Samedi 27 et dimanche 28 février 1875
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa fille Marie Mertzdorff (Paris)
CHARLES MERTZDOFF
au vieux-thann
alsace[1]
Samedi Soir à Dimanche matin <peut-être>
27/28 <février>
Sais-tu pourquoi Ma Chère Marie je m’adresse encore à toi ? Je vais te le dire, car tu ne devinerais pas. Ma conscience me reproche une grosse faute & pour la réparer je tiens à ne pas remettre.
Ta bonne petite sœur[2], bien plus que toi-même m’a dit que par deux fois tu as une dictée sans faute. C’était un si grand plaisir pour moi lorsque j’ai lu l’annonce de ce beau succès, que j’étais persuadé t’avoir embrassé mille fois. Il paraît que je n’en ai rien fait du tout.
C’est pour réparer cette inadvertance impardonnable, te dire la part de bonheur que j’ai prise à ta satisfaction d’avoir bien réussi. Pour me justifier un peu de cet oubli, je me dis que lorsque je vous écris, je n’ai pas vos lettres sous les yeux, elles sont généralement depuis plusieurs jours à Morschwiller ; & ne me reviennent trop souvent qu’en nombreuse société d’autres lettres. Le plus souvent à peine lues elles passent dans la poche d’Oncle Léon[3] & bonne-maman[4] s’en régale. Je ne les relis que lorsqu’elles me reviennent & c’est alors de l’histoire ancienne.
C’est Mercredi que j’ai écrit à tante[5] Emilie[6] & c’est aujourd’hui que j’ai sa réponse ; mais ma la lettre de ta sœur a rencontré une lettre que je t’adressais[7] & je pense qu’elle sera arrivée avec tout ce qu’elle contenait pour Mme Festugière[8].
Jeudi je n’ai pas bougé de la Maison, Léon est venu dîner avec nous & j’ai passé une partie de ma journée à la fabrique.
Tandis que Vendredi (hier) j’ai pris le chemin de fer pour aller passer ma journée à Morschwiller. Arrivé à la gare je me rencontre avec un Ami importun. Les connais-tu ? Ce sont tous les amis qui ont quelque chose à vendre & qui veulent vous persuader que vous faites très mal à ne pas accéder à leur trop aimable politesse.
Mais le train ne s’est pas fait attendre trop longtemps il ne m’a fallu qu’un grand quart d’heure d’attente de patience.
J’avais un billet de première ; s’il m’a sauvé d’une plus longue torture de l’ami importun il m’a conduit dans un salon rouge que tu sais, où j’étais absolument seul. Trop seul car je n’étais même pas en compagnie de la moindre petite boule chaude. Il faisait froid dehors j’avais pris un paletot pour pouvoir faire la course de Lutterbach à Morschwiller à pied & j’ai trouvé que j’aurais mieux fait de ne pas avoir les goûts aussi aristocratiques.
Mais ce séjour n’est pas trop long & une fois à Lutterbach j’ai pris mes jambes au Cou (comme l’on dit) & me voilà sur la petite route que vous connaissez. Non loin de la Maison du fameux docteur, la première personne que je rencontre au beau milieu du chemin, m’a inspiré une si profonde compassion, je l’ai dit je crois qu’il soufflait une bise du Nord très froide & l’on n’avait aucune envie de s’amuser en route. Le pauvre petit était dans un état si piteux que je croyais de mon devoir de lui porter aide & protection.
Il s’est laissé faire & paraissait très heureux de tout ce que je faisais pour lui. Le personnage était petit je l’ai dit, si petit qu’il se tenait très docilement sur ma main qui le réchauffait avec plaisir. Mais l’ingrat, j’avais à peine fait quelques centaines de pas dans sa société qu’il prend son vol. C’était un papillon que je voulais transporter dans un appartement bien chauffé & qui de gaîté de cœur est allé chercher souffrance & mort.
Le pauvre petit n’avait pas lu justice des choses[9] mais moi qui ai écouté avec tant de plaisir cette lecture. Je suis parfois papillon, l’histoire de tantôt te le dira.
J’étais donc de nouveau tout seul sur la route après le départ de mon petit imprudent mais au 1er tournant j’ai vu de loin l’ami Léon qui venait aimablement à ma rencontre. il se riait du froid car il avait dédaigné de prendre de paletot, tandis que moi je n’avais pas chaud.
En passant devant le Moulin j’ai fait un bout de conversation avec le gros Meunier. Récolte future, récolte ancienne & nous avons décidé que le pain devait diminuer, de sorte que si le boulanger y met obstacle ce ne sera pas notre faute si le pauvre peuple n’a pas de quoi augmenter sa pitance de vin & d’Eau de vie. Nous avons bien rencontré une troupe d’Oies qui nous barraient le passage au beau milieu du village. C’est la canne de Léon qui a parlementé pour notre liberté de passage : Sauf Léon & ces volatiles intrépides de tantôt, tout paraissait gelé dans le village pas un être vivant avant d’avoir sonné à la porte de bonne-Maman. Arrivé dans la maison, je rencontre bonne-maman qui descendait du grenier ou montait de la cave, mais bien sûr elle était toute gelée. Cependant elle n’avait pas mauvaise mine & si elle ne sait pas se soigner, il faut bien que sa bonne nature soigne un peu pour elle. bon-papa[10] est monté de la fabrique peu de temps après & j’ai pu constater que son rhume n’a pas fait comme le mien, il n’y paraît plus. L’on a causé, beaucoup causé de tout & de tous. Et puis j’étais au bureau, je me réservais d’aller à la fabrique après le dîner & par le fait je n’y étais pas. Je ne te parlerai, ni stockfisch, ni hareng c’était un Vendredi & l’autre poisson de mer est rare à Morschwiller.
Il me serait difficile de dire comment nous avons fait pour passer ensemble jusqu’à 5h toujours causant ; mais j’ai dû me mettre en route pour le chemin de fer & bonne-maman n’avait pas encore vidé tout son sac. Léon m’accompagnait, le pauvre garçon, il faisait froid & nous avions le vent debout. Le temps pressait & l’on marchait si vite que je ne sentais pas que ma gorge se prenait. Mon wagon pour rentrer était chauffé et la voiture m’attendait à la gare. Je ne me suis pas couché tard & malgré tout, ce matin ma gorge n’était pas dans son état normal, me faisait mal en avalant, mais ne tousse pas & je pense que demain matin il n’y paraîtra plus. Ne crois au moins pas que cela m’empêche d’aller à la fabrique, j’ai remis mon tricot & un cache-nez & n’ai pas discontinué d’aller & venir.
Demain Dimanche je vais avec Georges[11] dîner chez Mme Berger[12], j’aurais eu bien plus à te conter, si j’avais attendu ; mais je tiens à ce que ma lettre t’arrive au plus vite pour avoir occasion de recommencer ; c’est mon plaisir de bavarder avec l’une ou l’autre de vous & il me semble que le temps employé à cela c’est la vie.
Je reviens de quelques jours en arrière & puisque que je vous ai parlé de la Justice des choses, voilà mon aventure.
Tu connais la femme Nussbaum[13] pour laquelle petite Maman[14] a souvent travaillé surtout ses enfants. Elle est veuve, je croyais pouvoir dire, heureusement pour elle. Elle travaille à la fabrique & se trouve à la cuisine, conter ses misères & faire soigner un mal blanc. Nanette[15] demande pour elle que je mette deux de ses enfants à l’Orphelinat, etc. Je refuse mais aviserai d’autres moyens. 2 jours après sa belle-soeur[16] vient me faire même demande, cette dernière est très bien. Il y a encore 2 frères[17] tous trois propriétaires de maisons & très bons ouvriers. Je lui fais si bien la morale à cette femme qu’elle se décide à prendre le plus petit des enfants[18] & l’avant-dernier[19] est accepté par un autre frère, il est vrai que je paie 20 F par mois. Je fais venir la veuve, elle est forcée de me confesser qu’elle a encore 140 F de dettes, que je <paie> & le soir après souper je dis à Nanette de voir chez cette femme ce qui est indispensable pour la remonter en linge etc... Elle avait pris des informations, savait que cette femme avait reçu des Kestner (la caisse des Ouvriers) 160 F qu’elle a dépensé en futilité, robes aux enfants etc. enfin qu’elle boit comme son mari. Voilà la Justice des choses, j’aurai dû prendre mes informations avant d’agir. Je vais tâcher maintenant de réparer ma négligence par des paroles sévères, qui ne serviront que peu. Il paraît que sa fille[20] qui va faire sa 1re Communion l’année prochaine, n’est pas bien du tout, etc. Que de fois n’ai-je pas été puni de même & sans que la Justice des choses me rende meilleur.
Voila bien long ma chérie sans que je t’aie envoyé la moindre petite caresse & cependant si c’était dans mon pouvoir que de baisers renfermés qui tomberaient sur tes pauvres Joues.
Embrasse bien ma petite Emilie chérie pour moi, va je t’envie bien mais n’y peux rien.
De bons baisers à Oncle & tante[21], un tout petit <à> Jeannot[22] & pour toi ma chérie mille tendresses de ton père qui t’aime bien.
Charles Mertzdorff
Notes
- ↑ Lettre à en-tête imprimé.
- ↑ Emilie Mertzdorff.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Félicité Duméril épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Emilie Mertzdorff.
- ↑ Voir la lettre du 24 février.
- ↑ Cécile Target, veuve de Georges Jean Festugière ; les papiers concernent le futur mariage de sa protégée Marie Anne Communaux.
- ↑ Les aventures d'Edouard et la justice des choses, Lucie B. (1824-1900), Hetzel, 1875.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Probablement Georges Duméril.
- ↑ Joséphine André, épouse de Louis Berger.
- ↑ Elisabeth Mautter, veuve de Séraphin Nussbaum.
- ↑ Eugénie Desnoyers (†), épouse de Charles Mertzdorff.
- ↑ Annette, cuisinière chez Charles Mertzdorff.
- ↑ Possiblement Marie Louise Nussbaum, épouse de François Ferdinand Mautter.
- ↑ MM. Mautter.
- ↑ Célestine Nussbaum, 3 ans.
- ↑ Mélanie Nussbaum, 8 ans.
- ↑ Christine Nussbaum, 12 ans.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards et son épouse Aglaé Desnoyers.
- ↑ Le petit Jean Dumas.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Samedi 27 et dimanche 28 février 1875. Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa fille Marie Mertzdorff (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_27_et_dimanche_28_f%C3%A9vrier_1875&oldid=35547 (accédée le 18 décembre 2024).
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