Vendredi 19 et samedi 20 août 1870

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

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Paris 19 Août 70

Vendredi soir 11 h

Mon cher Charles,

Tu recevras demain 2 lettres et 2 paquets de journaux ; du moins est-ce là ce que j'ai confié à la poste. Espérons que quelque chose t'arrivera. C'est une vraie souffrance que de vivre sans journaux en ce moment, et d'avoir pour toutes nouvelles celles venant de Prusse.

D'après le journal du soir confirmation des dépêches reçues ces jours derniers : Succès réel sur l'armée ennemie ; opérations du maréchal Bazaine s'effectuant ; concentration des troupes à Châlons ; grandes pertes dans les deux armées, mais surtout chez les Prussiens. Confiance dans les hommes qui sont maintenant à la tête et par conséquent de l'influence et beaucoup plus d'énergie pour agir et chacun bien plus porté à leur porter aide. Abandon complet de l'empereur[1], il a été à Châlons, il y en a qui disent qu'il est venu à Paris (on ne l'a pas vu) et que maintenant il est à Reims. Ce qu'il a de mieux à faire c'est de se laisser oublier. Paris est tranquille, les différentes affaires (la Villette[2]), armes, arrestations vont se juger par le conseil de guerre. On n'a pas voulu précipiter et puis souvent il y a plus de bruit que d'autre chose. Mais les armes sont certaines.

Julien[3] nous a quittés à 6 h pour retourner au camp qui, sans autorisation est parti en masse. La punition sera générale ou plutôt on fermera les yeux. On a fait bien dîner notre mobile qui aura retrouvé avec plaisir sa paille (une botte pour trois) après s'être tenu prêt depuis 1 h du matin Jeudi, départ à 5 h, marche de 9 lieues pour gagner Reims, une petite promenade dans cette ville, puis une nuit en chemin de fer sur bois (3e) et ce matin la corvée au camp. Voilà qui peut compter et dont il se trouve bien, aussi il riait en me disant qu'il prenait de bonnes habitudes levé à 4 h du matin & ! Les enfants[4] étaient bien joyeuses de le revoir et l'écoutaient de tous leurs yeux raconter sa vie, ses petites aventures, l'arrivée des soldats de l'armée de Mac Mahon && la gamelle &&

Demain j'ai le projet de sortir dès 8 h avec Aglaé[5] et les enfants pour aller chez le dentiste[6], acheter des provisions de ménage et chez M. Buffet.

Bonsoir, cher Ami, t'ai-je dit toutes les amitiés dont Julien m'a chargée pour toi ainsi que tout mon entourage. Avec Alphonse[7] nous sommes de l'avis d'oreiller de toute la grandeur du lit et en crin. Ne pas acheter chez <Her> Willig, il est plus cher et a de la mauvaise qualité, fais demander chez notre tapissier. Il est bien tard bonne nuit et un bon baiser de ta Nie.

Samedi 2 h

Aucune dépêche n'est affichée depuis 2 jours aussi les esprits recommencent à tourner au noir ; car impossible que les ministres ne reçoivent pas de nouvelles de nos armées ; si on ne dit rien, c'est qu'on n'aurait rien de bon <à> dire. Voilà le raisonnement que chacun fait. Je reviens de chez M. et Mme Buffet[8], nous les avons vus tous les deux, bien préoccupés et inquiets des évènements. M. Buffet parle comme Alfred[9] et Alphonse, les Prussiens finiront par être écrasés, il n'en sortira pas un de France. Sa femme au contraire trouve notre cause la mauvaise et dit, nous aurons la leçon jusqu'au bout et elle profitera à l'avenir de la patrie, nous n'avons que ce que nous méritons. Elle voudrait bien retourner auprès de ses enfants qui sont dans les Vosges, ils vont bien, mais 2 Prussiens étaient arrivés et on en annonçait d'autres ; elle voudrait aller organiser des ambulances chez elle mais son mari ne veut pas la laisser partir seule et elle reste avec lui, s'occupant beaucoup de la société de Secours aux blessés. Nous nous sommes communiqué notre chagrin mutuel l'une de ne pouvoir être avec ses enfants et l'autre avec son mari, là où on pourrait être à son poste.

Quant à Launay je ne le crois pas sûr si on fait le siège de Paris, car c'est vers la Bretagne que les ennemis s'étendront pour chercher des vivres. Attendons. Est-ce que par Dijon et Besançon si les choses s'arrangent un peu nous ne pourrions pas aller te retrouver ? Je te sens si seul et tu ne peux quitter.

Nos petites filles continuent à bien aller et ont été remarquablement sages ce matin chez le dentiste. Il a arraché une dent à Emilie, la nouvelle pousse. (Elle a encore mérité son nom d'intrépide, ni hésitation, ni trouble.) Marie a eu le même calme, il trouve leur bouche en bon état. Et comme Marie a une dent du fond qui lui est sensible, il lui a mis un petit mastic qu'il renouvellera Lundi et il n'a rien trouvé à faire. Tu vois, c'est bon.

Nous venons de rentrer déjeuner et comme Mme Auguste[10] venait me demander les enfants pour aller avec Adèle[11] et M. Auguste à Guignol aux champs Élysées je les accompagne et alors c'est à la hâte que je t'écris. Pour revenir à la politique ; nos pertes sont grandes sur les champs de Gravelotte[12] et les dépêches venant de Prusse, de Belgique, d'Angleterre sont loin de rassurer et ne conforment pas avec celles données à Paris. Je t'envoie le Gaulois. Tu y liras des lettres, racontant les batailles à notre avantage, mais faisant <hautement> mention des pertes énormes des 2 armées. Les Prussiens sont dit-on à Bar-le-Duc.

On dit qu'une ambulance française a été capturée sous Metz et expédiée sur Cologne que de là on va la faire venir. on a tiré sur les ambulances.

Paris est morne, triste, moins de chants qu'il y a quelques jours.

Adieu, Ami bien aimé, reçois les meilleures tendresses de tes enfants et de ta Nie

Amitiés à Oncle[13] et aux bons parents Duméril[14]. Merci à bonne-maman de son petit mot.

Les nouvelles de M. Auguste continuent à être meilleures.


Notes

  1. Napoléon III.
  2. Voir la lettre des 15-16 août.
  3. Julien Desnoyers, le « mobile ».
  4. Marie et Émilie Mertzdorff.
  5. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  6. Ernest Pillette.
  7. Alphonse Milne-Edwards.
  8. Louis Joseph Buffet et son épouse Marie Pauline Louise Target.
  9. Alfred Desnoyers.
  10. Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril.
  11. Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil.
  12. Bataille de Saint-Privat (18 août).
  13. Georges Heuchel.
  14. Félicité Duméril (« bonne-maman ») et son époux Louis Daniel Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 19 et samedi 20 août 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_19_et_samedi_20_ao%C3%BBt_1870&oldid=61682 (accédée le 22 décembre 2024).

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