Mardi 11 juillet 1871 (B)
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency)
Mardi soir 11 Juillet 71[1]
Je n’ai rien de particulier à te marquer & si ce n’était pour embrasser sa petite Nie & ses 2 fillettes[2], je ne t’écrirais pas.
Si je suis pauvre en nouvelles je suis riche en santé. Malgré les plaintes de Nanette[3] je trouve que l’appétit ne laisse rien à désirer, quant au sommeil lorsque tout mon monde à la maison est sur pied de frayeur de l’orage je dors paisiblement & ne me doute même pas des dangers imaginaires que mes voisines ont couru. Journellement pluies d’orage, nuits idem, foin point, vin coule de même à la grande désolation de Nanette. Voilà plus de 8 jours que 7 faucheurs, & une 12aine de femmes sont sur les prés & l’on n’a pas rentré une livre. Voilà 2 Dimanches que les paysans ont à peu près tout rentré ; mais nous ne pouvions le faire. Pour cette année tu peux compter une pièce de vin (220 litres) par voiture de foin.
J’ai de bonnes nouvelles de Morschwiller par le domestique qui m’a porté une lettre de bon-papa[4]. J’ai profité de l’occasion pour y envoyer vos 2 lettres de toi & de Mimi[5]. Je n’ai pas besoin de te dire combien ta lettre m’a fait plaisir & fera même plaisir à bonne-Maman[6] qui est toujours si avide de vos nouvelles.
Ce qui me réjouit c’est ta bonne consultation Gosselin[7]. Dans une dernière je crois t’en avoir parlé c’est affaire faite et bien faite comme tout ce que tu fais.
Nos travaux de fabrique continuent, malheureusement pas sur une aussi grande échelle qu’on nous le demande, nous ne réussirons pas à contenter tout le monde & si la frontière française se ferme le 31 Août[8], il est probable qu’il nous restera encore bien des pièces que nous ne saurons finir.
Il continue toujours à nous arriver de la Marchandise malgré nous & même nos menaces. Du reste la fabrication va son train sans ennuis autre que les transports impossibles. Il sort en ce moment environ 120-30 Balles soit un ruban de Calicot de 180 kilomètres, 60km à Morschwiller, ensemble en 2 jours d’ici Paris. Si je pouvais de temps à autre sur la queue d’un de ces calicots pour aller vous embrasser, cela ne nuirait pas à leur sortie. Voilà 3 semaines que je n’ai pas donné un bec & un peu mangé du founichon, c’était cependant toujours un bon repas du soir.
Ta dernière ne me parle pas de la santé de maman[9] comment a-t-elle supporté la triste visite à ce pauvre Julien[10] que nous pleurons tant. En lisant ta lettre qui me parle de votre pèlerinage, j’y étais avec vous & n’ai pu m’empêcher d’essuyer quelques larmes qui viennent toujours lorsque je pense à cet ami qui n’est plus… Dans ma dernière je ne t’avais pas parlé de l’anniversaire des 9 années[11], ces quelques jours, j’ai repassé & beaucoup pensé à cette autre amie d’élite, trop belle pour cette terre de misère. Où sont-elles ces deux âmes tant amies ? Dieu le sait, & nous le saurons un jour. Heureux celui qui a cette foi.
Aujourd’hui il pleut à peu près toute la journée, il fait lourd & un temps fort désagréable. Le temps n’est pas favorable aux bains aussi dit-on que de l’autre côté du Rhin il n’y a personne. Wattwiller est encore un peu privilégié, l’on ne va pas en Allemagne, c’est la Suisse & la France qui reçoivent les visiteurs français.
M. Jaeglé vient de rentrer, il a dû passer toute une journée à Pontarlier pour débrouiller les expéditions, il a fait un voyage bien désagréable, il n’y avait que lui qui pouvait s’en tirer. Si l’on n’était pas allé il est fort probable que partie de cette marchandise eut été perdue & cela faute de l’administration douanière française qui occupe, comme c’est la règle générale en france, des gens, qui, une fois en place, ne veulent plus rien faire & la place c’est un dû. Il y a tout naturellement beaucoup de besogne, l’on arrive à son bureau à 9 h pour quitter à Midi, rentrer à 2 h pour se reposer à 4 h, 4 h de semblant de travail !
C’est honteux, mais il n’y a rien de changé et l’on n’arrivera pas à le changer. C’est du patriotisme français. C’était honteux, c’est… je ne trouve pas de mot assez dégoûtant & bas !
De plus j’ai eu la visite de M. Kohl avec une lettre de Monseigneur l’évêque de Strasbourg[12]. Il nous fait des observations sur nos statuts[13] & demande de nous une lettre pour se mettre, dit-il, à l’abri de dénonciation à Rome. Nous allons nous réunir voir si une lettre peut être écrite, je suis pour cela, & il est probable que la semaine prochaine nous nous rendions auprès de Monseigneur pour terminer cette affaire & avoir de lui une lettre pour le supérieur M. Spitz[14], des sœurs de l’hospice.
Par les Prussiens l’orphelinat <doit> recevoir tous les enfants assistés du Cercle ; c’est à lui à les placer & soigner pour eux. Celui de Kattenbach[15] a déjà <une 30e> de ces enfants que nous lui laissons, mais par ce fait, cet orphelinat est sous nos ordres & doit nous rendre compte des enfants, les mener de temps à autre chez nous pour l’inspection. Mais nous voulons la paix & je suis d’avis de faire ce que conscience permet pour un arrangement. Mais dans ces conditions Kattenbach est appelé à s’en aller avec le temps & peut devenir une annexe de l’hospice.
Comme je ne puis quitter que très difficilement, je tâcherai à engager M. Chauffour[16] à aller à ma place ; d’autant plus que je n’aime pas beaucoup M. André[17] comme tu sais.
Je ne sais pas trop ce que fait Nanette, elle s’occupe très probablement, mais ce n’est pas de ma compétence. Thérèse[18] je crois nettoie les chambres prussiennes, qu’elle prétend être très sales ; je le crois. Aussi est-elle à frotter à la lessive. Jean[19] est rentré à la maison depuis 2 jours, il a mis en couleur & frotté chambre d’Aglaé[20]. Maintenant il est dans l’appartement de Ma Mère[21], corridor, etc… après il montera dans les mansardes. Tout sera luisant & irréprochable pour te recevoir. Ma chérie je te prie d’embrasser nos enfants[22], tes parents[23], frères[24] & sœur[25] pour moi. Dis bien à Maman que je suis très heureux de vous voir auprès d’elle & heureux de pouvoir aussi faire un petit sacrifice pour elle.
Je t’embrasse de bien bon cœur comme je t’aime.
Ton Charles Mertzdorff
Mardi soir.
Notes
- ↑ Lettre sur papier deuil.
- ↑ Marie (« Mimi ») et Emilie (« Founichon ») Mertzdorff.
- ↑ Annette, cuisinière chez les Mertzdorff.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Voir les lettres de Marie (7 juillet) et Eugénie (7-8 juillet).
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Léon Gosselin, chirurgien.
- ↑ Par le traité de Frankfort (10 mai 1871) la France s’engageait à recevoir les produits des pays annexés en franchise, jusqu’au 1er septembre 1871.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Julien Desnoyers (†).
- ↑ Anniversaire du décès de la première épouse de Charles Mertzdorff, Caroline Duméril.
- ↑ André Raess.
- ↑ Lire aussi bien : « statistiques ».
- ↑ Charles Spitz (1808-1880), supérieur des sœurs de la charité de Strasbourg depuis 1844.
- ↑ L'hospice du Kattenbach, à Thann, fondé au XIIIe siècle.
- ↑ Probablement Victor Chauffour.
- ↑ Probablement Jules André.
- ↑ Thérèse Neeff, domestique chez les Mertzdorff.
- ↑ Jean, domestique chez les Mertzdorff.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Marie Anne Heuchel (†), veuve de Pierre Mertzdorff.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Jeanne Target et son époux Jules Desnoyers.
- ↑ Alfred Desnoyers et Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Mardi 11 juillet 1871 (B). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_11_juillet_1871_(B)&oldid=40665 (accédée le 3 décembre 2024).
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