Mardi 30 et mercredi 31 juillet 1918

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


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Campagne le 30 Juillet 22h

Mon cher Louis,

A toi la palme !

La Palme parce que tu fais reculer les Boches.

la palme parce que la lettre par laquelle tu nous apprends que tu en as fait des salades est la 1ère venant de nos fils qui nous rejoigne ici, bien que nous y soyons depuis Samedi !

J’espère que tu te consoles d’avoir quitté le front avant d’être à Fère-en-Tardenois, aujourd’hui légèrement dépassé.
On progresse un peu tous les jours, mais Je crains que ces progrès ne se paient un peu cher. Ça vaut la peine pour qu’on puisse rétablir la libre circulation par trains vers Aÿ dans la vallée de la Marne.
Il ne semble plus qu’il y ait trace de débandade comme cela a pu se produire quand les Boches avaient à franchir la Marne pour être en sécurité.

Mais combien votre succès aura été précieux 1° pour mettre en confiance les Américains et montrer aux Boches qu’il va falloir compter avec ce nouvel élément
2° pour stimuler les Anglais à qui cette leçon ne sera pas inutile sur certains points du front. Je ne parle pas de notre moral à nous qui n’avait peut-être pas le même besoin d’être stimulé.

Me voici donc remis au vert dans le Pas-de-Calais, dans un pays où il faut encore attendre 8 jours pour couper couramment les blés, la pluie ignorée dans le midi (Bordeaux) ayant tombé abondamment ici et retardé la [maturité]….

Mercredi 31 Juillet

Ici, je me sentis tellement mûr pour le sommeil que Je suspendis et j’allais reprendre le 31 à 8h quand ta mère[1], rentrant de la messe, m’apporte un mot d’hier de Laure[2] bien tourmentant : « Jean[3] est disparu depuis le 19. venez. Papa[4] est dans un état épouvantable ». Elle ajoute que « Marguerite[5] ne sait rien » : d’où je conclus que c’est plutôt un document officiel qui est arrivé à ton oncle comme maire, et non par une lettre d’ami, laquelle serait allée à Marguerite ou à sa sœur plutôt qu’à Bamières.

Nous savions par Cécile[6] (venue à Paris avant notre départ pour décrocher l’autorisation d’aller rejoindre Max en Suisse avec 3 enfants et une [bonne]) que Jean était tout à fait [exposé] et, autant qu’on pouvait le savoir, dans ton secteur, entre l’Aisne et la Marne…

Faut-il penser qu’il a été fait prisonnier dans une contre-offensive boche. S’il était tué, ayant gagné du terrain il y a chance qu’on eût trouvé son corps et comme il est adjudant, qu’on eût pris soin de l’identifier son corps et de prévenir. Je vois donc là une raison d’espérer qu’il est prisonnier, valide ou blessé. Cela reste quand même bien pénible et bien angoissant ! et combien nous avons à remercier Dieu de vous savoir encore tous de ce côté du front et valides !

Cécile Froissart dont je te parle plus haut avait rêvé de s’installer en Suisse pour le temps que Max y passera et elle s’était [fait] délivré un certificat de Médecine, disant que ses enfants atteints d’artérite avaient besoin de l’air des montagnes : elle pensait arriver, ainsi, là-bas, avant Max. Mais ça n’a pas pris, on l’a renvoyée aux stations sanitaires de France : nous l’avons quittée à Paris à la veille de recevoir une autorisation de 15 jours pour voir son mari revenu comme prisonnier : les Suisses ont peur d’avoir faim,
(voir suite)
suite
s’ils doivent partager leurs provisions avec trop d’étrangers ! Les Français désirent que le moins de Français possible pénètrent en Suisse, pour qu’il ne s’y glisse pas des congénères des protégés de Malvy.

Ce n’est que, une fois en Suisse, que Cécile pourrait obtenir, d’un médecin, un constat disant que la santé de ses enfants l’oblige à y rester.

Elle n’y mangera pas un pain plus mauvais que celui que nous mangions à Paris la semaine dernière ou surtout que celui qu’on fabriquait à Campagne dimanche : c’était une horreur !

Leroux allant dimanche en auto à Etaples (où l’appelait un service funèbre à la suite d’une terrible incursion d’avions boches), a pu y obtenir des autorités qu’il vienne ici une farine un peu plus acceptable.

Quant à nous, même Pottier[7] allait être au bout de son rouleau comme farine. mais en revenant de Bamières (où nous avons dîné dimanche) nous avons fait un crochet qui nous a permis de nous ravitailler pour une quinzaine.

On aura donc connu les difficultés de la Soudure ! Mais j’ai vu les récoltes si mûres, au sud d’Orléans, que les difficultés ne seront qu’une question de battage et de transport à assurer.
La récolte est très satisfaisante ici, et même les avoines, qui avaient menacé d’être déplorablement petites par suite de la sécheresse, ont su gagner de la hauteur grâce à des pluies abondantes tombées il y a 15 jours.

Les chevaux bien qu’ils ne mangent plus d’avoine depuis plusieurs mois sont payés à un prix qu’on n’aurait jamais osé prévoir, entre 2 000 F et 3 000 F dans la 2e réquisition qu’on fait en ce moment : à quantité égale ils se payaient 1 500 F à 2 000 F il y a 3 mois (quand on m’en a pris 3). J’espère qu’on fera une péréquation après coup !

Nous sommes donc installés, ta mère et moi, dans cette maison de tes ancêtres où je suis né, dans cette salle à Manger où tu as vu ta bonne-maman[8] vivre ses derniers jours, heureuse du voisinage de ses petits-enfants ! C’est, ici, la vie simplifiée : mon bureau et celui de ta mère, une étagère pour ranger les dossiers, la presse à copier, ont rappliqué de Brunehautpré, dès notre arrivée, pour ôter à cette installation ce qu’elle avait de trop primitif. Ce qu’il reste de meubles (acajou et [cuir]) garnit cette pièce.

Des couvertures habilement déposées cachent la doublure de notre canapé, là [où] les contours du tissu cuir se sont détachés du cadre en acajou. Une partie du plancher est couverte d’un tapis ancestral. C’est notre salon et notre bureau. Une autre partie est nue : c’est là qu’est la table de salle à Manger. Le poêle d’Alsace (quoiqu’un peu encombrant et tout à fait inutile) a trouvé grâce. La cloison en tapisserie du Bon Marché un moment enlevée par les Anglais fut remise en place par eux. Les sujets à vêtements multicolores ont singulièrement pâli (on devine encore des gestes de galanterie entre des messieurs et des dames à robes d’un autre siècle). Nous pensions n’avoir que 2 chambres, une pour nous et 1 pour le ménage [Bandeux], mais nous avons maintenant les 4 chambres du 1er étage. On peut donc recevoir 2 enfants.

Le salon et l’aile vers la rue sont à « l’hospice de Lille » ainsi que la maison des sœurs et les 2 étages au-dessus de la remise (dont le rez-de-chaussée est la cuisine d’une Cie [du 8e] Territorial).

Pour combien de temps sommes-nous ici : ta mère jusqu’au 9 août date à laquelle elle gagne Paris, puis Le Bourdieu où Lucie[9] l’attend. moi quand partirai-je ? Mystère. On veut que j’aille à La Bourboule pour essayer de récupérer 4 kilos perdus à Bordeaux : il me semble que la vie calme d’ici a du bon : je ne sais à quoi je me déciderai : dans une huitaine je prendrai un parti.

Je me sens bien un peu affaibli quoique ma santé générale soit bonne mais il faut que je m’accorde du repos et du sommeil. H. Parenty[10] de Douai est revenu de La Bochie où, comme otage il en a vu de dures paraît-il : il est près de sa belle-fille[11] (aux environs de Lyon), ira, de là, voir sœur Antoinette près du Mans. Françoise[12] lui offrira tout le nécessaire chez nous à son passage à Paris s’il le désire.

Je lui écris que soit que j’aille à La Bourboule soit que je reste ici, je l’engage à partager mon sort en attendant que sa femme[13] et sa fille[14] le rejoignent comme il l’a demandé avant de quitter La Bochie

Nous avons envoyé « au LieutenantFroissart au Bourdieu à Bègles, aux soins de l’adjudant Degroote[15] » la motocyclette de Michel[16] qui nous a paru pouvoir déboucher, à peu de frais, Le Bourdieu, un peu distant du tramway. Tu sais, je pense, que ton frère Michel a maintenant ses 2 galons. C’est lui qui (par mon intermédiaire) a obtenu le droit d’évacuer sa machine vers Le Bourdieu où il pourrait s’en servir en [permission]

Nous avons lu avec un vif intérêt ce que tu nous dis du travail [constaté] du 75. Tâche de continuer et puisses-tu continuer à le faire sans trop de fatigue ! Les Boches doivent commencer à réfléchir en voyant l’effet de l’unité de commandement et le rôle des américains qui ne font que commencer – en même temps qu’ils voient s’éveiller les Japonais.

Sais-tu que Riquet (ou si tu préfères Henri de Place) malgré tous les accrocs de santé qu’il a eus, vient de décrocher son bacho. C’est très satisfaisant !

Les Colmet Daâge[17] sont en villégiature à Saint-Pair[18] chez Mme Pierre Colmet Daâge[19]. Michel s’est écorché la rotule en faisant une chute ou dérapage de Moto vers la frontière suisse. C’est sans gravité, dit-il. Rien de récent de Pierre[20]

As-tu su qu’André Parenty est devenu prêtre, qu’il a perdu son père[21], qu’il a traversé Paris avec sa grand-mère[22] pendant que nous y étions encore, allant à Tours, Lourdes et en cherchant une installation. Son père[23] est toujours à Saint-Omer.

Mille amitiés. Ecris souvent.

D. Froissart


Notes

  1. Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  2. Laure Froissart, épouse de Jules Legentil.
  3. Jean Froissart, frère de Laure.
  4. Paul Froissart.
  5. Marguerite Dambricourt, épouse (veuve) de Jean Froissart.
  6. Cécile Dambricourt, épouse de Maximilien Froissart et sœur de Marguerite.
  7. Eloi Raymond Pottier, régisseur des Froissart.
  8. Probablement Aurélie Parenty, veuve de Joseph Damas Froissart, décédée en 1904.
  9. Lucie Froissart, épouse d’Henri Degroote, qui va accoucher.
  10. Henri Parenty.
  11. Yvonne Jaspar, veuve d’Henry Parenty.
  12. Françoise Maurise Giroud, veuve de Jean Marie Cottard, employée par les Froissart.
  13. Madeleine Decoster, épouse d’Henri Parenty.
  14. Geneviève Parenty.
  15. Henri Degroote.
  16. Michel Froissart, frère de Louis.
  17. Madeleine Froissart, son époux Guy Colmet Daâge et leurs fils Patrice, Bernard et Hubert.
  18. Saint-Pair-sur-Mer dans la Manche, lieu de villégiature.
  19. Armandine Calongne, veuve de Pierre Colmet Daâge.
  20. Pierre Froissart, frère, comme Michel, de Louis.
  21. Il s’agit plutôt de son grand-père, Noël Joseph Parenty.
  22. Hypothèse : sans doute sa grand-tante Louise Léontine Masquelier, veuve de Joseph Dambricourt, car ses 2 grand-mères sont décédées (sa grand-mère maternelle Marie Dambricourt en 1912) et sa grand-mère paternelle Joséphine Courtois en 1905.
  23. Maurice Parenty.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 30 et mercredi 31 juillet 1918. Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_30_et_mercredi_31_juillet_1918&oldid=56481 (accédée le 21 novembre 2024).

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