvoir, ce qui est particulier à la France) et de mettre vos initiales au-dessous des additions faites dans les marges.

Prière de m’envoyer d’urgence ces documents, moyennant quoi, le transfert ayant pu être opéré sur le registre ad hoc par de Place, vous pourrez être convoqués aux Assemblées générales ordinaires et extraordinaires qui sont à prévoir.

Le gérant[3] disparu ayant été rendu à la vie civile par application des conditions de l’armistice, m’a écrit de Strasbourg un vaste compte-rendu de l’emploi de son temps duquel il résulte que, à partir du jour où, pour répondre à une invitation du Gouvernement helvétique, il a fait venir, de l’autorité dont il relevait, des papiers constatant sa situation au point de vue international, il se serait exposé aux pires conséquences, lui et sa famille, s’il était rentré dans le pays qui l’avait autorisé à aller se soigner en Suisse. Que ce soit vrai ou non, il n’avait qu’à ne pas déférer à l’invitation du Gouvernement helvétique et à revenir se soigner en France. Il avait surtout à ne pas franchir l’autre frontière suisse comme si c’était une chose toute naturelle d’aller faire, au-delà, ce qu’il appelle « un voyage d’affaires », ce qui l’a fait incorporer dans ce pays, où il paraît qu’après 4 mois passés dans l’Infanterie, il aurait passé le reste du temps, toujours sur le qui-vive, dans une succursale de la maison suisse Brown et Boveri (où il était connu comme appartenant à une maison cliente) ?

Comme il me demande quelles sont mes intentions au sujet de l’avenir de notre maison, je lui donne le conseil de démissionner, en invoquant, s’il le désire, son état de santé. Ma lettre recommandée envoyée le 3 DÉCembre s’est probablement trop fait attendre, une dépêche de Meng me signale qu’il est arrivé le 6 à Vieux-Thann. Meng a dû lui remettre une lettre de moi qui l’attendait et l’invitait à ne pas reprendre contact avec le personnel qu’il a quitté depuis 4 ans, sans avoir tout d’abord eu une conversation avec moi. J’ai télégraphié à Meng de le prévenir que, ayant reçu sa lettre et son adresse depuis, je lui ai écrit une lettre qui lui fera connaître ce que j’ai à lui dire. Je veux espérer que mon télégramme à Meng ne se fera pas trop attendre : je viens d’apprendre que notre gérant a aussi envoyé hier à Paris un télégramme à son co-gérant[4] lui signalant son arrivée. Espérons qu’il restera à Vieux-Thann dans la coulisse tant qu’il n’aura pas reçu ma lettre et qu’on n’arrivera pas à un conflit aigu. La révocation si on doit y venir, ne peut résulter que du verdict d’une réunion d’actionnaires qui ne saurait être convoquée et surtout réalisée que dans un temps appréciable et devrait avoir pour siège Vieux-Thann, selon Guy.

Nous projetons, votre mère et moi, un voyage en Alsace où j’ai hâte de voir la Société Générale à Mulhouse et où nous désirons aussi connaître l’état actuel de Vieux-Thann, y voir si possible ce qui reste du mobilier de notre maison, si on peut le ramener d’Urbès à Vieux-Thann. Nous tâcherons de faire l’un des voyages via Strasbourg et de mettre si possible Louis[5] en situation de mieux assurer le ravitaillement de sa popote en y amenant des bêtes fauves qui abondent dans ce pays, paraît-il ; mais y sera-t-il encore, les journaux parlent d’un mouvement continu des troupes d’occupation, ce qui pourrait l’éloigner de Melsheim (18 km ouest de Strasbourg). Les journaux disent aussi que le 21e Corps va occuper Mayence, il n’ira pas, apparemment sans le 121e que nous savons stationner dans un village perdu où les officiers sont très soignés par leur hôtesse ; l’adresse de cet Eden nous est dissimulée par l’heureux hôte.

Michel[6] va quitter le pays du Champagne pour gagner à petites journées l’Alsace-Lorraine, nous venons de lui envoyer un fanion de première classe, œuvre d’une artiste.

Savez-vous que Jacques[7] dont la famille est revenue ici est allé avec Elise[8] passer, la semaine dernière, 3 jours à Lille et deux heures à Douai, rencontrant ici à l’aller et au retour, Mme Paul Vandame[9] et sa plus jeune fille Françoise, lesquelles sont allées entre-temps à Poitiers et à Paramé ? Savez-vous qu’henri Degroote est de passage ici, retour de 6 jours de Conseil Général, d’où il revient avec une forte présomption qu’il va être libéré comme membre de cette Assemblée et mis en possession, par le Département – comme ses collègues d’ailleurs – d’une auto qui lui permettra de s’occuper utilement de la restauration des pays envahis ? Il est à prévoir que dans quinze jours Lucie[10] sera ici d’où elle gagnera peut-être la campagne pour ses enfants, sous la forme de Campagne ou Brunehautpré en attendant qu’elle retrouve son mobilier dans la rue du Rivage restaurée (peut-être en Mars 1919, dit Henri).

Savez-vous que nous avons eu pendant quelques jours, Maurice Parenty avec sa mère[11], retour de Lourdes et Tours, et André[12] en partance pour Rome où nous l’avons recommandé à Rosalie et à son patron[13] ?

Savez-vous que nous avons eu, 24 heures, Cécile[14] et ses enfants que la grippe avait retenus à Interlaken quand Max a pu en partir pour rentrer à Bamières ?... Voilà nos principales nouvelles ; ajoutez-y le retour de Raymond Pottier dont l’arrivée est signalée à Cherbourg, m’écrit son père[15] ;
2° la réponse négative de Georges Bénard à la question « Reviendrez-vous après la guerre avec Louise[16] ? »
3° le silence de Defeert à une question du même ordre ;
4° le départ probable d’Alexandre[17], sa famille devant quitter le « billard supérieur » pour rentrer à Hazebrouck dès que l’on pourra ;
5° la présomption que Testu, chauffeur provisoire des Paul Froissart retournera à Lille parce qu’il ne pourra faire notre affaire et concluez que si vous connaissiez l’homme qu’il nous faudra, son adresse pourra nous être utile.

J’ai toujours à l’état latent un sujet de souci avec Montbard, quoique maintenant en possession d’une procuration, que je crois très en règle, pour vendre les droits de Houssin.

Notre cousine Madeleine Parenty[18] est avec ses filles[19] à Brée dans le Limbourg belge, qui sait si l’un de vous ne l’y trouvera pas un de ces jours ?

Si l’un de vous passe à Spa (Belgique) il pourrait voir ce qu’est devenu Jules Heuchel de Vieux-Thann qui y habitait, Avenue Marteau 75, avant la guerre et à qui j’ai dû me priver, depuis cette époque, d’envoyer des coupons qui représentaient 300 F de rente 3%. Nous ne savons s’il existe encore.

Un chevreuil s’est pris dans un piège à Dampierre ce qui nous vaut un beau cuissot que nous voudrions partager avec vous.

J’informe Michel et Pierre[20] qui ont déjeuné avec moi, si j’ai bonne mémoire chez M. de Laître[21], notable propriétaire du Berry, un jour de concours de motoculture que ce Monsieur est mort, d’après L’Echo de Paris, lequel nous a appris, hélas ! une mort bien plus impressionnante, celle du capitaine de Kerraoul[22]. Mort aussi notre cousin, le condisciple de Louis, Ovide Level, Sous-Lieutenant au 28 dragon, croix de guerre. Morts encore Mlle Gérard[23], fille de l’oncle, très sympathique, des d’aillières, Président du Conseil d’administration de Saint-Gobain qui avait perdu, en Juillet, un fils[24] aviateur ;
Le lieutenant de cavalerie Jacques Hervey, fils de notre cousin[25] le Sénateur de l’Eure ;
Mme Leblond[26], femme du Général ;
et parmi les gens moins en vue, « Ch’Pape », emporté par la grippe ;

Sur ce, je vous embrasse de ma part et de la part de votre mère,
D. Froissart

P.S. j’apprends à l’instant que les 5 prisonniers boches demandés par moi depuis 3 mois sont arrivés sous l’espèce d’Autrichiens travaillant très bien, mais qu’il faut payer 1F50 par jour. Louis Malvache a la Croix de guerre. Passages continuels de troupes à Dommartin.
DF

Il est question que nous partions Vendredi prochain. Si nous passions par Strasbourg pour aller à Mulhouse nous te porterions tes bibelots. Fais en sorte que nous trouvions éventuellement tout renseignement utile te concernant poste restante Strasbourg soit Vendredi ou Samedi, (soit 3 jours plus tard pour le cas où nous reviendrions par Strasbourg)


Notes

  1. Tampon pour l’en-tête.
  2. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  3. Georges Jaeglé.
  4. Guy de Place, co-gérant avec Georges Jaeglé.
  5. Louis Froissart.
  6. Michel Froissart, frère de Louis.
  7. Jacques Froissart, frère de Louis.
  8. Elise Vandame épouse de Jacques Froissart.
  9. Zélia Vandewynckele, épouse de Paul Vandame et mère de Françoise Vandame.
  10. Lucie Froissart, épouse d’Henri Degroote.
  11. Probablement Charlotte Courtois, épouse d’Auguste Parenty et mère de Maurice Parenty.
  12. André Parenty.
  13. Rosalie et son patron : personnes non identifiées.
  14. Cécile Dambricourt, épouse de Maximilien Froissart, mère de plusieurs enfants dont Jean Paul Maximilien Marie Cornil et André Froissart.
  15. Eloi Raymond Pottier, père de Raymond Pottier.
  16. Louise Bruche, épouse de Georges Bénard.
  17. Alexandre Baudens, chauffeur des Froissart, son épouse Marie Wicart et leur fille.
  18. Madeleine Decoster, épouse d’Henri Parenty.
  19. Simone et Marie Louise Parenty (voir le lettre du 27 décembre).
  20. Michel et Pierre Froissart, frères de Louis.
  21. Charles Gilbert de Laître.
  22. Jehan Vittu de Kerraoul.
  23. Marguerite Gérard, fille d’Alphonse Gérard.
  24. Jacques Gérard.
  25. Maurice Hervey.
  26. Jeanne Duval, épouse de Charles Gaston Leblond.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 9 décembre 1918. Lettre dactylographiée de Damas Froissart (Paris) à ses enfants (exemplaire pour Louis Froissart, mobilisé, avec ajout manuscrit) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_9_d%C3%A9cembre_1918&oldid=59380 (accédée le 27 avril 2024).

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