Vendredi 5 et samedi 6 février 1858

De Une correspondance familiale

Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)


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Vendredi soir. 5 Février 1858

Il me semble qu'il y a bien longtemps que je ne suis venue causer avec toi, ma chère Isabelle, et il est vrai que voilà presque huit jours que je n'ai pris la plume ce qui est un long silence entre amies, n'est-il pas vrai. Ta lettre reçue Mardi soir, m'a fait moins plaisir peut-être que celles auxquelles tu m'as habituée en ce qu'elle était moins longue et moins intime, mais j'en ai été fort contente d'un autre côté parce que je l'ai montrée et lue in familias et qu'elle a produit le meilleur effet du monde. Je suis bien fâchée de m'être si mal expliquée et de t'avoir fait comprendre que tu n'étais pas bien dans tous les papiers ; il est loin d'en être ainsi ; tu es fort aimée au contraire et bien appréciée au Jardin mais je craignais justement que l'on fût un peu jaloux de moi en voyant l'amitié que tu as pour moi et les preuves que tu m'en donnes et tu as tout bien fait et bien arrangé et je t'en remercie car cela m'a procuré l'occasion d'entendre dire mille choses gracieuses sur toi ce qui est fort agréable au cœur d'une amie. Ne t'agite pas de mes énigmes, elles valent à peine la peine d'en parler et deux mots suffisent pour te satisfaire complètement (là, là comme ma plume éternue, je t'en demande bien pardon mais je n'en ai pas d'autres sous la main). Adèle[1] est toujours à peu près de même ; sa santé ne se ressent pas, jusqu'à présent de son immobilité forcée ; on lui a ordonné des bains de vapeur qu'elle commencera demain. Aujourd'hui, j'ai passé toute mon après-midi avec elle ce qui n'a pas laissé que de lui faire plaisir. Elle m'a chargée de te beaucoup remercier de l'intérêt que tu lui montres et des témoignages d'affection que tu lui as envoyés. Pour ma part, figure-toi que je vais bien depuis Dimanche, mais tout à fait bien, je sors le matin ou le soir, peu importe et j'ai presque retrouvé toutes les forces de ma jeunesse ; j'en jouis bien, je t'assure et de me sentir complètement moi me donne des moments de bonheur. J'ai bien employé ma semaine, aussi ; Mardi j'ai passé l'après-midi et dîné chez mes amies[2] qui allaient au bal ; j'ai eu grand plaisir à les habiller et pomponner, elles étaient charmantes, avec des robes d'organdi à pois roses et noirs et toute la parure, coiffure, bouquets d'épaules et de corsage en roses et feuilles de velours noir ; c'était fort joli. Elles se sont beaucoup amusées.

Samedi (continuation de mon journal)

Jeudi j'ai eu pour la première fois de l'année un plaisir que je me promettais depuis longtemps c'était d'aller chez M. le Curé[3] à la leçon religieuse qu'il fait à Julien[4] ; c'est une de mes grandes jouissances que d'aller ainsi chez notre bon Curé et cela me reporte à bien des années en arrière car pourrais-tu croire qu'il y aura 10 ans cette année que j'ai fait ma première communion. Que de choses, bon Dieu ! depuis ce temps, que d'événements ! que de malheurs, mais que d'enseignements et de leçons et pour cela n'y a-t-il pas une action de grâce à rendre au Seigneur.

Aujourd'hui, je vais encore chez mes amies et encore pour les habiller ces coquettes-là ; c'est ce soir la réunion chez Cécile, Mme de Sacy[5] ; nous sommes brouillées, à ce qu'elle prétend, parce que je ne vais pas chez elle, pour moi j'ai bien un peu gros cœur aussi de ne pas me joindre à toute cette jeunesse que je connais bien et où je suis sûre que l'on s'amusera mais mon deuil[6] et la prudence m'ont donné de sages conseils par la bouche de maman[7] et mon bal, à moi, ce sera de voir les autres y aller. Comme tu le dis, cette année-ci va me rajeunir car on ne pensera pas à moi et je referai mon effet l'année prochaine. Sais-tu que tu m'as fort étonnée avec l'histoire de M. B. Quelle est cette touchante ressouvenance au bout de 6 mois, et puis je voudrais bien savoir comment il a trouvé que je suis aimable ; je ne lui ai pas dit 2 mots, je n'en suis que plus flattée.

D'après ce que tu m'as promis, je compte sur une lettre très prochaine, très longue et très < >. Je ne sais pourquoi il me semble que je n'ai rien de bien intéressant à te dire ; c'est drôle comme ça arrive souvent quand on a sa plume à la main. C'est Mercredi prochain que se marie Isabelle Dunoyer[8], à moins que sa mère qui est souffrante ne le devienne plus encore ; le même jour, nous aurons la séance générale de la société d'acclimatation où mon oncle[9] aura à lire un rapport qui l'occupe beaucoup et l'empêche d'écrire ; à propos de cela, dis de sa part à l'oncle Henri[10] qu'il a été surpris de recevoir pour la première fois son compte de la maison Delaroche sans un mot autre ; mais il en a conclu que son cousin était sans doute fort occupé. Voilà ce pauvre bon-papa[11] enrhumé et fort enrhumé ; c'est bien ennuyeux ; je ne sais comment il va aujourd'hui mais hier il avait le cerveau bien pris et un peu de malaise ; Dieu veuille que cette indisposition se borne là.

J'ai déjà lu Emilia Wyndham[12] et le journal d'Amélie[13] ; j'ai trouvé ces deux ouvrages très intéressants, le premier surtout qui je trouve est fort bien écrit ; tu as dû trouver dans cette lecture plusieurs passages qui t'auront fait mal. Je vais commencer Dynevor terrace[14]. J'ai examiné les vues au microscope stéréoscope et comme je te l'ai déjà dit, elles m'ont fait bien plaisir puisqu'elles me rappellent ce bon vieux Havre. Les bains Dumont[15] ont fait palpiter mon cœur malgré l'absence de Twopenny, cette semaine j'ai eu le nez enflé d'une manière qui me faisait ressembler d'un côté à ce brave homme cela aurait amusé Mathilde[16] ; je prétendais que j'avais un air de famille Twopenny.

L'autre nuit, j'ai rêvé que tu étais ici et j'en étais bien contente, je t'assure ; nous bavardions, nous bavardions comme nous ne pourrions le croire si nous n'y avions déjà passé.

Le mariage de la grosse Sophie m'a bien étonnée et amusée ; il y en a décidément pour tout le monde, et chacun y passe.

Demain il n'y aura encore personne, je pense chez bon-papa qu'une de mes cousines et l'amie d'Adèle qui est en pension. Rien de plus convenable ; je n'aurai même pas mes amies qui reçoivent leur tante Target[17]. Mercredi elles ont encore un bal, bal que je manque encore mais j'y ai fait une grande croix sur toutes ces vanités de ce monde ; je suis trop contente de me bien porter pour songer à autre chose.

Qu'allez-vous faire pour vos jours gras ? Il va encore y avoir des bals au Havre car c'est ce qui a empêché Mlle Quesnel[18] de venir à Paris chez sa cousine.

Voilà une lettre peu intéressante, ma petite Isabelle, mais je la finis en te disant si sincèrement et du fond du cœur que je t'aime beaucoup, qu'il faudra bien que tu la reçoives de bonne humeur. Au revoir, à bientôt une épître n'est-ce pas et crois-moi toujours ta bien affectionnée

Crol

Si tu dînes demain chez les Delaroche[19], rappelle-moi à leur souvenir.

O   X  V


Notes

  1. Adèle Duméril, cousine de Caroline.
  2. Eugénie et Aglaé Desnoyers.
  3. Jean Charles Moreau, curé de la paroisse Saint-Médard.
  4. Julien Desnoyers.
  5. Cécile Audouin, épouse d’Alfred Silvestre de Sacy depuis 1857.
  6. Allusion au décès d’Esther Le Lièvre, épouse de Valéry Cumont, grand-tante de Caroline, décédée le 2 janvier 1858.
  7. Félicité Duméril.
  8. Le 10 février 1858, Isabelle Dunoyer (fille de Clarisse Ghiselain) épouse François Albert Degrange Touzin.
  9. Depuis décembre 1854, Auguste Duméril est secrétaire des séances de la Société zoologique d’acclimatation.
  10. Henri Delaroche est négociant au Havre.
  11. André Marie Constant Duméril.
  12. Emilia Wyndham est publié en 1846 par Anne Maash-Caldwell, auteure anglaise prolifique.
  13. Journal d'Amélie, ou Dix-huit mois de la vie d'une jeune fille. Scènes de famille, par Mme Tourte-Cherbuliez, est publié en 1834.
  14. Dynevor Terrace or the clue of life (1857), roman de Charlotte Mary Yonge.
  15. Caroline fait probablement allusion aux établissements de bains Dumont, construits en 1846 à Sainte-Adresse, près du Havre.
  16. Louise Mathilde Pochet, dite Mathilde.
  17. La tante Target est probablement Eléonore Pauline Lebret du Désert, veuve de Louis Ange Guy Target, frère de Jeanne Target.
  18. Probablement Marie Julie Cécile, fille d’Alfred Quesnel, négociant au Havre.
  19. La famille d’Henri Delaroche et Céline Oberkanpf.

Notice bibliographique

D’après l’original

Annexe

Mademoiselle Latham

Côte d'Ingouville

Havre

Seine Inférieure

Pour citer cette page

« Vendredi 5 et samedi 6 février 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_5_et_samedi_6_f%C3%A9vrier_1858&oldid=58360 (accédée le 21 novembre 2024).

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