Jeudi 29 novembre 1877

De Une correspondance familiale

Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

original de la lettre 1877-11-29 pages 1-4.jpg original de la lettre 1877-11-29 pages 2-3.jpg


Paris le 29 Novembre 1877.

Mon cher Papa,

Devine où j’ai été hier ? Je suis sûre que tu ne t’en doutes pas bien qu’il en ait été question devant toi, je m’y suis beaucoup beaucoup amusée et j’avais avec moi Paulette[1] ce qui comme tu sais ajoute toujours au charme des choses. Je vois que tu ne trouves pas, je vais donc t’aider ; eh bien nous[2] avons quitté la maison à 121/2 nous avons pris la rue Lacépède puis arrivées au Panthéon nous nous sommes enfoncées dans ces horribles petites rues qui entourent la Sorbonne (je crois que tu y es maintenant) et finalement nous nous sommes arrêtées rue Gerson[3] devant une porte où Paule et Mathilde[4] nous attendaient pour entrer avec nous. Nous avons traversé une grande cour, nous nous sommes enfoncées dans une foule de petits escaliers et enfin nous avons débouché dans un immense amphithéâtre où nous sommes installées sur d’assez mauvais bancs. La table était toute couverte de flacons contenant toutes sortes de produits et des instruments de chimie, derrière il y avait des cartes de géographie. Tu devines n’est-ce pas pour quels cours nous étions là.
En attendant M. Levasseur[5], nous avons promené nos regards tout autour de la salle et nous avons aperçu Mlle Kleinhans[6] ; tante a été lui faire une petite visite et lui a bien dit que cela cours de la Sorbonne ne m’empêcherait nullement de suivre le sien si elle en faisait un, mais elle a répondu qu’elle n’avait pas assez d’élèves et qu’elle était parfaitement décidée à n’en point faire ; du reste elle paraît très fatiguée et est accablée de travail ; elle nous a dit qu’elle venait d’être nommée professeur à Sainte Barbe ! nous pensons que c’est dans les petites classes ? A 1h M. Levasseur a paru et nous a fait une leçon des plus intéressantes j’ai appris beaucoup de choses nouvelles (tu diras que ce n’est pas étonnant). On commençait la géographie de l’Europe ; on nous a parlé d’abord de l’Europe comparée aux autres parties du monde puis on a fait l’histoire des côtes de l’océan glacial et de la mer Baltique.

Le cours a duré 1h 1/4 puis après un court intervalle M. Riche[7] a paru suivi de ses 2 préparateurs ; c’est alors que le tout à fait amusant a commencé ; je m’étais persuadée que je ne comprendrai rien et grâce aux explications si claires qu’on nous a données j’ai tout compris au contraire ; on nous a fait une masse d’expériences plus intéressantes les unes que les autres ; nous nous amusions tant Paule et moi que nous avons plusieurs fois été prises de violentes envies de rire. Je sais maintenant, ou plutôt que dois savoir, ce que c’est que l’air ; j’ai bien compris les expériences successives de Lavoisier[8] et j’ai vu comment l’azote éteignait la lumière tandis que l’oxygène la rallumait ; après lui donnait une grande intensité ; après avoir regardé brûler du magnésium dans de l’oxygène nous étions complètement éblouies. Je me réjouis bien, va, de te montrer mes notes et de parler de tout cela avec toi ; on nous a appris d’autres choses encore mais dont je n’ai pas le temps de te parler.

Nous allons partir dans un instant au cours d’Emilie[9] et moi je commencerai aussi mes cours de beaux-arts[10] (probablement) et d’histoire (pour sûr). Je suis ravie de tout ce que je fais cette année je n’ai certes aucun mérite à travailler car tout ce que je fais m’amuse énormément. Je change de plaisir en changeant d’occupation.

Adieu, mon Père chéri que j’aime tant, je t’embrasse de tout mon cœur. Si tu savais comme je pense à toi souvent !
ta fille qui t’aime beaucoup, beaucoup
Marie

J’embrasse bien bien fort bon-papa et bonne-maman[11]. J’oublie toujours les commissions que l’on me donne pour toi mais chaque fois que je vois bonne-maman[12], Mme Arnould[13] && elles me chargent de mille choses pour toi.
Hortense[14] aussi m’avait chargée de te dire des amitiés de sa part, mais jamais je ne pense à cela. C’est très mal.


Notes

  1. Paule Arnould.
  2. Marie Mertzdorff et sa tante Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  3. D’après Evelyne Héry (Un siècle de leçons d’histoire : l’histoire enseignée au Lycée, 1870-1970, PUR, 1999) : Avec l’afflux des étudiants, l’Université est dotée de locaux et de postes. En attendant l’achèvement de la Nouvelle Sorbonne en 1889, des bâtiments provisoires sont construits. Le baraquement de la rue Gerson est le haut lieu des études d’histoire et Ernest Lavisse s’émerveille que ce soit « une vraie salle de cours avec tables et encriers, tableaux et cartes sur les murs » (E. Lavisse « L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale », p. 23).
  4. Paule et Mathilde Arnould.
  5. Emile Levasseur.
  6. Caroline Kleinhans, professeur de géographie.
  7. Alfred Riche.
  8. Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794).
  9. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  10. Cours des beaux-arts avec Mlle Magdelaine.
  11. Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril.
  12. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  13. Paule Baltard, épouse d’Edmond Arnould.
  14. Hortense Duval.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 29 novembre 1877. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_29_novembre_1877&oldid=40056 (accédée le 15 novembre 2024).

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