Dimanche 14 et lundi 15 octobre 1917

De Une correspondance familiale



Gazette multigraphiée n° 9, d’Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé)



G.D.B.[1] N°9      14 et 15 Octobre 1917.

L’abondance des matières force à devancer la date du tirage. Je vous ai quittés mercredi au moment où votre père[2] était à Hesdin, pour assister à la vente des chevaux de réforme anglais. Il a trouvé malgré les conditions déplorables dans lesquelles ces chevaux étaient présentés, serrés comme des sardines, sans qu’on puisse les approcher, deux bêtes qui paraissent avoir toutes les qualités requises pour nous faire un long et excellent service. L’un d’eux a 13 ans, alezan[3] foncé, grand et beau cheval de trait, 4 balzanes[4] ; il est probablement réformé pour avoir été victime des gaz asphyxiants, sa vue a dû souffrir et peut-être a-t-il un œil abîmé sans qu’on puisse néanmoins le qualifier de borgne. Cependant au moment où, après en avoir fait l’acquisition, on s’en est aperçu, votre père a bien craint d’avoir fait une mauvaise affaire ; il n’en est rien et d’ailleurs, comme il l’a eu pour… 450 F, il n’aurait jamais été bien attrapé.-- L’autre est alezan aussi, mais doré, c’était un cheval de Général et nous sommes encore à nous demander pourquoi on l’a réformé. Il a du sang, jolie allure, nous l’avons attelé ce qui ne lui était certainement jamais arrivé, il a exprimé au début quelque étonnement, mais s’y est mis très vite et n’a révélé jusqu’ici aucun vice. Pour celui-là la mise à prix unique de 450 F a été un peu dépassée ; de l’avis général on ne l’aurait pas aujourd’hui pour 2 000 F, et devinez combien votre père l’a payé… 630 ; en tout, tous frais compris, 1 100 pour les deux. Je crois qu’il a bien gagné sa journée ! Du coup nous allons remplacer la pauvre Goliath par l’un des deux et mettre l’autre comme cheval de voiture à Dommartin. Je regrette que cette acquisition n’ait pas été faite pendant que Michel[5] et Louis[6] étaient ici, cela aurait augmenté pour eux les charmes de Brunehautpré.

Mais tandis que votre père se rencontrait avec Paul[7] au franc marché, il apprenait que les boches de Dommartin étaient depuis le matin en grève que l’un d’eux connu pour sa mauvaise tête ayant refusé de faire le service de la cour, un autre avait pris fait et cause pour lui, puis de proche en proche, ils se sont tous solidarisés avec le mutin. Celui-ci a été aussitôt coffré dans le petit local extérieur aux murs qui sert d’abri aux mendiants, et on a enfermé tous les autres dans leur chambre en les soumettant à un jeûne rigoureux de pain et d’eau, au bout de 24 heures de ce régime, ils ont supplié qu’on leur rende leur travail et leur soupe et sont maintenant doux comme des agneaux. Le fauteur de désordre réfléchira huit jours dans son cachot. Votre père est revenu par Dommartin pour se rendre compte de l’importance de l’événement ensuite par Saint-André pour parler au SERgent qui y réside. Retour tardif.--- Jeudi nous avons eu les Bamières qui sont arrivés dans l’auto grise, enfin ! après huit mois de panne. Sur ma demande on a amené cette fois les petits : André[8], Robert[9], et Gérard[10] qui n’était encore jamais venu à Brunehautpré. Grande était leur joie et en arrivant André s’est précipité sur moi : « Tu m’as invité, alors je suis-t-arrivé. » Ils ont fait grand honneur au goûter, le miel et la confiture y ont joué un grand rôle. L’exhibition des nouveaux chevaux que l’on a amenés de Campagne vers 3H a été le clou de la journée.

Vendredi voyage à Dommartin. Sachant que le curé[11] est toujours très malade et pensant que sa sœur qui le soigne jour et nuit doit être épuisée, nous emmenons Sœur Désirée sans être sûrs qu’elle sera agréée par le malade. Elle a été fort bien accueillie et est entrée en fonction le soir même. elle viendra se coucher à Dommartin le jour et y prendra ses repas car nous croyons qu’il ne fait pas gras chez le pauvre Curé… Il a plu toute la journée. Samedi il a plu encore bien davantage ; c’est un vrai déluge. Cela n’empêche pas votre père de partir dès 9H pour Montreuil, Neufchâtel qui est le principal but du voyage (réunion d’actionnaires) et peut-être Boulogne. Le programme eût été rempli avant la réunion de 2H1/2 sans une panne sur la route de Boulogne près de la ferme de la Poste. La panne paraissant grave, votre père entre dans la ferme pour y chercher du secours et tout d’abord un cheval pour tirer l’auto et un abri pour y travailler car la pluie continue à tomber à flots. S’étant nommé il est reçu à bras ouverts, il reconnaît dans la maîtresse de la maison Mme Fourdinier[12] la mère du jeune médecin[13] qui a épousé Rose Trédez. Cheval, cordages, domestique sont tout de suite mis à sa disposition et Alexandre[14], à l’abri d’un hangar, se met en devoir de découvrir la panne. Une auto qui passait sur la route s’arrête, un officier en descend et interpelle votre père : « Que t’arrive-t-il ? puis-je t’aider ? » C’était M. Stoclet, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de Lille qui est mobilisé à Dunkerque. Tout en causant avec le malheureux panné, M. Stoclet passe derrière notre voiture et s’aperçoit qu’une des chaînes est défaite, voilà la panne trouvée et vite réparée, mais le temps avait passé et l’on ne pouvait plus aller à Boulogne avant la réunion. Heureusement il y avait encore moyen de voir quelques cousins sur la route ; votre père entre chez les Sauvage à Samer, il est midi, on l’invite à déjeuner. Il peut constater ainsi que le pauvre cousin est devenu complètement sourd et sa femme qui entend fort bien complètement impotente, elle ne peut absolument plus marcher et a une religieuse pour la soigner.--- M. Lavocat s’est plaint beaucoup de l’injuste répartition du charbon, du favoritisme qui accorde aux uns la faculté de travailler et la refuse aux autres. On donnera cependant un dividende ordinaire.---

A 5H votre papa s’est mis en route pour Boulogne où il voulait voir le Capitaine chargé du service des prisonniers car les cultivateurs de Saint-Josse et Tortefontaine sont menacés de perdre ceux qui ont été donnés en dernier ; cela intéresse nos voisins plus que nous et aussi les cultivateurs de Campagne. Il avait encore beaucoup d’autres personnes à voir et a quitté Boulogne assez tard ; puis il avait si faim qu’il s’est de nouveau arrêté à Samer mais à l’hôtel cette fois pour dîner. Bref il est rentré ici à 10H1/2, et il pleuvait toujours de plus en plus fort : par ces ondées affreuses, le pauvre Georges[15] venait de faire la route à pied de Montreuil à Brunehautpré ; il était arrivé tout ruisselant à 9H.

Aujourd’hui on a attelé l’alezan doré ; j’ai été un peu au patronage. Temps superbe.

Lundi 15

Les Boches de Brunehautpré sont aussi en grève depuis hier matin, refus de travail sous prétexte que c’était Dimanche, mais cela ne va pas mieux aujourd’hui ; on en a emprisonné un dans l’ancien poulailler, et enfermé les autres dans leur logement.--- Je ne vous ai pas dit encore que les fermes de Petite Synthe commencent à être bombardées ; Mme Benjamin a reçu un obus dans sa cour, et l’on s’attend à mieux ! Cela prend rang parmi les soucis de votre papa ; mais il en a bien d’autres : ici on déménage le fourrage au profit des Alliés et nous nous demandons avec quoi on nourrira le bétail, avec quoi on fera du fumier ; déjà la récolte est minime, que sera-t-elle l’an prochain dans les terres si sales ? tout cet ensemble de soucis ne favorisent pas le sommeil ! Il y a aussi la préoccupation d’une organisation à prendre pour notre personnel, qui laisserons-nous ici cet hiver ? le moins de monde possible, mais encore ?... cela s’arrangera petit à petit. Ne nous en faisons pas.

J’ai encore une importante nouvelle à vous apprendre : Jeanne du Roure vient de nous annoncer son entrée, aujourd’hui même, chez les Petites Sœurs de l’Assomption. Cette séparation est dure pour son pauvre père[16] qui a déjà tant de vides autour de lui, aussi la bonne Jeanne en a-t-elle constamment reculé le moment depuis trois ans.

J’ai reçu hier une lettre d’Hélène[17] rentrée à Paris depuis la fin de Septembre. Jeannette[18] est désolée de ne pas trouver Anne-Marie[19] au cours. L’autre Anne-Marie[20] reprend avec ardeur le cours de ses études et commence le latin. Elle a donc gagné son procès. Hélène m’apprend que René[21] est venu à la fin de Septembre, que Charles[22] a fait plusieurs courtes apparitions, enfin elle me dit avoir vu Mme Jules Scheurer[23] qui est sous le charme de mes fils, elle les a trouvés charmants à tous égards et non moins charmantes les lettres qu’ils ont écrites et qui montrent combien ils sont bien élevés. Je prends pour moi cette dernière chose et la garde comme consolation dans les moments où je serais tentée de penser le contraire !...

J’apprends avec plaisir que les enfants de Made[24] se recollent, avec peine qu’Hubert reste faible et pâlot, que Geo[25] est aussi muet au nouveau cours qu’à l’ancien.

Je t’embrasse tendrement, mon petit Louis.

Emy

On a renvoyé du dépôt une serviette, un mouchoir et une cravate. Faut-il te les renvoyer ?


Notes

  1. Gazette De Brunehautpré.
  2. Damas Froissart.
  3. Alezan : de couleur fauve.
  4. Balzane : tache de poils blancs aux pieds de certains chevaux.
  5. Michel Froissart, frère de Louis.
  6. Louis Froissart (destinataire de cette gazette).
  7. Paul Froissart, de Bamières.
  8. André Froissart, né en 1912.
  9. Robert Froissart, né en 1914.
  10. Gérard Tréca, né en 1914.
  11. Jules Coquel, qui vient d’être nommé curé de Tortefontaine.
  12. Ymelda Cochon veuve de Amable Jean Baptiste Abel Fourdinier
  13. Honoré Fourdinier, époux de Rose Trédez.
  14. Alexandre Baudens, chauffeur de Damas Froissart.
  15. Georges Bénard.
  16. Edouard Du Roure.
  17. Hélène Duméril, épouse de Guy de Place.
  18. Jeanne de Place (née en 1908).
  19. Anne Marie Degroote (née en 1908).
  20. Anne Marie de Place (née en 1901), sœur de Jeanne.
  21. René du Cauzé de Nazelle, époux de Jeanne de Fréville.
  22. Charles de Fréville.
  23. Marie Anne Dollfus, épouse de Jules Scheurer.
  24. Madeleine Froissart, épouse de Guy Colmet Daâge, mère Patrice, Bernard et Hubert Colmet Daâge.
  25. Georges Degroote.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 14 et lundi 15 octobre 1917. Gazette multigraphiée n° 9,d’Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_14_et_lundi_15_octobre_1917&oldid=59401 (accédée le 15 novembre 2024).

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