Dimanche 21 août 1870 (A)
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)
Dimanche matin
Ma chère Nie
Je ne t'ai pas écrit hier, le temps m'a un peu manqué je ne sais pas trop pourquoi, la soirée s'est passée à causer avec M. Jaeglé & lire mes journaux, Industriel de Bâle qui n'arrivent que vers 9 h du soir. Du reste depuis 2 jours nous recevons journal Le Temps, non le Moniteur, ce qui nous met au courant des évènements. Hier soir j'ai eu de nouveau réunion du Conseil[1] pour la garde nationale.
Hier j'étais à Thann pour mon dîner chez les Mairel[2], ce qui m'allait pas du tout ; j'ai vu Henriet, qui a bien mauvaise mine il m'a confirmé ce que je te disais, qu'il n'y a pas d'élan & que les demandes de rester dans les foyers pleuvent. L'administration est dans un désarroi complet & d'une apathie, mollesse & inaction complète.
Nous avons toujours été administrés de façon à ce que l'initiative personnelle a toujours été enrayée. Tu sais que j'ai toujours déploré la manière dont la France a été administrée. J'attribue beaucoup ce manque d'énergie en France, & elle en montre beaucoup en <province>. Que les grandes villes nous en montrent plus d’énergie, c'est que les populations ont moins senti la férule administrative.
Henriet m'a avoué hier qu'il s'est souvent entretenu avec Edgar[3] de mon peu de sympathie pour l'administration ; il a eu tort, car Edgar m'en a toujours voulu & c'est une des raisons pour lesquelles il est froid. Ce que je disais à Henriet était pour lui & non pour mon beau-frère.
Aujourd'hui il le regrette bien & est forcé de me donner malheureusement raison. Cette centralisation d'une exagération ridicule en France peut donner une force immense & une faiblesse grande, suivant que le centre, qui est tout, a une énergie, une volonté, ou une dégoûtante démoralisation, le pays, sa vie, dépend de quelques hommes.
Nous avons encore bien des épreuves à passer ; mais l'effort que fait la province n'est pas en raison du danger du pays.
Je m'arrête ; Malgré la bravoure admirable de soldats & d'officiers, le commencement de succès avec lequel Bazaine cherche à réparer les fautes criminelles, j'avoue que je ne suis pas rassuré, il s'en faut. 15 jours de pluie nous vaudraient une armée de 100 mille hommes & plus.
Si Bazaine doit opérer une retraite sur Verdun & Châlons, s'il y réussi, ce sera un miracle, plus que le fait d'un génie. Je me demande est-ce possible.
Pour aller le délivrer à Metz, il faut au moins 200 mille hommes éprouvés & une tête. Si j'avais 20 ans de moins je te demanderais tes prières & un fusil, persuadé que j'en entraînerais bien des hommes à ma suite, mais j'ai 52 ans & ne suis plus guère solide, n'encombrerais que les ambulances !
Je me tais & je souffre de tout ce que je vois & entends. Je pourrai peut-être encore quelque chose pour mon village ; aussi tout le monde se groupe bien autour de moi car chacun est inquiet.
La bourgeoisie qui est l'âme saine du pays a été traquée, effrayée, presque anéantie par la vox populi & le gouvernement qui en découle tout naturellement. Elle boude, se renferme dans son égoïsme & croit ne rien pouvoir ; puisqu'elle ne pouvait rien.
Mais ma chérie, je me laisse aller à te parler de tout autre chose que ce que je voulais te dire. Mais tu sais que mes pressentiments sont toujours tant pis, aussi ne suis-je jamais qu'agréablement surpris.
Je me prépare à la douleur, pensant que la joie peut nous surprendre impunément.
Chez les Mairel où je suis arrivé à Midi j'étais seul, bon petit dîner sans trop de façon, domestique en habit servant ! Fanny est maintenant une fille de 18 ans, forte & ayant bonne mine, paraissant bonne fille. à 2 1/2 je suis rentré, je n'ai plus trouvé Ruot qui était chez moi le matin. J'ai annoncé à ce dernier il y a déjà 15 jours que je songeais à supprimer ma maison de Paris. Je saisirai une bonne occasion pour y préparer Paul aussi. Plus tard le tour de Barbé. Il faut peu à peu songer à la retraite aussi.
Tes lettres font mon plus grand bonheur, aussi je les relis plus d'une fois, c'est une bien grande consolation de vous savoir tous réunis, tu sais que mes pensées sont toujours au milieu de vous. Mon pays. Les affaires je ne sais plus y prendre le moindre intérêt.
Les Paul viennent ou doivent venir dîner ici aujourd'hui ; j'aurais préféré rester seul, mais l'on ne fait pas toujours à sa volonté. un bon baiser de ton ami qui est tout à toi
Charles
17 heures. le train de Mulhouse n'est pas encore ici. je suis donc seul. Je viens de recevoir une dépêche réfutant le soi-disant succès que le Roi de Prusse[4] affiche. Palikao a raison de donner un peu de cœur l'on en a besoin, surtout ici où nous attendons journellement à être envahis. l'on dit les uhlans à Epinal & Remiremont. Notre action peut être efficace dans nos vosges, si l'ennemi pouvait être refoulé ; mais pour le moment nous sommes échec & mat.
Jusqu'à présent l'on n'a appelé que les hommes anciens militaires de 25 à 35 ans non mariés. Cela fera un bon corps d'armée, mais pas assez nombreux, peut-être 50 mille hommes. Quant à ceux de la réserve qui ont aussi été soldats, fait l'exercice 1re année 3 mois, les autres 1 mois, ils ne sont pas encore appelés & devraient l'être depuis longtemps. Enfin la 3me catégorie dans laquelle est Léon[5] ce sont les hommes de 25 à 35 n'ayant jamais tenu un fusil, ceux qui ont gagné au sort ou se sont fait remplacer. Ceux-ci tout naturellement seront les derniers appelés.
Mais nous avons encore avant tout cela la jeunesse de 19 à 20 ans qui doivent tirer au sort dans 5 mois. les jeunes gens de la mobile de l'année passée. toute la mobile de la France entière qui ne sont pas encore formés, l'on vient seulement de former les cadres de la mobile de 1865, 6, 7, 8, de toute la France sauf 6 à 8 Départements. qui comme Paris & l'Est. Le monde ne manque pas. Ce qui manque c'est la tête, ce sont les efforts, peut-être, même l'incurie & le manque de tout.
La petite mobile s'est déjà un peu montrée à Phalsbourg, Sélestat & Strasbourg. & elle n'est pas entièrement équipée.
L'on dit Ollivier[6] en Suisse à moitié fou. Si tu vois Julien[7] tu l'embrasseras bien pour moi. je pense bien souvent à lui & trouve qu'il saurait être plus utile à la France qu'en maniant le fusil.
Dans la mobile de Belfort l'on a recruté quantité de chimistes & autres pour la télégraphie, forts, &. Je regrette bien vivement aujourd'hui qu'il n'ait pas été déjà ici ; il serait maintenant bien <à sa> place à Belfort.
Nous ne savons pas faire usage de la télégraphie. Rien de ce que Science & art peuvent donner, & si admirablement appliqué par les Allemands, ne s'est fait. Nous savons nous battre brutalement, héroïquement, & puis & rien autre.
L'on n'a donc plus continué à faire des démarches pour donner autre chose que son bras & ne pas utiliser ses grandes connaissances, son bon savoir. Des bras il y en a assez si l'on savait donner l'intelligence & de la tête.
Ici, il y a longtemps que tout cela serait utilisé. C'est incompréhensible, décidément, je ne suis plus de mon pays.
Voilà Paul je t'embrasse de tout cœur. M. Jaeglé me charge de toutes ses amitiés, voilà un homme comme il devrait en avoir beaucoup. C'est une tête, un cœur un dévouement.
Ils ne sont pas trop mal installés où ils sont & je crois que j'ai oublié de dire à ma sœur[8] que j'ai envahi son appartement. Les enfants[9] ne sont pas gênants & parfaitement bien. dommage qu'ils ne soient pas un peu plus grands. Encore un baiser & pour tous
Lorsque je serai seul ce soir je compte écrire < > Emilie
Notes
- ↑ Réunion du conseil municipal.
- ↑ Alphonse Eugène Mairel et son épouse Joséphine Müller.
- ↑ Edgar Zaepffel, époux d’Emilie Mertzdorff.
- ↑ Guillaume Ier (1797-1888), roi de Prusse (1861-1888), futur empereur d’Allemagne (1871-1888).
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Emile Ollivier.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Emilie Mertzdorff épouse d’Edgar Zaepffel ; la famille Jaeglé occupe la maison Mertzdorff voisine de celle de Charles.
- ↑ Georges et Julie Frédérique Jaeglé.
Notice bibliographique
D’après l’original
Annexe
Madame Mertzdorff
chez Madame Desnoyers
36 rue Geoffroy St-Hilaire
Paris
Pour citer cette page
« Dimanche 21 août 1870 (A). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_21_ao%C3%BBt_1870_(A)&oldid=43246 (accédée le 8 octobre 2024).
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