Samedi 10 juin 1916 (B)
Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne)
29, RUE DE SÈVRES, VIE[1]
Mon cher Louis,
Je ne t’écris pas pour avoir des nouvelles d’une santé qui nous inquiète, puisque ta carte arrivée ce matin nous dit que ta courbature a à peu près disparu, mais pour que tu m’aides à gagner loyalement quelques « Louis ». Voici : tu sais que notre ascenseur (qui est, d’ailleurs, en ce moment dans une bonne veine) nous a refusé souvent le service cette année, que j’ai prévenu le propriétaire que chaque jour où cet engin ne marcherait pas, je lui retiendrais…. un louis.
J’ai noté scrupuleusement toutes ses pannes pendant le 1er trimestre et je les ai transformées en louis qui furent retenus quand je payai mon [2e] trimestre le 16 avril 1916.
J’ai noté aussi que le 16 avril 1916 l’engin était en panne, mais je n’ai pas noté quand la panne prit fin, absorbé sans doute par les soucis… de ta santé ! Car c’est l’époque où tu nous es revenu. Le 16 était le dimanche des rameaux. Tu es arrivé si je ne me trompe le 22 (Samedi Saint) : tu étais fort hypothéqué quant aux jambes : si l’ascenseur ne marchait pas, il a dû t’être particulièrement pénible de monter nos 5 étages sur les dites jambes : tu dois avoir un souvenir précis sur la question de savoir si l’ascenseur marchait le 22 (et même le 23 car tu as encore voulu marcher le lendemain de ton arrivée). Tu tiens dans ta main les cordons de la Bourse de M. [Grunberg] notre propriétaire. Ce que je sais, c’est que le mercredi 26 quand le médecin militaire est venu te voir, il a pu se servir de l’ascenseur : la panne avait donc pris fin.
Tu penses avec raison que la présence, ici, de tes 2 frères[2], revenus du front, nous a fait quelque plaisir : Michel est parti hier. Pierre part lundi. Tous deux vont très bien mais leur séjour est bien attristé par les inquiétudes que nous donne Suzanne[3] dont ta mère[4], qui avait commencé avant moi à t’écrire, te parlera trop complètement pour que j’aie rien à y ajouter. Nous en sommes tous bien soucieux. Henri[5] prévenu par un certificat du médecin[6] plutôt noirci pour la circonstance, ne peut manquer de venir très prochainement.
Que te dirai-je d’autre ? De Kitchener[7], je ne sais rien de particulier : je regrette de ne plus pouvoir penser qu’il viendra, un de ces jours, coucher dans notre lit. Mais Alexandre[8] nous écrivait, il y a 8 jours, que nous avons hospitalisé le général Robertson[9] « chef de l’EM[10] anglais » ? Or c’est un général Robertson qui était le chef de l’EM de Kitchener et dont sera même parlé pour le remplacer : il n’est pas interdit de penser que c’est bien le même général Robertson qui a couché chez nous (et dans nos draps je pense).
Ce qui n’est pas évident, car Mme Malvache[11], de passage ici hier, allant avec Louise[12] à Tarare, à l’enterrement du futur beau-père[13] de celle-ci, mort très prématurément, nous disait que les nombreux officiers anglais qui sont logés chez nous à Dommartin, s’ils se servent de nos lits ne se servent pas de nos draps, ce à quoi je ne vois pas d’inconvénient à la condition qu’ils mettent des draps leur appartenant.
Ta mère t’a-t-elle dit que l’on dit mercredi à Montreuil un service pour Allaud[14] qu’on savait blessé et fait prisonnier à Verdun, mais dont on a appris la mort. Je crois que avec la maladie de Suzanne, je ne ferai pas le voyage de Montreuil où d’ailleurs je ne trouverais pas Alexandre appelé à Hazebrouck par la mort de sa belle-mère[15]. La maison sera d’ailleurs volatilisée, Lina[16] ayant demandé d’aller chez elle à Belfort et Painthiaux[17] devant venir à Paris mettre des fleurs sur la tombe de son frère[18] mort il y a 6 mois nous dit-il. Victor[19] mal à la gorge ne vient plus. Reste Pauline heureusement et reste Alice la jardinière, pour recevoir, éventuellement, nos hôtes de marque.
Ta mère a eu a redouté ces jours-ci un rhume et n’est pas sortie pendant plusieurs jours, c’est conjuré. Les ganglions de l’épaule n’ont guère pu être traités par l’exposition au soleil : ils s’éliminent fort lentement ! Je crois d’ailleurs que sous d’autres motifs ta mère va incessamment reprendre le lit !
T’ai-je dit que Jean d’Aillières[20] et Maurice Vandame appartiennent tous deux à des Régiments de cuirassiers auxquels on enlève leurs chevaux. Vont-ils être pourvus de fusils comme de vrais fantassins ou leur laissera-t-on la carabine : je crois qu’ils ne le savent pas encore.
La question « ouvriers pour Dommartin » sommeille. Je renonce à en trouver à l’office national, mais j’ai attelé Louis Malvache et Michel a attelé son ami le Sous-lieutenant Armand Lille (que je crois tous deux dans la partie du front à l’Est [d’Amiens où] avait été donné aux [naturels] un ordre d’évacuation qui n’a pas été suivi d’effet) à la recherche de familles de cette région qui seraient prête à obéir à l’ordre dont il s’agit.
Peut-être avons-nous aussi en perspective une veuve [ ] avec enfants pouvant travailler à Dommartin, pour occuper la maison du cantonnier Hurelle vacante depuis le 15 mai. Nous avons 3 soldats travailleurs pour un mois. Sainte Maresville en a 8. Tous ces gens chargent du fumier. Les 300 chevaux anglais nous font avoir du crottin précieux.
Hier visite de Mme Eloy[21] et sa fille[22] qui sont à Dourdan (Seine et Marne) auprès d’Henry Eloy[23], sergent au 7e [ ] sévèrement blessé à Verdun. Il s’en tirera.
Le capitaine Labisse[24] est-il revenu à la Braconne. Rappelle-moi donc le nom du sous-officier qui est à côté de l’adjudant dans la Photo carte postale qui te représente avec une trentaine de camarades en bourgeron. Il me semble que je le connais très bien et que je me rappelle qu’il a je ne sais quel petit signe particulier dans la manière de parler, mais je ne me rappelle plus le nom. D’ailleurs il est parti apparemment.
Mille amitiés et porte-toi bien.
D. Froissart
Notes
- ↑ Adresse imprimée.
- ↑ Michel et Pierre Froissart.
- ↑ La petite Suzanne Degroote.
- ↑ Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
- ↑ Henri Degroote, père de Suzanne.
- ↑ Antonin Bernard Jean Marfan.
- ↑ Lord (Horatio) Herbert Kitchener, maréchal et homme politique britannique, né en 1850, est mort au large des Orcades le 5 juin 1916.
- ↑ Alexandre Baudens, chauffeur chez les Froissart à Campagne-lès-Hesdin, époux de Marie Wicart.
- ↑ Sir William (Robert) Robertson (1860-1933).
- ↑ EM : état-major.
- ↑ Octavie Bernard, épouse de Paul Malvache.
- ↑ Louise Malvache, future épouse de Léon Masson.
- ↑ Pierre Masson, père de Léon Masson.
- ↑ Léon Allaud.
- ↑ Célina Octavie Depriester, veuve de Louis Alexandre Wicart.
- ↑ Lina, domestique. Possiblement Aline Marguerite Marchand, épouse de Jules Charles Wolff.
- ↑ Alphonse Painthiaux.
- ↑ Henri Painthiaux.
- ↑ Victor Blaud, Pauline Levecque, veuve de Philibert Vasse, Alice, domestiques chez les Froissart.
- ↑ Jean Caillard d’Aillières.
- ↑ Mélanie Level veuve de Jules Timothée Eloy.
- ↑ Probablement Marie Henriette Mélanie Eloy.
- ↑ Henri Eloy.
- ↑ Probablement Marcel Alphonse Victor Joseph Labisse (Douai, 1898-Romagne dans la Meuse, 21 octobre 1918).
Notice bibliographique
D’après l’original
Annexe
Monsieur L. Froissart
2e cl. au 41e Régiment d’Artillerie
70e Bataillon
Camp de la Braconne par Ruelle
Charente
Pour citer cette page
« Samedi 10 juin 1916 (B). Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_10_juin_1916_(B)&oldid=61823 (accédée le 22 décembre 2024).
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