Jeudi 7 février 1918 (B)

De Une correspondance familiale

Lettre de Damas Froissart (Paris et Rang-du-Fliers) à son fils Michel Froissart (mobilisé)


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De Paris à Rang-du-Fliers[1]
Le 7/2 18

Mon cher Michel,

Tu n’as pas idée de tout ce que j’ai eu à faire depuis 8 jours. Ta mère[2] t’a-elle dit que, après bien des lettres écrites à la Mission Britannique à Montreuil, à Pottier[3] etc., pour détourner les américains de Brunehautpré, nous avons vu arriver, lundi, le colonel Bacon, ex-ambassadeur des Etats-Unis en France, Chef de la Mission Américaine à Montreuil ou plutôt auprès du Maréchal Douglas Haig, [y] arrivé depuis quelques jours (de Chaumont) et venant nous dire que notre maison, à Campagne-Village ne lui convenait pas mais qu’il avait besoin de Brunehautpré où il compte recevoir toutes sortes de gros légumes d’ailleurs. Il avait visité maison et dépendances dans tous les coins et avait chargé Pauline[4] de lui trouver une cuisinière et une aide-cuisinière, amenant d’ailleurs son maître d’hôtel et divers chauffeur et autre suite.

Il fallait se soumettre : Il acceptait d’avance les conditions et acceptait une cohabitation momentanée s’il le fallait, mais pensant dans 2 ou 3 mois, suivre le maréchal au front, pouvait limiter à la rigueur, à cette durée, l’occupation. Campagne, moins confortable comme chauffage pourrait convenir, au besoin, l’été, quoique trop loin de Montreuil, s’ils laissent, en été, une permanence au Grand Quartier,[partie fixe], à Montreuil.

Il n’y avait plus qu’à nous soumettre ! Il était venu (en 5 h) de Montreuil (par auto) pour décrocher l’autorisation – et y retournait de même, voulant nous emmener pour procéder à la remise de ce qu’on lui donnera et à la délimitation de nos frontières.

J’avais des Rendez-vous pour Mercredi et j’ai dû me contenter de lui envoyer Alexandre[5] (par le train) Mardi.

J’ai dû faire d’autres démarches répétées auprès du Préfet du Pas-de-Calais[6] et du Ministère de l’Intérieur par lettres et dépêches pour ravoir un permis de circuler et de l’essence. Je pars avec une sorte de permis provisoire (accompagné de ta mère) probablement pour une huitaine de jours pendant lesquels nous déciderons si nous ne prenons pas un logement provisoire à Campagne pour être plus chez nous (voir 1ère suite)

1ère suite
ou chez notre jardinier[7].

J’ai pensé que si la réfugiée, concierge de M. le doyen[8], Mme Caridroit pourrait devenir la cuisinière des Américains aidée de sa fille et un peu de son mari, ce serait [précieux] pour nous : ce sont des gens de tout repos, mais sa compétence culinaire lui paraîtra-t-elle suffisante pour qu’elle ose prendre cette charge je l’ignore, et le saurai bientôt. Les émoluments pourraient ne pas leur déplaire. Ils nourrissaient des Anglais de la TSF à Campagne.

Je me suis occupé un peu de la question que tu me poses, relative au Consortium et j’ai pu voir hier un homme notable (que tu connais) : il m’a dit « Ils sont un peu chauds ! » Il m’a cité à l’appui une Grande affaire de pétrole dans laquelle ils avaient marché à fond avant la guerre.

Avec toutes sortes de précautions oratoires (tout en ayant des mots bienveillants pour le président dont j’ai dit le nom), il estime qu’il faut n’aller qu’avec précaution à leur suite, en étudiant l’affaire en dehors d’eux ! Quant à la [« textilece »] il ne sait rien de précis, quoiqu’il soit un peu, ainsi que tu le sais, du monde des textiles ! Mais je sais depuis assez longtemps que les boches se servent de ce produit (pour parer à l’absence de coton), en ayant entendu parler par M. Mieg de Mulhouse que j’avais vu, diverses fois, depuis 2 ans quand je m’occupais de nos tissus et que j’ai revu récemment, au sujet de ce qui arrive aux gens qui ont des propriétés mobilières et immobilières de l’autre côté du front. Mais je ne lui ai pas parlé des avantages industriels que pourrait présenter ce produit transporté en France – et je n’ai pu voir hier M. [Tavenard] le représentant présent à Paris de Senones. Celui-ci m’avait demandé si je pouvais assister le 12 et le 17 à des réunions de gros actionnaires ayant à délibérer sur des questions importantes concernant Senones. J’avais promis mais je me suis fait dire, avant de quitter Paris, qu’il suffira que je sois là les 16 et 17, ce qui nous rend un peu de liberté pour fixer la durée de notre séjour à Brunehautpré.

J’avais des soucis encore dans ces derniers temps comme membre de la « Société Métropolitaine » société derrière laquelle il y a l’œuvre de ces dames de l’avenue de Tourville, (2e suite)

2e suite
Un administrateur qualifié pour représenter ces dames, ayant par lui-même et par sa mère une part d’intérêt importante a donné sa démission. Je me refuse moi-même à le remplacer, moi qui n’ai que des intérêts minimes !

J’apprenais, d’autre part, récemment, par un mot de Houssin (toujours mobilisé à la SociétéAlsacienne à Belfort), que l’éclairage de Montbard faiblit de plus en plus, alors que la ville de Montbard se développe ! Il ne faudrait pas que le monopole dont disposait Houssin et dont dispose le syndic de la faillite tombe parce qu’il y aurait trop d’insuffisances ??
J’avais été trouver les dirigeants de l’usine de Montbard, il y a 2 ou 3 ans, pour leur demander s’il ne vaudrait pas acquérir le monopole en question et ça ne leur avait rien dit du tout ! mais voilà que Houssin aurait appris, au cours d’une permission (allant sans doute retrouver, là-bas, sa moitié ?) que la Société de Montbard s’occupait de se faire donner l’éclairage de Montbard.
Alors j’ai renouvelé ma visite, j’ai été reçu par un M. Thévenet qui a le titre d’Ingénieur Directeur, je lui ai suggéré que, étant le plus gros créancier, je pourrais, en payant les autres, devenir l’unique créancier et que, subrogé à Houssin je serais alors en situation de leur céder l’affaire (j’ai d’ailleurs, depuis 3 ans, une procuration de Houssin pour le faire en toute liberté, même le jour où il serait relevé de la faillite, mais ne voulant acheter cette charge monopole qu’avec la faculté de la passer immédiatement à un autre le jour même, j’attendrai toujours des jours meilleurs pour reparler à des amateurs [découverts], par moi, en juillet 1914 et plus ou moins mobilisés depuis.

J’ai dit, [sur ta] demande, à M. Thévenet que pour 100 000F, je croyais que je pourrais aider et même qu’il pourrait me payer [en actions] de Montbard : mon chiffre n’a provoqué aucune riposte : il en parlerait, le jour même, au Conseil d’administration. Faut-il que je lui dise autre chose quand il m’écrira à ce sujet et que faut-il lui écrire : sollicites-tu l’emploi d’Ingénieur [électricien] chez eux, par exemple ?

J’ai eu aussi à intervenir auprès de [Grunberg], comme principal locataire de son immeuble, pour qu’il établisse entre notre 2e étage de caves (le 1er est entièrement pris pour Sadla[9]) et le 2e étage du 48 Boulevard Raspail, une Communication qui permette au locataire du 29 réfugié dans ce 2e sous-sol de gagner la sortie du 48 Boulevard Raspail, en cas d’obstruction de l’accès par le 29, ou d’inondation ou de rupture de conduite de gaz etc. X

X Il y a espoir que ça se fera demain.
Depuis 8 jours, les Colmet Daâge sont venus coucher chez nous, inquiets de n’être pas séparés de la calotte[10] des [lieux] par plusieurs étages, à moins qu’ils aillent dans les caves du 108.

Nous avions avant-hier soir la visite de M. Daum[11] qui nous a donné le renseignement qu’à Nancy où il n’y a guère que des maisons à 2 ou 3 étages, il est sans exemple qu’il soit arrivé des éclatements au Rez-de-chaussée et a fortiori dans les caves

J’espère que ce renseignement rassurera un peu Guy[12] qui dans sa propre cave trouverait l’équivalent comme protection, de ce qu’on a à Nancy, avec une voûte solide. Ils sont d’ailleurs les très bien-venus chez nous.

Figure-toi qu’il y a 15 jours j’ai reçu à 2 jours d’intervalle une demande d’acheter un hectare, à [C ][13], notaire à Dunkerque. L’eusses-tu cru quand le pauvre Dunkerque continue à être bombardé de temps en temps par la [Grosse] [ ] et fréquemment par avion !

[Des gens] qui se sont mis en rapport avec moi, l’un est l’adjoint au maire[14] réparateur de bateaux mais peut-être l’agent de personnage important. Il aurait acheté, pour un million de terrains à Plouviez de Douai récemment ?

L’autre est Smagghe, un autre agent d’affaires qui a naguère été chargé pour nous, lors du partage, d’estimer nos 2 fermes, qu’il avait arpentées.

Smagghe ne dit pas pour qui il voudrait acquérir les 5 hectares qui sont entre la [combe de raccordement] du Pont sur le canal et le quai du dit canal cédé par nous en 1882 ! Je lui ai dit que je ne renonce pas à m’intéresser aux affaires qui se feraient chez nous.

J’ai d’ailleurs personnellement le moral d’un homme qui n’est pas pressé de vendre. Avoir des [immeubles] qui ont une valeur importante tout en ne m’exposant pas à l’impôt sur le revenu n’est-ce par l’idéal en ce moment.

Il paraît que les Anglais galopent dans nos plaines de Brunehautpré et du Ménage à travers tout et y forcent les lièvres ! A part cela on est propriétaire !

T’ai-je dit que Sainte-Maresville m’a payé fermage et [intérêts], que la réquisition nous limite à 2 kg 500 d’avoine par cheval et par jour jusqu’au 1er août et pas un grain pour aucun autre animal, même pour les porcs à engraisser, les brebis mères !

Nous ne sommes pas très fixés sur ton adresse actuelle puisque tu es bouche-trou. J’espère que cette lettre t’arrivera quand même. Envoie-la à Louis[15] dès que tu l’auras lue : tout peut l’intéresser un peu.

Amitiés,

D. Froissart

Ta mère a acheté hier d’occasion les 2 volumes que tu lui demandais. Celui qu’elle a laissé chez [Mme Galtier[16]] ne la trouvant pas est beaucoup plus propre que celui qu’elle t’envoie.

Le mobilier entier des Degroote est arrivé à Meudon, non sans dommages d’ailleurs.

Sais-tu que Pierre[17] a son 2e galon rétroactivement du 1er octobre.


Notes

  1. La gare de Rang-du-Fliers (Pas-de-Calais).
  2. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (voir sa lettre du 4 février).
  3. Eloi Raymond Pottier, régisseur des Froissart à Brunehautpré.
  4. Pauline Levecque, veuve de Philibert Vasse, employée par les Froissart.
  5. Alexandre Baudens, chauffeur chez les Froissart.
  6. Léon Briens, préfet du Pas-de-Calais de 1911 jusqu'à sa mort en mai 1918.
  7. Gaston Piollé est jardinier chez les Froissart.
  8. Jean Baptiste Legay est doyen de Campagne.
  9. Sadla : Société auxiliaire de l'alimentation, 48 boulevard Raspail (Paris), fondée en 1909.
  10. Voûte de forme hémisphérique.
  11. Antonin Daum.
  12. Guy Colmet Daâge.
  13. Cuincy dans le Nord ? Cucq dans le Pas de Calais ? Un autre lieu ?
  14. Henri Terquem, avocat, maire de Dunkerque de 1908 à 1925.
  15. Louis Froissart, frère de Michel.
  16. Possiblement leur voisine Mme Galtier.
  17. Pierre Froissart, frère de Michel.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 7 février 1918 (B). Lettre de Damas Froissart (Paris et Rang-du-Fliers) à son fils Michel Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_7_f%C3%A9vrier_1918_(B)&oldid=59392 (accédée le 19 avril 2024).

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