1860 - Notice nécrologique de Charles Dunoyer sur André Marie Constant Duméril
Nécrologie.
Le professeur Duméril.
Le jeudi 16 août dernier, une foule immense, dans laquelle figuraient les notabilités de nos principaux corps savants, de l’Académie des Sciences entre autres, des autres Académies de l’Institut, du Muséum d’Histoire naturelle, de la Faculté et de l’Académie de Médecine, de la Société d’Entomologie, d’autres encore, si je ne me trompe, et, en somme, la plupart de nos célébrités scientifiques contemporaines et l’élite des élèves de nos grandes Ecoles, une foule immense, ai-je dit, se pressait, au cimetière du Père-Lachaise, autour de la fosse où allaient être ensevelis les restes privés de vie d’un savant illustre, André Marie Constant Duméril, né à Amiens le 1er janvier 1774, et qui venait de mourir à Paris, quatre-vingt-sept ans plus tard, à la suite de l’existence la plus activement, la plus utilement, la plus honorablement remplie.
L’intérêt et l’émotion paraissaient extrêmes au milieu de cette nombreuse assistance, et bientôt le funèbre son des tambours, qui battaient aux champs pendant qu’on descendait la dépouille mortelle du savant dans les profondeurs préparées pour le recevoir, et les touchantes bénédictions que le vénérable curé de Saint-Médard[1] répandait, d’une voix émue, sur ses restes inanimés, donnant un surcroît d’excitation à l’attendrissement qu’inspirait sa mort, achevaient de préparer l’auditoire aux paroles éloquentes dont sa vie allait devenir le sujet.
Six orateurs ont pris successivement la parole, et, faisant un rapide retour sur cette vie presque séculaire, ils se sont efforcés de donner une idée des longs et excellents travaux qui l’avaient remplie. Ils n’avaient pas pour cela peu à faire ; car ce qui avait surtout caractérisé les aptitudes scientifiques de M. Duméril, c’étaient la précocité, l’activité constante et l’extrême durée : la précocité, car, dès son plus jeune âge, un irrésistible instinct l’avait entraîné vers l’étude des sciences qu’il a le plus cultivées ; l’activité constante, car il s’en était occupé avec une ardeur dont la persistance ne s’est pas un moment démentie ; l’extrême durée enfin, car elle était, dans les dernières années de sa longue vie, ce qu’elle avait été dès sa première jeunesse, et on venait de le voir, à quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six et quatre-vingt-sept ans, poursuivre avec une ardeur toute juvénile et compléter, en les résumant, des travaux qui l’avaient passionné dès sa dix-septième année.
En 1789, et non encore âgé de quinze ans, Duméril montrait déjà pour les sciences naturelles, et notamment pour l’étude des insectes et des plantes, une passion telle, qu’il la communiquait involontairement à ses jeunes camarades, qu’il les entraînait, sans le chercher, dans ses excursions botaniques et entomologiques aux environs d’Amiens, et que déjà, il y a soixante-douze ans, il avait des élèves et un auditoire. En 1791, dans sa dix-septième année, il se présentait, dans sa ville natale, à un concours ouvert sur la botanique, et il en sortait victorieux et couronné. En 1794, poussé par le goût des études anatomiques, il allait à Rouen suivre les cours de l’habile chirurgien Laumonnier à l’Ecole secondaire de Médecine, et il y devenait presque immédiatement prévôt d’anatomie. Nommé la même année élève à l’Ecole de Santé établie à Paris, il y obtenait au concours les fonctions de prosecteur dès l’année suivante, et déjà, en 1796, il s’est si bien fait distinguer comme anatomiste et comme naturaliste, qu’on ne voit pas de difficultés à le charger de suppléer Georges Cuvier et Alexandre Brongniart aux Ecoles centrales du Panthéon et des Quatre-Nations, et qu’en effet il les y remplace comme professeur pendant quatre années consécutives. En 1799, il devient au concours, non encore âgé de vingt-cinq ans et ayant Dupuytren pour compétiteur, chef des travaux anatomiques à l’Ecole de Médecine. Déjà, dès ce temps et depuis plusieurs années, il est entré assez avant dans l’intimité de Cuvier pour mériter d’être associé à ses recherches atomiques ; ils dissèquent, ils observent, ils découvrent ensemble, et Duméril, en effet, prend aux découvertes du grand naturaliste une part assez considérable pour que celui-ci se croie obligé de reconnaître tout ce qu’il doit d’observations curieuses à la sagacité de son jeune collaborateur et pour qu’il lui laisse le soin de rédiger, sous sa direction, les deux premiers volumes de ses Leçons d’Anatomie comparée, le premier et le plus capital peut-être de ses ouvrages. En 1801, Duméril, à peine âgé de vingt-sept ans, est déjà professeur à cette grande Ecole de Médecine de Paris, où il est destiné à remplir successivement plusieurs chaires, où il professera pendant soixante ans ; et presque simultanément, c’est-à-dire dès 1802, il est appelé à suppléer, au Muséum, dans l’histoire naturelles des reptiles et des poissons, M. de Lacépède, qu’il remplacera tout à fait en 1825, et dont, trente ans plus tard, en 1856, il occupera encore la chaire. Pendant ce long cours d’années, il unira la pratique de l’art médical à l’enseignement de la médecine. Il ira, précisément dans l’intérêt de l’art, affronter en Espagne, en 1805, les dangers d’une grave épidémie, de la fièvre jaune. Six ans plus tard, en 1811, il sera appelé à remplir dans les hôpitaux de Paris les fonctions de médecin ; il y conservera ces fonctions pendant quarante années, et toutefois, en donnant ainsi une notable part de son temps et de son activité à l’enseignement et à la pratique de la médecine, il en réservera la plus considérable partie à la culture des sciences naturelles, le premier, le plus ancien, le plus constant objet de son affection, auxquelles même il finira par se consacrer presque entier, dont il s’occupera avec un intérêt et une ardeur qui ne connaîtront ni attiédissement ni intermittences, et auxquelles il rendra de tels services par son enseignement oral et par la longue et laborieuse suite de ses travaux écrits ; d’abord, et dès 1797, par ses Mémoires entomologiques ; puis, successivement, par sa publication des Leçons d’anatomie comparée de Cuvier ; par ses Eléments des sciences naturelles, destinés à avoir cinq volumineuses éditions et à servir seuls, pendant de longues années, à l’enseignement des écoles ; par ses Mémoires d’anatomie comparée et de zoologie ; par une suite d’articles d’entomologie, insérés dans le grand dictionnaire des sciences naturelles et qui ne donneraient pas, réunis, moins de cinq volumes ; par les dix forts volumes de son Erpétologie générale, la plus considérable de ses productions, nonobstant la part qu’y prendront les deux coopérateurs si distingués qu’il trouvera dans son aide naturaliste Bibron et dans son fils Auguste Duméril, et qui sera désignée comme l’ouvrage le plus complet et le plus important que la science possède sur la classe si curieuse d’animaux qu’elle a réunis sous le nom de reptiles ; par l’essai qu’il fera dans un volumineux in-4° et sous le titre principal d’Ichtyologie analytique d’une classification naturelle des poissons ; par les deux magnifiques in-4° de son Histoire générale des insectes, qu’il publiera presque à la veille de mourir, sous le titre d’Entomologie analytique, et qui couronneront si heureusement sa vie ; il rendra, dis-je, par ce grand ensemble de travaux, dans lequel je suis loin pourtant d’avoir tout mentionné, de tels services à la science, qu’il sera classé de bonne heure parmi les hommes qui l’ont le plus glorieusement servie ; que dès 1816 il sera appelé par ses pairs à l’Institut ; que, membre de l’Académie des Sciences, il le deviendra successivement de la plupart des corps savants de l’Europe, et que d’autres distinctions encore viendront successivement le chercher.
Il ne m’appartiendrait à aucun titre d’apprécier la valeur des nombreux et grands ouvrages que je viens de rappeler ; mais je puis ne pas ignorer absolument l’opinion qu’en ont les vrais juges, et, d’un autre côté, les relations si parfaitement amicales que j’ai entretenues avec l’auteur pendant plus de quarante-cinq années m’ont fourni de telles occasions de le connaître, qu’il est difficile que je ne me sois pas fait quelque idée juste de la nature de son esprit, à la fois si simple et si ouvert. Il a, on le reconnaît, l’honneur d’avoir pris dans les sciences qu’il a particulièrement aimées et cultivées un grand nombre d’initiatives heureuses. On ne nie pas qu’en anatomie comparée, Cuvier ne lui ait dû une part de ses découvertes, et que ces deux noms ici ne doivent, à divers égards, rester indissolublement unis. On lui attribue, dans l’anatomie philosophique, l’honneur d’avoir entrevu le premier l’analogie de structure qui existe entre les vertèbres et les os du crâne, et d’être ainsi devenu l’un des fondateurs des théories anatomiques qui, en histoire naturelle, ont exercé depuis quarante ans une si décisive influence sur la marche des études. On admet qu’en anthropologie il a élargi le cadre dans lequel avaient été resserrées jusqu’à lui les variétés du genre humain. On se plaît surtout à convenir qu’en zoologie il a, à maints égards, rectifié, éclairci, simplifié les classifications et perfectionné les méthodes ; que, non content de chercher à introduire dans la science de meilleurs procédés d’exposition, il l’a rendue plus exacte par cela seul qu’il l’a rendue plus complète ; qu’à l’étude des organes il a mieux joint celle des fonctions, et, par exemple, qu’il a fait entrer davantage, et avec un grand succès, dans le cadre de ses recherches, l’étude, aujourd’hui si négligée, des mœurs des animaux. On n’a pas cru faire de ses travaux une appréciation trop avantageuse en disant qu’il réunissait, à un degré remarquable, dans ses expositions les deux genres de mérite qui sont propres à l’école de Linné et à celle de Cuvier, à savoir, dans ses classifications la précision et la netteté des méthodes linnéennes, et, dans l’exposé de l’organisation des animaux, l’expression élevée de l’ensemble de nos connaissances, que poursuivent surtout les disciples de Cuvier. Toutefois il est peut-être difficile de ne pas reconnaître que la disposition d’esprit de ce naturaliste éminent n’était pas de chercher à généraliser beaucoup, d’arriver dans ses conclusions à de grandes vues d’ensemble, de prétendre exposer les lois qui gouvernent tout un ordre de phénomènes et qui expliquent, bien ou mal, un long enchaînement de faits et d’idées. On serait, quand on l’a bien connu, plutôt porté à croire qu’il recherchait peu la gloire périlleuse des généralisations, et qu’il ambitionnait de préférence celle de devenir de plus en plus un explorateur exact des faits non connus ou non suffisamment connus, et un ordonnateur ingénieux des connaissances acquises. A cette double passion qu’il avait de l’exactitude dans les recherches et d’une clarté parfaite dans l’exposition, il faut joindre pourtant celle qu’il éprouvait aussi de savoir le bien qu’il y avait à attendre ou le parti qu’on avait déjà réussi à tirer des découvertes faites. Il y a à dire encore que ce double besoin s’étendait chez lui à toutes les branches des sciences naturelles, et qu’il s’appliquait à se tenir dans toutes au courant des vérités trouvées, d’une certaine importance, et des applications heureuses qu’on en avait faites ou qu’on avait l’espoir d’en faire. Il ne fallait pas le fréquenter longtemps pour s’apercevoir que c’étaient là les objets de sa préoccupation constante et de l’activité passionnée de son esprit. Il n’arrivait guère qu’on abordât, en sa présence, un sujet quelconque de l’ordre naturel susceptible de donner lieu à des remarques scientifiques, sans qu’il entrât aussitôt dans des explications familières qui captivaient, en l’intéressant, l’attention de ses interlocuteurs, dans lesquelles se montraient avec éclat les qualités particulières à son intelligence, la vivacité, l’activité, une curiosité ardente, perfectionnée par les travaux d’une longue vie consacrée tout entière à l’observation, et qui avaient toujours pour objet de révéler quelque chose des lois naturelles qui gouvernent les faits de ce monde et de l’heureux emploi que le monde en a fait.
Mais ce que je viens de dire de la nature d’esprit de M. Duméril, du caractère de ses nombreux et grands ouvrages et de l’attrait particulier de sa conversation n’était peut-être pas ce qu’il y avait en lui de plus particulièrement attachant, et ne suffirait pas pour rendre raison de l’immense concours d’amis qui se pressaient à ses funérailles et de l’émotion visible que leur attitude exprimait. Ce qui avait réuni tant d’hommes autour de la fosse qui allait se fermer sur lui, ce n’était pas tant encore le sentiment des services qu’il avait rendus à la science par la puissance de ses facultés intellectuelles que l’impression qu’il avait laissée dans les cœurs par le charme de ses qualités affectives. Cette nature, si vivement intelligente, était en effet profondément sympathique, et l’on n’était pas moins frappé de la permanente activité de ses affections que de celle de ses idées. Dans le cours des relations amicales que j’ai entretenues avec lui durant tant d’années, je ne me souviens de l’avoir surpris jamais ni dans des dispositions de cœur hostiles, ni dans un état de froideur indifférente, et son âme était toujours activement possédée par quelque sentiment bienveillant. Des nombreux amis qui, le jour de ses funérailles, n’ont pu résister au désir de payer à sa mémoire un juste tribut, il n’en est pas un qui n’ait eu quelque chose de particulièrement senti à dire sur ce côté si heureux de sa nature. « Dévoué à l’amitié, observait l’un de ces éminents panégyristes, dévoué à l’amitié, affectueux avec ses collègues, paternel envers ses élèves, bienveillant pour tous, il se plaisait à louer même ses émules et à encourager encore quand il n’avait pas à louer. On aimait en lui surtout cette bonté vraie, toujours prête à passer de la parole à l’acte. Beaucoup ont eu à se louer de lui, personne n’a jamais eu à s’en plaindre. » Il serait, si je ne me trompe, difficile de dire mieux, et je n’éprouve le besoin de rien ajouter à ce témoignage, si complet dans sa concision. Il ne s’agit là pourtant que du côté affectueux de la nature morale de M. Duméril, et par combien de côtés encore ne se distinguait-elle pas ! Quel détachement, dans tout le cours de sa longue carrière, des intérêts d’un ordre peu élevé ! Qui ne sait avec quel désintéressement il a toujours pratiqué la médecine, surtout à l’égard des personnes peu aisées qui réclamaient ses soins ! Qui ne sait aussi avec quelle abnégation des idées de fortune il a sacrifié, à une certaine époque, une magnifique clientèle au désir de se consacrer à la science avec un dévouement plus entier ! Et puis quelle indépendance dans le caractère ! Quelle honorable fermeté ! Avec quelle ardeur il prenait la défense du bon droit, et s’appliquait à prévenir ou à réparer une injustice, surtout quand elle menaçait ou qu’elle avait atteint le mérite modeste et mal défendu ! Quelle simplicité enfin dans le courage si ingénument stoïque avec lequel il s’évertuait toujours à faire prévaloir ce qui lui semblait juste ! et comme toute cette passion d’honnêteté s’harmonisait heureusement d’ailleurs avec le fonds des sentiments affectueux dont se composait si essentiellement son caractère !
J’ai dit quelle avait été la persistance de sa passion pour le travail : celle de ses inclinations affectueuses n’a pas été moindre. Une chose même a été bien digne de remarque dans sa vie, c’est la recrudescence d’activité laborieuse et de disposition aux affections bienveillantes qui l’a saisi dans ses toutes dernières années et possédé jusqu’à sa dernière heure. Si jamais son esprit ne s’était porté au travail avec plus d’ardeur, son âme non plus ne s’était jamais montrée plus sympathique et plus expansive.
En 1857, descendu de sa chaire au Muséum d’histoire naturelle, après plus de soixante ans de professorat et d’autres travaux non interrompus, quand depuis deux ans à peine, il avait terminé les dix gros volumes de son Erpétologie générale ; quand dans l’in-4° volumineux de son Ichtyologie analytique, il venait de résumer, d’après les procédés de classification qui lui étaient propres, ses travaux sur les poissons, il semble qu’il aurait pu trouver suffisante la tâche qu’il avait remplie et se donner enfin quelque relâche… C’est précisément alors que, rentré dans son cabinet et disposant mieux de son temps, il s’engage dans une entreprise nouvelle des plus considérables, et, s’entourant des travaux de toute sa vie sur les insectes, il se met à résumer en la complétant, d’après sa méthode, dans les deux grands in-4° de son Entomologie analytique, l’histoire générale de ces petits êtres dont il s’était occupé depuis son enfance avec un si puissant et si constant attrait… Il lui restait, pour achever de réaliser la pensée qu’il avait eue de concentrer, avant de mourir, dans autant de résumés généraux les quatre ou cinq ordres de travaux qui avaient rempli sa vie, à faire pour ses études anatomiques et physiologiques ce qu’il avait fait pour les trois grandes branches de la zoologie qui avaient absorbé des parts si considérables de son activité. Mais la dépense de force nerveuse qu’il venait de faire, à un âge si avancé, pour la composition de son dernier ouvrage l’avait, sans qu’il y prît garde, assez épuisé pour qu’il se soit trouvé, quand ce travail a été fini, hors d’état de réagir contre une affection morbide, assez peu grave pourtant, qui est venue le surprendre et que bientôt il a senti tomber ses forces musculaires, jusqu’alors si animées et si agissantes, sans qu’il lui ait été possible de réussir à les relever. Cependant, dans ce déclin même qui venait de se déclarer, et dont les progrès étaient si rapides, son énergie mentale ne l’abandonnait pas ; l’activité de son esprit paraissait rester la même ; il continuait, malgré l’état d’amaigrissement où il tombait de plus en plus et le visible décroissement de ses forces physiques, à fréquenter la Faculté et l’Académie de Médecine, à assister à l’Institut aux séances de son Académie ; il y participait encore avec fermeté, bien peu de temps avant sa mort, à des débats où il croyait intéressées la science et sa considération comme savant ; il assistait en médecin, plus, semblait-il, qu’en partie intéressée, aux délibérations que prenaient à son sujet des médecins ses amis et ses collègues ; il causait toujours avec la même vivacité d’intérêt des choses qui l’avaient de tout temps intéressé ; cet intérêt même, dans les tout derniers temps, était trop animé pour ce qui lui restait de forces, et, pendant que sa voix allait s’éteignant peu à peu, que l’haleine manquait à sa parole et qu’il ne pouvait plus parler qu’en haletant, l’activité de son esprit demeurait entière ; on eût dit même qu’elle s’avivait, loin de s’altérer et de dépérir, et il en a été ainsi jusqu’au dernier souffle du malade.
Autant j’en dois dire de ses affections. On avait pu s’apercevoir depuis plusieurs mois du surcroît de bienveillance qui se manifestait dans ses anciennes dispositions de cœur, déjà pourtant si amicales. Il était plus fréquemment pressé que jamais du besoin de voir ses amis. Il trouvait, au milieu du rude travail qu’il venait d’imposer à ses dernières années, le temps de se rapprocher d’eux plus peut-être qu’il ne l’avait fait encore, de leur donner des marques d’affection plus vives, plus réitérées, et il n’était retenu, pour aller les chercher, ni par les occupations ni par l’âge. Bientôt même, quand son œuvre a été finie, et lorsque, par une cause de l’apparence la plus légère, voyant sa santé s’altérer tout à coup et ses forces subir un déclin rapide, il a pu penser que sa fin approchait, il s’est laissé aller, comme d’instinct, à donner à ses démonstrations une teinte plus vive de tendresse. Comme s’il avait hâte de songer à des préparatifs de départ, il a semblé préoccupé du besoin de se mettre en règle avec tout le monde, avec ses amis notamment, plus particulièrement encore envers ses proches, et à mieux assurer sa place dans la mémoire de tous ceux qu’il chérissait. Il a voulu laisser de son souvenir à beaucoup quelque gracieux témoignage. Il a envoyé à nombre d’amis des exemplaires, honorablement vêtus et accompagnés de dédicaces affectueuses, de sa dernière et capitale composition. Mais c’est aux siens surtout qu’il s’est plu à montrer ce qu’il y avait pour eux, dans son cœur, d’affection tendre. Quand il ne leur a plus été possible de se faire illusion sur l’imminence du danger qui menaçait sa vie, il ne s’est montré occupé que du soin de les consoler, leur disant sans cesse combien il était en réalité peu à plaindre, combien même il avait sujet de s’estimer heureux de voir se terminer, sans plus de souffrance qu’il n’en éprouvait, une vie si longue, qui avait été si constamment heureuse et dont on s’appliquait à lui adoucir la fin avec tant de soins. Il ne tarissait pas sur ce long bonheur de sa vie et sur les consolations qui en entouraient le terme. Aussi se résignait-il tranquillement à la voir finir, et assistait-il à ce travail sans aucun trouble, s’isolant sans effort de ce qui mourait en lui des organes plus ou moins détruits sur lesquels sa volonté n’avait plus d’empire, et se réfugiant dans sa pensée, toujours survivante, plein de confiance, ainsi qu’on l’a dit, dans ce qui allait advenir. Il est vrai qu’il avait fait de sa vie un usage qui était bien propre à le tranquilliser sur les suites, et à tenir sa pensée, encore active, dans un profond état de sécurité.
Mais à côté de cette sérénité d’esprit qu’il devait au sentiment d’une vie honorablement passée, et qui lui permettait de s’observer, de suivre sa pensée jusqu’au bout, au milieu de l’épuisement progressif de ses forces matérielles, et d’assister en quelque sorte à la survivance de sa personnalité, une chose surtout consolait et charmait sa dernière heure : c’était le bonheur qu’il avait de voir au moins sa vie terrestre se poursuivre dans les siens, dans des fils[2] dignes de lui, dans le fils en particulier qui lui succédait dans le sciences, qui le continuait avec une si incontestable distinction, qui promettait de répandre sur sa vie, déjà illustrée, un surcroît de considération et de lustre, et enfin dans toute une famille héritière de sa bonté de cœur, de sa simplicité de mœurs, de tous les sentiments qui avaient le plus honoré sa vie et contribué à la rendre heureuse et féconde. C’était là sa dernière pensée, et il est mort avec cette heureuse certitude que non seulement il ne mourait pas tout entier, mais qu’il laissait, dans ce monde même, les traces de sa vie les plus propres à la rendre indéfiniment durable.
CH. DUNOYER.
Notes
Notice bibliographique
Journal des débats, mercredi 17 octobre 1860, p. 2, col. 3 à 6. Le document est reproduit en annexe (il est numérisé par la BNF : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4524931.pleinepage.f2.langFR)
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Pour citer cette page
« 1860 - Notice nécrologique de Charles Dunoyer sur André Marie Constant Duméril », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1860_-_Notice_n%C3%A9crologique_de_Charles_Dunoyer_sur_Andr%C3%A9_Marie_Constant_Dum%C3%A9ril&oldid=58140 (accédée le 18 décembre 2024).
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