Lundi 6 mai 1918

De Une correspondance familiale



Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé)



Commandant Froissart
29, Rue de Sèvres, Paris[1]

Le 6/5 18

mon cher Louis,

Ta lettre du 3 arrive à ta mère[2] : celle que tu as eu l’amabilité de m’écrire à Campagne ne m’a pas encore rejoint.

d’autre part, Pierre[3] est ici jusqu’à vendredi matin. Jacques[4] revient probablement vendredi soir pour partir sans doute Samedi soir. Michel[5] ne s’annonce pas du tout et à moins d’une interprétation inopinée des instructions ministérielles, ne pense pas nous revenir de sitôt.

Et comme nous avions à Campagne bien des décisions à prendre, nous pensons y partir le 12, ta mère et moi : nous t’expliquerons (si tu veux bien demander ta permission [pour] Campagne-lès-Hesdin et Paris) tout ce qui nous y amène : Hélas ! Les projets que nous avons à mener à bien là-bas sont bien subordonnés à des éventualités qui ne dépendent pas de nous, mais attendre béatement les événements, c’est une manière de faire qu’on peut se reprocher.

Si Henri[6] n’avait pas amené ses meubles à Meudon, nous savons (par ce qui arrive à certains de ses concitoyens) que tout serait saccagé aujourd’hui autant que ça pourrait l’être après passage des Boches !! Son oncle Ferdinand[7], qui s’est refusé jusqu’au dernier moment à prendre des précautions, a dû s’en aller (en laissant tout en souffrance), chez un de ses fermiers près de Thérouanne, Pas-de-Calais.

Et, cependant, tu te multipliais, dans une région dont les journaux nous ont parlé, en protégeant une ville qui m’a abrité un an et que je regrette bien de voir dans un si mauvais voisinage. Heureusement, tu occupais des sommets : cela valait mieux que d’être dans une cave !

Je regrette que tu ne sois pas ici : tu y aurais vu (hier et avant-hier), [soir], à notre table Monsieur D. père et sa fille[8], et tu y verrais maintenant (à beaucoup de repas jusqu’à jeudi) Mlle A. que son père (obligé de retourner à Nancy) ou son frère[9] viendra chercher jeudi et emmènera par le train qui emmènera Pierre. Il n’y a d’ailleurs pas, pour cela, de Fiançailles officielles.

Ce soir Pierre a invité les ménages Corpet[10] et Colleville[11]. Puisse la Guerre ménager les heureux promis ! exposés l’un et l’autre dans une certaine mesure !!

Lucie[12] est à Launay : Henry[13] voyage dans l’ouest à la recherche d’un emploi et d’un gîte pour sa famille, [consécutif] du dit emploi.

Jacques qui est à Paramé[14] vient d’y apprendre que sa section (de Bouquemaison) est dissoute : j’en suis navré pour lui ! il faisait très bon ménage avec ses hommes. As-tu su que je suis arrivé à aller à Abbeville puis à Bouquemaison (entre Doullens et Frévent) mais que je ne l’ai plus vu ?

En revanche j’ai fait visite chez les Levoir (où Ernest Levoir venait de mourir), ne pouvant pas aller à l’enterrement, [puis] chez la cousine Thérouanne[15], chez la cousine Alexandre Froissart[16] (sans compter M. Hardouin le père d’un ami tué, de Michel, à Bamières)

(Voir suite)
Suite
J’ai vu aussi, mais antérieurement, à Capelle le Lieutenant Colonel de Pimodan[17], père de ton ami[18], qui, de commandant d’Armée à Arras, s’est replié chez Marmu à Capelle[19] avec son État-major, commandant, théoriquement diverses formations françaises repliées avec lui, dont un groupe de Kabyles ou Marocains qui nous empoisonnent, depuis un mois, à Dommartin. Ils sont censés ramasser des cailloux et les mettre sur les routes : Dans la pratique ils ne font rien, si ce n’est de piller, fracturer tout et ensemencer de poux [les tas] de nos granges, auxquelles ils auraient mis le feu plusieurs fois déjà si un Dieu ne nous protégeait !

T’ai-je dit que nous regorgeons partout de réfugiés : Paul[20] attendait des membres sa famille qui ont dû se sauver de Merville et qui trouveront place dans nos maisons de moissonneurs, refoulant une famille de 12 réfugiés (de tous âges arrivée avec un cheval et des marchandises, de Béthune).

A Campagne, il est arrivé, outre le monde dont je te parlais le 22/4, 14 enfants de 6 à 14 ans que j’ai quittés entassés à 14, dans une mansarde de notre maison ! Alexandre[21] m’écrit qu’on a fait partir, de notre grenier au-dessus de la remise, une compagnie du 8e [Territorial] qui y était depuis 3 semaines, pour y mettre les enfants ! Voilà donc 9 sœurs (ou 11 ?) 24 vieillards et 14 enfants chez nous, plus une réfugiée parente de Mme Caridroit avec 3 grandes filles. Malgré le principe qu’on ne devrait garder comme réfugiés que des bras pour la Culture : M. le Doyen Richard et sa mère[22] sont aussi à Campagne. Mais [M.] Pottier[23] est probablement toujours en [cavale] ! vers Cherbourg.

Malgré cela il y aura place pour toi et nous t’attendons. Il n’est pas impossible d’ailleurs, que je ne me réserve la maison du jardinier et Brunehautpré en faisant avec le Colonel Bacon un accord pour faire suite à l’accord actuel, lequel expire le 15 mai.

Si, après quelques jours passés à Brunehautpré et lieux voisins, tu veux terminer ta permission à Paris, il y a chance que l’un de nous au moins t’y accompagne malgré la difficulté de rentrer quand on est une fois sorti !

Les Colmet Daâge[24] sont à Écuelles. Guy déjeune avec nous ce mardi et vendredi. Demain ils viennent marier Mlle Suzanne Deschamps et ils déjeuneront ensuite chez nous, avec notre Jeune Compagne[25] qu’ils seront heureux de connaître.

Je n’ose pas te dire qu’on va te chercher à Rang-du-Fliers. Je suis très bas comme essence, incertain d’en obtenir, alors qu’il faut, au moins que je puisse éventuellement gagner Paris en Auto. Il est d’ailleurs impossible de savoir à 6 heures près quand tu arriveras et il t’est non moins impossible de nous faire parvenir une dépêche de Montreuil à Campagne : 2 dépêches ont nécessité 2 jours ! C’est censuré, de parti pris !

Il y a donc comme procédé certain que d’arriver à Beaurainville où arrive un seul train pour les civils. Il y a probablement bien des trains militaires. Celui qui part d’Étaples à 9h20 et arrive à 10h6. Pour arriver par ce train nous partirons de Paris à 15h35, bien que le train partant à 21h45 soit censé arriver à 8h27 à Étaples. Écris-nous là-bas (et ici [ ] bientôt) quelles sont tes intentions.

Cependant quand je suis arrivé, il y a un mois (à 3h soir à Étaples) avec Alexandre, ce dernier a gagné Montreuil par le train [ ] Berck à 18h45 et à cette heure on a chance de pouvoir profiter de l’auto du Colonel Bacon, s’il n’est pas absent, gagnant Brunehautpré vers 19h ou 19h1/4.

Il a ses Bureaux à Montreuil dans la rue qui descend de la place où est l’Église vers ce que lui appelle le petit hôpital, en face d’une maison d’école neuve en Briques rouges enclavée dans le jardin de l’hôtel de ville. N’hésite pas éventuellement à demander l’hospitalité dans l’auto du Colonel. Mille amitiés

D. Froissart

Je t’apprends le décès de M. le docteur Hallette[26] qu’on a enterré la semaine dernière.


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  3. Pierre Froissart, frère de Louis.
  4. Jacques Froissart, frère de Louis.
  5. Michel Froissart, frère de Louis.
  6. Henri Degroote.
  7. Ferdinand Degroote.
  8. Antonin Daum et sa fille Antoinette (« Mlle A. »).
  9. Michel Daum.
  10. Jean Corpet et son épouse Madeleine Puiseux.
  11. Maxence de Colleville et son épouse Géraldine de Bouteiller.
  12. Lucie Froissart, épouse de Henri Degroote.
  13. Henri Degroote.
  14. Élise Vandame, épouse de Jacques Froissart, et leurs trois fils sont réfugiés à Paramé.
  15. Probablement Marie Emélie Augusta Roussel, veuve de Joseph Adrien Thérouanne.
  16. Probablement Marie Carette, veuve d'Alexandre Froissart.
  17. Claude de Rarécourt de la Vallée de Pimodan.
  18. Probablement Georges de Rarécourt de la Vallée de Pimodan, plus proche en âge de Louis que son frère aîné Pierre.
  19. Capelle-lès-Hesdin, où les Marmu sont cultivateurs.
  20. Paul Froissart.
  21. Alexandre Baudens, chauffeur des Froissart.
  22. Joséphine Levin, probablement veuve.
  23. Probablement Éloi Raymond Pottier, régisseur des Froissart.
  24. Madeleine Froissart, son époux Guy Colmet Daâge, leurs trois fils.
  25. Antoinette Daum (voir la lettre du 2 mai 1918).
  26. Le docteur Alfred Hallette.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 6 mai 1918. Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_6_mai_1918&oldid=59389 (accédée le 14 octobre 2024).

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