1860 - Discours prononcé au nom de la Faculté de Médecine de Paris, le 16 août 1860, sur la tombe de M. Duméril, l’un des professeurs de cette faculté par M. le professeur Cruveilhier

De Une correspondance familiale

Messieurs,

Je viens, au nom de la Faculté de Médecine, dire un dernier adieu au plus ancien et au plus vénéré de ses membres, au dernier survivant de cette pléiade de savants illustres qui ont inauguré le commencement de ce siècle par de si importants travaux, à l’ami de Cuvier, de Bosc, de Jussieu, de Geoffroy, de Brongniart, etc.

Duméril (André Marie Constant) naquit à Amiens le 1er janvier 1774. Dès l’âge de 15 ans, une vocation irrésistible le dirigea vers les sciences.

Envoyé à Paris, comme élève de l’Ecole de Santé, qui venait d’être fondée, et qui prit bientôt le nom de Faculté de Médecine, il fut nommé au concours chef des travaux anatomiques (et il avait pour concurrent Dupuytren !). A dater de ce moment, il se livra, avec une ardeur toujours croissante, et à l’étude des sciences médicales et à celle de la zoologie. Dès 1796, il se lia d’amitié avec l’illustre Cuvier, et publia en 1800 les deux premiers volumes des Leçons d’anatomie comparée.

Nommé, en 1801, professeur d’anatomie à la Faculté de Médecine de Paris, il fut appelé, en 1802, à suppléer au Jardin des Plantes M. de Lacépède, auquel il succéda, en 1825, en qualité de professeur titulaire.

En 1803, par ordre du premier Consul[1], sous le ministère de Chaptal, Duméril fut invité à rédiger un ouvrage sur les éléments des sciences naturelles, ouvrage qui arriva rapidement à la 5e édition, et qui a longtemps été le seul ouvrage classique en zoologie.

En 1805, Duméril accepta la périlleuse mission d’aller en Espagne, avec Desgenettes, pour étudier la fièvre jaune.

En 1806, il publia, sous le titre de Zoologie analytique, la première classification philosophique qui ait été faite de l’histoire naturelle, petit ouvrage qui a eu un grand retentissement et qu’il considérait comme le bilan de la science pour l’époque à laquelle il a été écrit. C’est cet ouvrage qui a servi de point de départ à la plupart des classifications zoologiques modernes.

En même temps que Duméril poursuivait avec tant de succès les travaux scientifiques qui marquèrent sa place à l’Institut, où il fut nommé en 1816, notre collègue, devenu médecin des hôpitaux, se trouva presque malgré lui entraîné dans la pratique de la médecin ; et l’historien de sa belle vie ne devra pas oublier qu’après 20 ans de pratique, Duméril crut devoir faire le sacrifice d’une magnifique clientèle pour consacrer sa vie entière à la science. Je dois dire que notre collègue est resté fidèle à sa généreuse pensée, et c’est à cette vie consacrée tout entière à la science que nous devons ses éminents travaux sur les reptiles et sur les poissons, et un dernier ouvrage sur les insectes, ouvrage en deux gros volumes, in-4° avec planches, qui vient de paraître cette année (1860), il y a à peine quelques mois, et qui est le résumé de plus de 60 années de recherches assidues.

Tels sont les immenses services que Duméril a rendus à la science zoologique, et la part qu’il a prise au grand mouvement scientifique qui s’est opéré dans les sciences naturelles dans la première moitié de ce siècle, qui sera appelé le siècle des sciences, au même titre que le siècle de Louis XIV est appelé le siècle des lettres.

Messieurs, je n’ai parlé que du savant ; que n’aurais-je pas à dire de l’homme moral, du caractère, cette empreinte innée de l’âme, qui peut se modifier, mais qui ne s’efface jamais.

Quelle noble indépendance ! Quelle invincible fermeté, quand il s’agissait du bon droit à soutenir, d’une injustice à réparer ! Quelle fidélité à sa parole ! Quelle loyauté à reconnaître ses torts, si par hasard il en avait eu d’involontaires. Droiture, franchise, loyauté : voilà le type moral de Duméril, et ce type, il l’a conservé dans sa pureté native jusqu’à sa dernière heure. Et je dois ajouter : quel désintéressement comme médecin, pendant les vingt années qu’il a pratiqué la médecine ! Dans ses idées, la médecine était un ministère bien plus qu’un profession. Duméril avait fermé sa porte aux riches en se séparant de la pratique ; mais il l’avait laissée ouverte aux pauvres, et il eût dit volontiers, comme notre grand Boerhaave[2] : « Mes meilleurs malades sont les pauvres, parce que Dieu est chargé de me payer pour eux. »

Tel est, Messieurs, le savant, l’homme de bien, l’homme de cœur que nous avons perdu ; et je sais que je suis l’interprète du sentiment de tous nos collègues, en disant que son absence laissera dans nos rangs un grand vide, car tous nous avons été ses élèves, et tous nous étions ses amis. Les vieillards, c’est la tradition vivante du passé, c’est la couronne des académies !

Non, Messieurs, Duméril n’est pas mort tout entier : il laisse dans un de ses fils[3] un digne successeur, qui l’a déjà remplacé comme professeur au Muséum d’histoire naturelle, et qui, dans un concours soutenu devant la Faculté de Médecine, où il a été nommé professeur agrégé, a montré qu’il marchait dignement sur les traces de son père.

Adieu donc, cher et excellent collègue ; ta mémoire restera gravée dans nos cœurs en caractères aussi ineffaçables que le nom de Duméril dans les annales de la science zoologique.

Adieu donc, pour la dernière fois, ou plutôt qu’il me soit permis de dire avec le doux langage de la foi : Au revoir, au revoir !…

Notes

  1. Napoléon Bonaparte.
  2. Herman Boerhaave, de son vrai nom Boerhaaven, (1668–1738) est un botaniste, médecin et humaniste hollandais.
  3. Auguste Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original : Bibliothèque inter-universitaire de Pharmacie, cote 22938 (Rignoux, imp. de la Faculté de Médecine, 1860). Le fascicule comprend aussi les discours de Piorry et de Laboulbène, et la notice de Dunoyer.


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« 1860 - Discours prononcé au nom de la Faculté de Médecine de Paris, le 16 août 1860, sur la tombe de M. Duméril, l’un des professeurs de cette faculté par M. le professeur Cruveilhier », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1860_-_Discours_prononc%C3%A9_au_nom_de_la_Facult%C3%A9_de_M%C3%A9decine_de_Paris,_le_16_ao%C3%BBt_1860,_sur_la_tombe_de_M._Dum%C3%A9ril,_l%E2%80%99un_des_professeurs_de_cette_facult%C3%A9_par_M._le_professeur_Cruveilhier&oldid=58138 (accédée le 15 octobre 2024).

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