Mercredi 16, mercredi 23 et jeudi 24 décembre 1857

De Une correspondance familiale


Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)


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Mercredi 16 Décembre 1857

La voilà commencée cette gigantesque lettre que je t'ai promise et que j'ai enfin la force d'entreprendre ; tu vois, que je prends mon plus grand papier et ma plus petite écriture avec ma plume la plus fine ; si tu n'appelles pas cela un vrai bavardage je ne m'y connais plus. A te dire bien vrai je n'ai pas d'histoires bien intéressantes à te raconter car tu comprends que lorsqu'on est pendant trois semaines étendu entre ses deux draps, on a beau être un peu au courant de ce qui se passe au dehors ce n'est plus comme lorsqu'on est témoin véritable. Le premier Dimanche de ma maladie, j'ai bien regretté de ne pas aller chez bon-papa[1] où il y avait à dîner ce curieux ménage dont je t'ai parlé ; M. Bretonneau le fameux savant avec ses 79 ou 80 ans et sa femme qui a à peine 19 ans[2] ; tu conçois qu'il y aurait eu de l'intérêt à les voir et il paraît que tout le monde les examinait bien. La jeune femme est dit-on charmante, jolie, instruite, ayant de l'esprit juste assez d'aplomb pour se bien poser et traitant son mari comme s'il avait 25 ans tout en le respectant et l'admirant comme on doit admirer et respecter un homme de son mérite et si universellement connu. C'était un étrange spectacle.

Mercredi 23 Décembre.

Voilà huit jours que cette lettre est commencée sans que j'aie eu assez de force pour la continuer ; depuis Dimanche où je vais mieux pour de bon, j'étais un peu inquiète de ne pas avoir de tes nouvelles et c'est ce qui m'empêchait de reprendre ma plume car je ne trouve de rien de plus ennuyeux que d'écrire à une personne quand on ne sait ni comment elle va, ni ce qu'elle fait, ni ce qui lui arrive. Ton long silence me faisait perdre en conjectures ; car savez-vous Mademoiselle que voilà 3 semaines que je n'avais eu un mot de vous, et franchement tu ne peux te figurer combien cela me manquait ; je me suis si bien habituée à recevoir tes bonnes lettres où tu es si gentille et j'aime tant à te suivre par la pensée dans ce que tu fais ou ce que tu feras que vraiment cela me rendait un peu triste mais ce matin j'ai reçu le petit papier que j'attendais et je t'en remercie ma petite Isabelle car je comprends à merveille combien il doit t'être difficile de trouver un moment de liberté et que de choses tu as à faire et à finir indispensablement. Tu es bien heureuse de pouvoir t'occuper ainsi du jour de l'an ; il n'en est pas de même pour moi ; les seuls ouvrages que j'offrirai sont le col de Mme Desnoyers et une corbeille en tapisserie pour le cabinet de mon oncle[3] ; les étrennes que j'ai à donner, je ne pourrai les acheter moi-même puisqu'il m'est défendu encore de sortir et c'est un plaisir que je regrette car je ne connais rien de plus amusant que l'aspect de Paris dans les derniers jours de l'année ; c'est un mouvement, une cohue sur les boulevards, un étalage de tant de choses différentes ! Mais je suis encore en prison et mon jour de Noël ne sera pas bien gai puisque je ne pourrai même aller à l'église[4] ce dont j'ai bien gros cœur ; je me dédommagerai en envoyant une bonne partie de moi à la Côte, tu me feras une petite place à ton côté et ainsi vous serez 22 et 1/2 à table, seulement tu auras soin de me dire quels étaient tes voisins afin de savoir dans quelle société je me trouvais. J'ai compté quels pouvaient être les 22 en question et je me figure que vous aurez les Rigot[5], en tous cas je me figure que tu t'amuseras car c'est une bonne chose que les grandes réunions de famille. Pour ma part je resterai probablement au coin de mon feu avec maman[6] car papa et Léon iront sans doute au Jardin comme les Dimanches. Pour mes étrennes, on me promet que je dînerai le jour de l'an chez bon-papa ; j'irai en voiture bien entendu à moins qu'il ne fasse un temps d'été et ma journée se passera je pense à recevoir des visites avec bon-papa. Ce qui me tourmente c'est que je ne sais que donner à Adèle[7] elle a de tout la chère enfant et c'est un vrai casse-tête ; je t'écrirai l'année prochaine ce que j'aurai donné et reçu. Je suis bien aise que tu te sois amusée à cette soirée Labouchère ; tu ne me dis pas quelle robe tu avais. Si j'avais été bien portante nous aurions eu une soirée aussi Jeudi dernier, chez un jeune ménage qui venait de baptiser leur fille ; je ne l'ai pas beaucoup regrettée, quoique la petite maîtresse de maison soit bien gentille. Tu auras su sans doute que Léon a échoué au baccalauréat ; nous nous y attendions puisqu'il n'est pas fort en Latin et nous avons été contents de ce qu'en physique et en mathématiques il avait eu le maximum car ce sont les parties dont il s'est spécialement occupé ; maintenant le voilà tout à fait ici et il travaille beaucoup avec un répétiteur ; c'est un grand changement dans la maison et il y apporte bien de la vie et du mouvement comme tu sais que fait toujours un garçon. C'est malheureux que vous n'ayez pas ce pauvre Edmond[8] pour votre Noël il doit bien le regretter aussi. Ah ça j'espère qu'il se donne du genre ce jeune homme en conduisant ses cousines et les protégeant dans le monde ; tu as dû t'amuser en racontant cela à tes amies. Bien entendu que je n'ai pas pu aller non plus au mariage de Firmin Rainbeaux. Maman m'a dit que tout s'était bien fait ; il y avait à l'église tous les ministres et figure-toi que c'était à 9 heures du matin < > qu'ils sont partis tout de suite pour l'Italie où ils vont rester sans doute 4 mois ! C'est un peu long, qu'en penses-tu. C'est encore une année avec mariages ; les demoiselles Desnoyers[9] ont un cousin qui va en passer par là aussi et il ramènera sa femme de Nantes dans très peu de temps. Tu comprends que j'ai beaucoup vu mes amies pendant que j'étais malade, cela aidait bien à souffrir ; la dernière fois que je t'ai écrit, c'était un Dimanche, maman avait été obligée d'aller aussi au Jardin et Eugénie est restée à dîner dans ma chambre ; moi au lit et elle à mes côtés ; nous avons passé je t'assure une bonne soirée et comme tu le comprends n'est-ce pas. Peux-tu croire que je ne suis pas encore démêlée, je ne suis pas assez solide pour supporter de longues opérations et on n'a pu en faire subir encore qu'aux petits bouts de mes nattes. Je porte un filet pour cacher mon pêle-mêle capillaire et cette coiffure me fait ressembler dit-on à Mathilde[10], on me répète souvent : tu as décidément un profil Pochet ; ce n'est donc pas étonnant qu'on m'ait souvent prise autrefois pour la sœur de Georges ; ils ne peuvent décidément pas me renier pour leur cousine. Je suis bien contente de savoir que toutes vos santés sont bonnes à la Côte il n'en est pas tout à fait de même ici et chacun a eu sa petite indisposition. Bonne-maman[11] qui va toujours si bien a été souffrante pendant une huitaine de jours, maman a eu une rage de dents terrible et un mal au doigt qui la gênait beaucoup ; Léon souffre depuis 4 jours aussi d'un mal de dents, à la suite d'une dent plombée ; Louise la femme de chambre de ma tante a été fort souffrante enfin chacun a eu sa part et a sa part peu agréable. Quant à moi, je ne suis pas redevenue tout à fait la Crol d'autrefois ; j'ai plus de force depuis deux jours et me tiens un peu mieux sur mes jambes ; mais l'inflammation de mon pauvre cerveau n'est pas finie et je me mouche toujours et je saigne au moins trois fois par jour ce qui m'affaiblit ; puis dès que je me fatigue un peu j'ai beaucoup de malaise, il faut que je m'étende et je passe toutes mes soirées couchée sur le canapé. Le matin je reste au lit jusqu'à onze heures, j'y travaille, j'y lis et ce n'est que là que je suis vraiment bien ; pour la moindre chose j'ai un peu de fièvre. Cette coquine d'angine m'a joué un vilain tour mais je vais tâcher de prendre de la patience et de supporter courageusement les ennuis que le bon Dieu m'envoie.

Remercie bien Lionel[12] de sa gentille lettre, je lui écrirai bientôt mais ne le lui dis pas pour qu'il en ait la surprise, fais-le lui seulement soupçonner

Tu sais que je n'ai pas vu Julie et Madeleine[13] quand elles sont venues et j'ai reçu ton oncle[14] en bonnet de nuit c'était la première fois que je sortais de ma chambre, figure que jusqu'à Dimanche dernier je ne pouvais pas mettre de corset et maintenant j'ai ôté le busc et je l'attache avec des cordons ce qui me permet enfin de mettre une robe jusque-là j'en avais été réduite au coin du feu et rien dessous ; oh va, j'étais gentille tu as perdu à ne pas me voir.

Quand tu m'écriras, dis-moi donc un petit mot pour Adèle, tu comprends, ça fera bien. La pauvre enfant souhaite fort que je retrouve mes jambes pour reprendre mes courses quotidiennes au jardin.

Mardi Jeudi 24

Décidément je ferme ma lettre car je veux l'envoyer à la poste et je n'y vois presque plus pour ajouter ces dernières lignes. Adieu ma chère Isabelle reçois tous mes souhaits de bonne année qui sont du fond du cœur, tu sais ; un des vœux que je forme bien sincèrement c'est que notre amitié qui est déjà bien solide cette année aille encore en augmentant l'année prochaine et c'est un vœu que, chose rare, j'ai presque la certitude de voir réaliser ; sur ce, ma petite Isabelle je t'embrasse bien tendrement.

Crol

X  O


Notes

  1. André Marie Constant Duméril.
  2. Pierre Bretonneau, né en 1778, veuf, a épousé en 1856 la jeune Sophie Moreau.
  3. Auguste Duméril.
  4. L’église Saint-Médard.
  5. La famille d'Alfred Rigot et Marguerite Duroveray.
  6. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril ; Léon est le frère de Caroline.
  7. Adèle Duméril, cousine germaine de Caroline.
  8. Richard Edmond Latham, frère d’Isabelle.
  9. Aglaé et Eugénie Desnoyers.
  10. Louise Mathilde Pochet, sœur de Georges.
  11. Alexandrine Cumont, veuve d’Auguste Duméril (l’aîné).
  12. Lionel Henry Latham, jeune frère d’Isabelle.
  13. Julie et Madeleine Delaroche, filles d’Henri.
  14. Henri Delaroche.

Notice bibliographique

D’après l’original

Annexe

Mademoiselle Latham

Côte d'Ingouville

Havre

Pour citer cette page

« Mercredi 16, mercredi 23 et jeudi 24 décembre 1857. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_16,_mercredi_23_et_jeudi_24_d%C3%A9cembre_1857&oldid=60458 (accédée le 29 mars 2024).

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