Dimanche 24 et lundi 25 juillet 1870

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paramé) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


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24 Juillet Dimanche soir 10 h 1/2

Mon cher ami,

Peut-être nous écris-tu en ce moment ! Un petit bout de causerie de Paramé, celles du soir sont toujours les meilleures malgré les 200 lieues qui nous séparent, on est bien à soi, rien de vous distrait. J'étais si pressée aujourd'hui en t'écrivant que je ne t'ai seulement pas remercié de ta bonne lettre, tu sais me dire tout et je t'en remercie bien car je suis bien avide de toutes nouvelles venant de toi et de Vieux-Thann. Le Moniteur nous arrive exactement et est lu avec avidité (comme chez tous les français) dans notre colonie. Aujourd'hui dans Paramé les garçons s'essayaient à chanter la Marseillaise, l'élan gagne les parties les plus reculées du théâtre de la guerre.

Ce soir une lettre de Mme Pavet[1] disant que son mari part demain pour le camp de Châlons ; tu comprends si la pauvre petite femme est triste, elle doit accoucher dans un mois et reste avec 4 enfants, elle en a déjà perdu 3[2] ; M. Pavet part avec confiance et entrain mais comme elle dit ce sont ceux qui restent qui sont à plaindre, elle préfèrerait marcher contre l'ennemi. M. Edwards[3] a été à Blois pour tâcher de la faire venir à Vincennes, mais en ce moment il y aurait imprudence à la faire voyager, Mme Dumas[4] va aller le mois prochain la trouver.

Une lettre de Bathilde[5] annonçant aussi le départ de Raymond[6] de St Etienne pour le camp de Châlons, il est nommé lieutenant ; il y avait droit. Elle dit que notre pauvre tante Allain[7] va s'affaiblissant et qu'on fait revenir Emile auprès d'elle.

Cécile Festugière[8] est retournée à Brousseval seulement accompagnée de son beau-frère[9] ; sa mère[10] doit la rejoindre, pour Alfred[11] il n'y a rien de plus, maman[12] m'écrit : « il est désiré des uns, craint des autres ». Comme les Zaepffel de Nancy[13] doivent être préoccupés de voir partir leur fils ! Et combien de familles ainsi troublées, agitées ! ah ! Mon Dieu !

Tu dois bien souffrir de la chaleur à en juger par ce que nous avons depuis 2 jours, nous qui sommes dans un pays privilégié. Ce soir le vent gronde, nous croyons à l'orage, le ciel était bien beau ce soir, mais menaçant, les îles se voyant comme nos montagnes quand la pluie ne doit pas tarder. Bien souvent on parle de toi, on y pense encore plus ; le soir les enfants[14] me disent bonsoir pour le cher papa, j'embrasse pour lui et pour combien de temps encore ?... mais c'est vrai, puisque la Providence nous a éloignées de l'Alsace, il serait imprudent d'y ramener nos petites filles avant que la sécurité ne soit un peu revenue. Une guerre, comme celle-ci ne peut pas durer, les massacres seront trop épouvantables.

Tu pourras dire à Nanette[15] de t'apporter le livre des pauvres de chez le boucher[16] et le boulanger, tu ferais payer (il y a Juin et Juillet) et tu voudrais bien faire dire qu'on continue pour ceux que tu jugeras à propos ; mes bons expirent au 1er Août je crois. Jean Knifer viendra au 1er chercher ses 2 F. Si j'étais là, j'aimerais à m'occuper de tout cela, pour les femmes & avec toi, c'est de l'ouvrage chez elles qu'il faudra tâcher de leur procurer à côté des secours dont auront besoin celles chargées de beaucoup d'enfants.

Maman doit être à Montmorency. Hier est encore partie une voiture de livres. La journée s'est bien passée, nous sommes restées à la maison, chacun à se reposer à sa façon, il faisait si chaud que nous n'en pouvions plus, ce soir j'ai déterminé quelques coquilles avec Alphonse[17]. Julien[18] a fait faire une carte de notre littoral, Enfin chacun selon ses petits moyens. Bonsoir Ami chéri, je t'embrasse du fond du cœur, il faut aller faire dodo malgré tout.

Lundi 1 h    

Je suis en possession de ta bonne lettre de Vendredi soir. Merci pour toutes tes bonnes causeries et marques d'amitiés, tu sais cela et de reste et si je ne te répète pas sur tous les tons toute ma tendresse et tout ce que je pense sur le bonheur que j'aurais à me trouver auprès de toi, c'est que je crains de t'ennuyer et que je comprends que je dois rester avec mes chères fillettes et que nous devons chacun accepter la part comme elle nous est faite en ce moment.

Nous avons un vent à écorner les bœufs ; toujours vent d'Ouest et pas de pluie ; il fait très chaud ; ce matin déjà petite promenade sur les sables dans la baie de la Varde, à la minute, l'oncle Alphonse part chercher des bêtes dans les rochers pour envoyer au Jardin d'Acclimatation, Hortense[19] écrit à Raymond pour le féliciter sur sa nomination et sur son départ pour Châlons, Marie peint et trace la carte de la côte que Julien a eu la complaisance de lui préparer et les 2 petits[20] jouent comme des bienheureux avec le sable et les coquilles. Voilà, cher Ami l'état de ta colonie qui serait bien joyeuse de t'y posséder.

Je ne te répondrai pas sur tous les points de tes lettres tu peux être sûrs que je les lis et relis. Un point seulement. Ne crois-tu pas que la phrase d'Edgar[21] ne veuille dire : « Ne pourriez-vous pas me débarrasser de ma femme[22] et qu'elle aille rejoindre Eugénie ». Je n'écris pas à Colmar laissant à toi de juger si la chose est à proposer. Si Emilie veut quitter l'Alsace et venir avec Berthe[23] nous rejoindre soit ici soit à Launay. Seulement aura-t-elle la force de ne pas se lamenter outre mesure en se sentant loin de son mari, de ses intérêts ; et pour les enfants il est important qu'on conserve de l'entrain et même de la gaieté. Je ne sais rien dire de plus ; agis comme ton cœur et les circonstances te guideront, après le 8 quand Aglaé[24] aura repris la route de Paris je suppose, (mais je n'en sais rien) que maman voudra bien venir à Launay avec son monde. Peut-être préfèrerait-elle que nous allions à Montmorency mais nous sommes unanimes pour préférer Launay si nous ne pouvons retourner à Vieux-Thann. On verra.

Julien veut partir ce soir, nous obtenons jusqu'à demain, comme il n'a rien reçu d'Alfred il craint qu'il y ait méprise ou oubli et veut être à son poste[25] quoique l'amour de la guerre ne soit pas son fait. Il fera comme tant d'autres ! Mais tout cela serre le cœur et on se sent entourée de pensées qui troublent.

Les élections municipales me paraissent encore une grande complication !

Pauvre Wattwiller ! Tu n'as pas pu reprendre tes bains. On comprend que ce ne soit pas une année de succès avec de pareilles agitations. Je ne vois pas de recommandations à te faire ni pour la maison, ni pour autre, tu fais toujours tout avec discernement. Tes 2 pièces de calicot sont bien placées, car nous n'avons pas de vieux linge à couper, si je passe à Launay j'en prendrai pour charpie ou autre. Ah mon Dieu mon Dieu.

Adieu Ami chéri, reçois mes meilleures tendresses et celles de nos fillettes qui sont bien sages bien mignonnes et ont bien bonne mine ; elles s'amusent toujours beaucoup et j'en suis bien heureuse, comme toi bon père chéri. Aglaé, Alphonse Julien t'envoient leurs Meilleures amitiés. Ai-je besoin de te dire de faire mes amitiés à Oncle et tante Georges[26].

Encore un bon bec

toute à toi

Eugénie M

L'Industriel arrive et me fait plaisir


Notes

  1. Louise Milne-Edwards, épouse de Daniel Pavet de Courteille.
  2. Enfants Pavet de Courteille : Jeanne, Alphonse, Marthe, Etienne, Paul, Joseph, Daniel, André (à naître).
  3. Henri Milne-Edwards.
  4. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  5. Bathilde Prévost, épouse d’Alphonse Duval.
  6. Raymond Duval, fils des précédents.
  7. Marie Emilie Target, veuve de Benjamin Allain, mère d’Emile Allain.
  8. Cécile Target, veuve de Georges Jean Festugière.
  9. Emile Festugière, frère de Georges Jean.
  10. Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target.
  11. Alfred Desnoyers.
  12. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  13. Eugène Zaepffel et son épouse Marie Bossu dont le fils aîné s’engage.
  14. Marie et Emilie Mertzdorff.
  15. Annette, domestique chez les Mertzdorff.
  16. Probablement Jean Humbrecht, boucher à Vieux-Thann.
  17. Alphonse Milne-Edwards.
  18. Julien Desnoyers.
  19. Hortense Duval, sœur de Raymond.
  20. Les enfants Emilie Mertzdorff et Jean Dumas.
  21. Edgar Zaepffel.
  22. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel ; ils habitent Colmar.
  23. Berthe, domestique chez les Zaepffel.
  24. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  25. A son poste dans la garde mobile.
  26. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 24 et lundi 25 juillet 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paramé) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_24_et_lundi_25_juillet_1870&oldid=51819 (accédée le 21 novembre 2024).

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