Mercredi 12 décembre 1821
Lettre d’Alfred Armand Louis Marie Velpeau (Paris) à Pierre Bretonneau (Tours)
Paris, 12 décembre 1821
Mon très cher maître,
Un si long silence de ma part vous a dû faire croire que le résultat de mes beaux projets avait été malheureux ; je devais en effet vous écrire aussitôt après notre concours, qui devait être terminé le 8 ou le 9 novembre, et c’est aujourd’hui le 12 décembre ! La raison en est bien simple, cependant : nos questions verbales et par écrit, qui devaient finir le 8, nous ont conduits jusqu’à la fin de novembre ; et depuis cette époque les juges, au nombre de six, MM. Chaussier, Richerand, Duméril, Marjolin, Lallemand et Béclard, n’ont cessé de se disputer pour décider quels seraient les heureux concurrents ; enfin ils ont fini, et notre sort vient d’être, à l’instant même, déterminé. J’en tiens la décision de MM. Marjolin, Béclard et Duméril : vous jugez combien, jusque-là, mon esprit inquiet a dû souffrir ; car sur quinze que nous étions d’abord, neuf sont restés et ont combattu jusqu’à la fin ; de ces neuf, d’après l’analyse comparée de nos questions, j’en remarquais cinq (en comptant moi) qui pouvaient prétendre à la nomination ; j’étais fortement appuyé par M. Richerand, je ne comptais pas moins sur M. Duméril, mais les autres étaient également poussés, deux surtout étaient favorisés par MM. Marjolin et Béclard. M. Chaussier en avait aussi deux, et vous savez comme il est entêté ; enfin j’étais dans les transes les plus affreuses ; ne voulant pas avoir l’air d’un solliciteur importun, je n’osais aller voir personne : cependant, je tente sur M. Duméril, qui fut près de me faire crever le nez à force de louanges, que je crus et que je pense encore qu’il m’a données pour m’encourager à mieux faire ; je ne lui en sais pas moins gré que si j’y attachais beaucoup d’importance ; moi, du reste, je sais bien ce que je vaux, et ce qu’ils veulent bien me dire ne me fascine point les yeux. Enfin il me dit que deux de nous étaient placés les premiers sur leurs notes et que j’étais un de ces deux. Cette phrase me tranquillise complètement, seulement il fallait attendre ; et, en effet, je viens tout à l’heure d’être nommé aide d’Anatomie à la Faculté de médecine de Paris. En voilà un titre, j’espère !…
Nos questions ont été d’ailleurs assez singulières, c’est moi qui les ai toutes tirées. La première était ainsi conçue : « Le pied, la station » ; deux minutes pour y penser, douze minutes pour répondre. La deuxième : « L’articulation de la tête avec la colonne vertébrale, ses muscles, ses mouvements et ceux de la tête du fœtus dans son passage à travers le bassin lors de l’accouchement » ; même temps que pour la première. La troisième : « Décrire la langue, ses usages, ses maladies, surtout son cancer » ; quatre heures et demi de temps par écrit. La quatrième était composée de cinq lettres : « Le col » ; huit minutes seulement étaient accordées pour y répondre et sans réflexion. La cinquième enfin : « La ligature de l’artère brachiale au pli du coude et l’amputation du bras dans l’article ». Dans la première, je me suis trop arrêté à la description du pied, de sorte que je n’ai pas eu le temps d’embrasser convenablement la station. Dans le col, j’ai brillé, m’a-t-on dit. La langue, c’était par écrit, je n’en sais rien. Les opérations, il n’y a pas eu grande différence.
Mais enfin, je suis nommé, peu m’importe le reste maintenant. Voilà, Monsieur, le beau côté de mon affaire ; l’autre, celui des hôpitaux, n’est pas le même. J’ai vu M. Chaptal, mais il n’a pas été possible d’approcher du concours. Je vous avoue que ce revers m’afflige autant que l’obtention de l’autre place me réjouit ; je vais donc me livrer à l’anatomie et à la chirurgie morte, puisque ma position l’exige, et qu’il faut d’ailleurs se conformer aux circonstances. Mais, vous le savez, mon goût dominant aurait été d’étudier la nature et la ressource de l’art contre les maladies au lit des malades. Ne pouvant entrer dans les hôpitaux, je suis privé de cette précieuse carrière, et ce n’est assurément pas le plus petit de mes chagrins ; mais qu’y faire ?
Pardon, Monsieur, en faveur du cas présent, de vous avoir si longuement parlé de moi ; j’aimerais bien maintenant entendre parler de ce que vous faites de votre livre, vos amis en sont fort inquiets. Vous vous souvenez du libraire que vous a proposé M. Béclard ? Sous tous les rapports possibles, je donnerais toutes choses pour savoir de vos chères nouvelles, ainsi que de M. Leclerc[1], de Mme Bretonneau[2], de Mignot[3], etc.
Que mai n’arrive-t-il demain !
Très humble.
Notes
Notice bibliographique
D’après Triaire, Paul, Bretonneau et ses correspondants, Paris, Félix Alcan, 1892, volume I, p. 445-448. Cet ouvrage est numérisé par la Bibliothèque inter-universitaire de médecine (Paris)
Pour citer cette page
« Mercredi 12 décembre 1821. Lettre d’Alfred Armand Louis Marie Velpeau (Paris) à Pierre Bretonneau (Tours) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_12_d%C3%A9cembre_1821&oldid=61109 (accédée le 18 décembre 2024).
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