Mardi 9 août 1870 (B)

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1870-08-09 B pages1-4.jpg original de la lettre 1870-08-09 B pages2-3.jpg


Paris

Mardi 9 Août 70

1 h

Mon cher Ami,

Je jouis bien maintenant de lire tes bonnes lettres dont j'avais été privée depuis ton départ. Le courrier de Dimanche matin a manqué à Paramé car on vient de me renvoyer ta lettre de Vendredi, une de Julien[1], et une de Mme Duval[2] nous priant de lui laisser Hortense[3] au passage à Versailles.

Tu me demandes les détails sur l'affaire du camp de Châlons au sujet des Mobiles. Les journaux ont fait plus de bruit qu'il n'y avait de fumée ; rien de sérieux ; en arrivant au camp après la nuit de chemin de fer et 2 heures de marche, on leur offre des tentes mouillées et de la paille grouillant de vermines, c'étaient les tentes occupées primitivement occupées par les turcos, et de vivre pas pendant assez longtemps, aussi quand le maréchal est passé, le 6e bataillon s'est mis à crier : àh Paris ! des vivres ! && On les a laissés crier, en fermant les yeux car la réclamation était juste et le lendemain les vivres et la paille fraîche étant arrivés, la manifestation ne s'est pas renouvelée, au contraire, Julien dit qu'il y a de l'entrain et l'état général moral et santé paraissent bons. Julien ne se plaint pas. Il nous remercie bien bien pour la lettre multiple qui lui a fait beaucoup de plaisir et dit t'avoir écrit. Pauvre garçon où est-il maintenant. Pas de dépêches hier et aujourd'hui. Les troupes se concentrent et c'est vers nos Vosges que la grande bataille va se livrer, voilà les seules nouvelles que nous avons à Paris il est 1 h. Que je voudrais être près de toi, Ami chéri et partager tes inquiétudes et t'aider dans l'installation des ambulances, tu fais bien de disposer de tout ce que tu peux, il faut s'occuper de draps et de chemises. Tes filles de la fabrique peuvent faire cela. Il me semble que nos sœurs des écoles[4] pourraient être autorisées à soigner les malades pour un temps limité et pendant lequel les écoles seront fermées. Faire la demande au Supérieur[5]. Une fois le 1er moment de danger passé, j'espère que tu me permettras de rentrer et de venir te seconder pour les soins et la surveillance de cet ordre. Un carabin sera indispensable, et une sœur d'expérience, avec cela on pourrait donner des aides de bonne volonté. On en trouvera.

Mes petites filles[6] t'écrivent, mais elles soupirent et trouvent que c'est bien fatiguant. On leur trouve bonne mine. Maman[7] est bien. Papa continue à vider l'appartement qu'on réclame. Comme je te l'écrivais hier ayant les 2 domestiques d'Alfred[8] pour aider, nous ne cherchons personne pour maman, le temps portera conseil. On vit au jour le jour, et restons à Paris jusqu'à nouvel ordre, Aglaé[9] et ces messieurs ne venant pas avec nous, il me semble préférable d'attendre ensemble la marche des évènements. Alphonse est allé se faire inscrire à la mairie pour la garde nationale, puis il pense préparer une ambulance dans le laboratoire des hautes études. Il est comme tout le monde, navré ; il n'y a que les rouges qui triomphent, c'est abominable ! < > Alfred est, avec M. Edwards[10], chez le général[11] pour s'offrir pour diriger les travaux de terrassements et constructions d'un des forts de Paris, il trouve qu'en ce moment, il n'y a plus d'opinion et qu'il ne faut songer qu'à la France. Ici on fait courir tant de bruits divers qu'on ne croit à rien qu'aux dépêches officielles depuis l'affaire de Vendredi à la Bourse et qui s'est répandue jusqu'à Thann ! c'est bien pénible.

Victorine Target[12] est venue me voir hier, nous irons aujourd'hui à 4 h la trouver. Ils sont bien tristes et bien tourmentés. Alfred ne donnera aucune réponse[13] jusqu'à cessation de la guerre ; la mère Festugière[14] effraye Alfred, plus que jamais elle domine Cécile[15].

Alphonse est à la séance de la chambre, on craint de la part des députés de l'opposition des réclamations qui ne seraient pas à leur place quand l'ennemi est sur le territoire français. Quand on parle de trahison & M. Edwards se met en colère et chacun dit qu'il ne faut que s'occuper de la patrie malgré tout ce qu'on peut blâmer et ne pas approuver.

Hier soir j'ai été chez Mme Auguste[16] avec nos fillettes, le pauvre M. Duméril m'a paru bien souffrant, mais à l'institut on ne lui a pas trouvé mauvaise mine et lui parait heureux de se retrouver chez lui avec sa fille[17] et ses petits-enfants[18] ; Adèle va très bien. Il doit y avoir ce matin une consultation, il m'a dit n'avoir rien au cœur ; il se fait encore illusion, tant mieux.

Adieu, cher Ami, je t'embrasse comme je t'aime bien bien fort, chacun en fait autant ici. Que se passe-t-il en ce moment autour de toi. Merci, merci pour tes bonnes causeries. Hélène[19] a écrit une petite lettre si impressionnée à Emilie que je comprends qu'il vaille mieux pour les fillettes ne pas les mener en Alsace. Elles sont comme toujours et ne paraissent nullement impressionnées de notre agitation morale.

La petite Jeanne Brongniart va rentrer au Jardin ; son père[20] est de la garde nationale, elles vont donc encore avoir une gentille compagne.

Adieu, ami chéri,

Mes amitiés à oncle et tante Georges[21] et aux grands-parents Duméril[22]

Ta Nie


Notes

  1. Julien Desnoyers.
  2. Bathilde Prévost, épouse d’Alphonse Duval.
  3. Hortense Duval.
  4. Les sœurs Emilie Halfermeyer, directrice, Léonore Neff et, pour la salle d’asile, Germaine Damotte.
  5. Probablement Mère Marie Eutropie Fischer, Supérieure générale de 1856 à 1884 (le Supérieur ecclésiastique étant Jean Batiste Worm, de 1857 à 1892).
  6. Marie et Emilie Mertzdorff.
  7. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  8. Probablement Jean et Amélie, couple au service d’Alfred Desnoyers.
  9. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  10. Henri Milne-Edwards.
  11. Le général Charles Dejean assure l’intérim au ministère de la Guerre depuis le 20 juillet.
  12. Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target.
  13. Réponse quant à sa participation aux forges de Brousseval.
  14. Emilie Allègre, veuve d’Eugène Festugière.
  15. Cécile Target, veuve de Georges Jean Festugière.
  16. Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril.
  17. Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil.
  18. Marie, Léon et Pierre Soleil.
  19. Hélène Berger, à Vieux-Thann.
  20. Edouard Brongniart ; Adolphe Brongniart, grand-père de Jeanne, vit au Jardin des plantes.
  21. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  22. Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 9 août 1870 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_9_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=52377 (accédée le 3 décembre 2024).

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