Lundi 26 août 1918

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


original de la lettre 1918-08-26 pages 1-4.jpg original de la lettre 1918-08-26 pages 2-3.jpg


Campagne le 26/8 18

Mon cher Louis

Tu connais l’acrostiche fait sur ton prénom :
« Louis est un héros sans peur et sans reproche :
« On désire le voir : aussitôt qu’on l’approche,
« Un sentiment d’amour enflamme tous les cœurs !
« Il ne trouve partout que des admirateurs !
« Son image est partout… excepté dans [sa] poche. »

Ta lettre me le remet en mémoire, à double titre puisque tu m’envoies, enfin, les glorieuses citations de Louis, (que je désirais recevoir) et que tu me proposes discrètement de te mettre à l’aise pour quelques Louis, dans ton emploi de préposé à une popote.

Je m’empresse de te faire parvenir trois cents francs, et de te remercier des citations. Je regrette qu’on y soit sobre de noms géographiques. Il ne m’aurait pas déplu de voir ton nom attaché [à] la défense d’Hangest-en-Santerre[1]. Ça sonne bien. Quel est l’autre lieu de tes exploits historiques ?

Il est effectivement assez remarquable que 2 grands chefs (ayant, il est vrai, à te mettre en relief dans 2 circonstances semblables), aient employé des termes aussi comparables : que cela ne te décourage pas d’obtenir une citation semblable, du « Commandant en chef des armées alliées »[2] qui vient de m’envoyer sa carte avec un mot (accusé de réception des Félicitations que je lui [avais] envoyées pour son bâton de maréchal).

Tu me demandes mes impressions sur le succès de nos armées : Ça dépasse toutes mes espérances, ou plutôt c’est contraire même à mes prévisions qui étaient plutôt pessimistes pour la période d’été (où je craignais de voir se produire d’autres hernies dans les parties du front qui me touchent le plus immédiatement). Vive Foch, vive Byng[3] et vive Estienne, Foch qui tire tout le parti qu’on peut tirer de l’unité de [de] commandement et des moyens mis à sa disposition, Byng qui nous révèle l’art de franchir le fossé Hindenburg[4] avec les Tanks vers Cambrai, et Estienne qui passe pour avoir donné aux Tanks les heureuses proportions qui en ont fait le vrai antidote des tranchées, et des mitrailleuses qui les gardent les tranchées. C’est encore un de mes camarades de l’artillerie, (à laquelle appartenaient Foch et Fayolle) : je l’ai connu un peu à Saint-Thomas d’Aquin, s’occupant d’une autre invention…. quand je m’occupais de ma Vigie, dont j’ai trouvé récemment un partisan convaincu en la personne du Général Pauffin de Saint Morel[5] gouverneur de Dunkerque. Il me connaissait, (bien que je n’aie aucun souvenir précis de l’avoir vu) [comme] ayant travaillé parmi les premiers à rendre pratique le « tir masqué jusqu’au défilement des [lueurs] » pour lequel il s’est passionné lui-même peu avant la guerre.

Je regrette que tu n’aies pas pu utiliser tes loisirs pour venir me tenir Compagnie quelques jours dans mon isolement relatif (je dispose de deux chambres, outre la mienne et celle d’Alexandre[6]).

On dira le mardi 3 7bre à Mouriez, à 11h un service pour Jean Froissart : les dames n’y seront pas : elles parlent de revenir de Normandie fin 7bre mais des bombes viennent d’être jetées, plusieurs fois, à Hesdin et Montreuil et alors… ce pourrait être ajourné bien qu’on désirerait se rapprocher de Paul[7] pour l’hiver. Seuls les Legentil[8] sont là. Ce dernier passera sans doute en 7bre un conseil de réforme. Je pense que ta mère[9] me rejoindra ici bientôt, peut-être pour le 3 7bre précité !? H. Parenty[10] de Douai n’arrivera que vers le 10. On ne parle pas d’ouverture de chasse jusqu’ici.

Bonne nouvelle du Bourdieu où le jeune Yves[11] a reçu, avec le baptême, les roses cueillies par moi dans ma « descente aux enfers », car c’est un peu ainsi qu’apparut à H. Degroote[12] mon voyage à Hazebrouck quand ils en eurent connaissance. Il paraît que les nombreux objets dont notre auto est revenue chargée ont chance d’être la propriété d’un petit épicier voisin, actuellement réfugié à Aurillac et, antérieurement au 61, rue de la Clef.

On va enterrer tout à l’heure la Châtelaine de Gouy[13], Mlle Canu[14], 45 ans, la tante de ton copain[15] du pensionnat [Saint-Pierre] (lequel a été tué à la guerre d’ailleurs, et dont le père[16] est mort de ses rhumatismes). Si Mlle Canu n’a pas disposé en faveur de citoyens qui passaient depuis longtemps pour entrer trop facilement dans son intimité, ce sont les frère et sœur de ton copain qui auront le château de Gouy et la ferme (occupée par [Garte], je crois), à Saint-Josse et tout le reste.

Mlle Canu serait morte peu après une opération grave [intérieure] qu’elle était allée subir à Berck. Ses parents[17] n’existent plus : le père qui ne l’a pas parfaitement élevée et faisait du moins parler de lui (car je ne connais cela que par la rumeur publique), est mort il y a 2 ans. Comme quoi on ne meurt pas seulement à la Guerre ! C’est une famille où la génération nouvelle disparaît avant l’âge.

Tu sais que Mme Canu[18], du château Pigache, est née Lemaître de Wierre-Effroy[19] (près Marquise). Sais-tu que Mme Lemaître[20] fut la 1ère personne à qui je proposai de danser, après un dîner dansatoire chez Mme René Parenty[21] de Guînes ? Elle était une Demoiselle Boulanger, sœur du célèbre Narcisse[22], député actuel de Calais, [ ] très blagueur et très blagué de Dussaussoy et nièce de Mme Pigache[23], dont le mari vécut, aveugle, 60 ans au château Pigache[24].

Notre ?! École de l’[ ] des Pierrette à [ ] vient de subir des Dommages d’une certaine importance [du fait] de bombardement [récent] [ ] [en l’absence du curé] pour que je demande une [explication] officielle au Préfet[25]. Voici qu’il pleut abondamment 8 jours trop tôt hélas ! [  ]

DF


Notes

  1. Hangest-en-Santerre, commune de la Somme.
  2. Ferdinand Foch, commandant en chef des armées alliées du 28 mars 1918 au 10 janvier 1920.
  3. Le général Julian Byng (1862-1935), commandant de Troisième armée de Grande-Bretagne, mène à la bataille de Cambrai la première attaque surprise à l'aide des chars.
  4. Dès la fin de 1914, les Allemands mettent en œuvre une stratégie défensive fondée sur la fortification de leurs lignes : la « ligne Siegfried », ou « ligne Hindenburg » pour les Alliés (du nom du chef de l’état-major allemand, Paul von Hindenburg).
  5. Gabriel Pauffin de Saint Morel (1854-1927), polytechnicien (X 1874).
  6. Alexandre Baudens, employé comme chauffeur par Damas Froissart.
  7. Paul Froissart.
  8. Laure Froissart et son époux Jules Legentil.
  9. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  10. Henri Parenty.
  11. Yves Degroote.
  12. Henri Degroote, père d’Yves.
  13. Gouy Saint André, limitrophe de Campagne-lès-Hesdin.
  14. (Augustine Sophie Marie) Antoinette Canu.
  15. (Philippe Gustave) André Canu.
  16. (Joseph Camille Emile) Gustave Canu.
  17. Anatole Gustave Canu et son épouse Marie Joséphine Sophie Deplanque.
  18. Marie Louise Hortense Augustina Lemaître, épouse de Gustave Canu.
  19. Wierre-Effroy, village du Pas-de-Calais, arrondissement de Boulogne-sur-Mer, canton de Marquise.
  20. Augustina Boulanger, épouse de Philippe Aubin Lemaître.
  21. Marie Braure, épouse de René Parenty.
  22. Narcisse Boulanger.
  23. Marie Louise Madeleine Boulanger, épouse d’Hubert Auguste Pigache.
  24. Le Château Pigache (de la fin du XIXe siècle) est dans la commune de Cléville (Calvados), en Normandie.
  25. Robert Leullier, préfet du Pas de Calais 20 février 1918 au 14 mai 1921.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 26 août 1918. Lettre de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_26_ao%C3%BBt_1918&oldid=60264 (accédée le 25 décembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.