Jeudi 18 et vendredi 19 août 1870 (B)
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris 18 Août 70
Jeudi soir
Mon cher Charles,
pour mon retour je trouve ta bonne lettre, je n'en ai pas eu hier, c'est donc encore meilleure, et la vue de ton écriture fait toujours du bien. Bonne preuve que tu n'es pas encore trop abattu, mais je te devine bien découragé. Ici l'inquiétude est grande, les visages sont anxieux, on dévore les affiches pour tâcher d'y découvrir quelque chose de nouveau ; dames, enfants & tout le monde s'arrêtent pour les lire. Mais l'espoir est revenu depuis que Bazaine a le commandement ; depuis il y a réellement plus d'entrain patriotique, mais ceux qui s'engagent voudraient tous aller de suite contre l'ennemi et sont désappointés lorsqu'on commence par les envoyer chercher leurs armes aux dépôts.
Les dépêches de ces 2 jours ne redonnent pas encore entière confiance, car on craint de se réjouir trop tôt mais on sent qu'il y a un avantage certain et on attend avec un peu moins de trouble les dernières nouvelles. Quant à Paris la nomination du général Trochu est bonne, sa proclamation sera <bien> accueillie et le régime militaire est tout à fait de saison ; les espions prussiens abondent, on en a fusillé aujourd'hui, l'opinion demandait l'exécution dont l'état de siège fait une loi. Je crois que les partis extrêmes vont se tenir un peu tranquilles, on finit par comprendre que c'est le Prussien qu'il faut commencer par chasser. Quant à l'empereur[1], il n'est plus question de lui et on n'entend plus personne le défendre. Il est devenu impossible. Mais ces questions-là sont remises après que le territoire sera un peu délivré, mais la question est brûlante il ne faut pas se le dissimuler.
Si j'étais rentrée plus tôt je t'aurais expédié Gaulois et Figaro qui ont été nos compagnons de route, ce sera pour demain. C'est bien ennuyeux d'être sans nouvelle dans un moment comme celui-ci. Heureux encore que les lettres arrivent.
Aujourd'hui lettre de Julien[2], le voici en pleine exercice, 25 heures de garde, de patrouille d'exercice ; ils n'ont pas encore de chassepot, sa lettre est du 16 et il ne nous parle pas de ce que nous lisons ce soir dans une lettre du 17 d'un mobile (Moniteur) C'est que la garde mobile rentre au camp de Saint-Maur pour faire place à l'armée active. Il nous dit qu'il y a un énorme mouvement de troupe à Châlons et qu'il n'a plus revu M. Pavet[3] depuis le 9 quoiqu'une partie de son régiment soit rentrée au camp ayant eu la ligne coupée. M. Pavet et Raymond[4] ont dû être des dernières affaires, on n'a pas de leurs nouvelles.
Que de familles déjà malheureuses !
Comme je te l'écrivais je suis partie à 9 h1/2 avec Aglaé[5] par le chemin de fer de Sceaux, une charmante route jusqu'à St-Rémy (rappelant un peu Launay et Fontainebleau) à la station le cabriolet de ma tante Allain[6] nous attendait et à Midi nous étions à Quincampoix. Nous avons trouvé ma tante toujours de plus en plus mal, toute sa présence d'esprit ; levée, c'est à dire assise dans un fauteuil dont elle ne peut pas bouger, mais si faible qu'on a bien de la peine à l'entendre parler et la respiration bien courte. On ne comprend pas comment elle peut vivre encore avec tant de souffrances mais ne se plaignant pas. C'est bien triste.
Pendant que nous étions à Quinquanpoix ma tante Prévost[7] est venue à Paris, Constance[8] est venue nous prévenir et maman[9] a été voir sa sœur rue de Vaugirard.
Nos petites filles[10] ont bien employé leur journée en mon absence et nous nous sommes bien embrassées tant nous étions contentes de nous retrouver. Je suis très contente d'elles. Si grand désir de bien faire et si bon petit cœur. L'après-midi elles ont été avec l'oncle Auguste[11], Adèle[12], ses enfants[13] et Cécile[14], sur la Mouche[15] voir un des forts de Paris. A ce sujet Alfred[16] est content de ses hommes, on travaille bien. Ce soir M. Edwards[17] et Alphonse étaient moulus de fatigue. Alfred profite de la présence d'officiers dans le fort pour apprendre le maniement des armes.
Bonsoir, mon chéri, voilà Morphée qui réclame ses droits de bons gros becs de la part de tes trois tiennes
EM
Vendredi 2 h
Les nouvelles de succès de nos armes se confirment ; je t'envoie les journaux que nous avons lus hier et ce matin. On ne peut se réjouir en songeant aux épouvantables massacres qui ont lieu pour arriver à calmer 2 peuples qui devraient prouver ce que l'instruction et l'intelligence peuvent donner de bon. mais rien ! l'orgueil et des mitrailleuses !
Lettre de Julien ce matin disant à maman qu'il arrive au camp de St-Maur et qu'il aura bientôt le bonheur de l'embrasser, cependant. La lettre est du 17 : « Le mouvement commence cette nuit. Nous devons partir à 5 h aller à pied à Reims ou Châlons et prendre le chemin de fer. Fasse le ciel que le succès couronne les efforts de nos armées que nous n'aurions pu pour le moment que secourir médiocrement et que nous deviendrons peut-être capables de seconder plus efficacement dans quelque temps si besoin était et si les Prussiens continuaient malheureusement à avancer ». En commençant Julien disait : « Je pense qu'il y aura moyen d'avoir une permission pour Paris et pour recevoir des visites. Il faut souhaiter cependant que l'on nous tienne un peu, sans quoi en fort peu de temps les 3/4 seraient à Paris et nous serions débandés. »
Tu devines que cette lettre a été bien accueillie et cela montre de la prudence de la part des chefs. On va former sous les murs de Paris la 3e Armée qui serait prête à donner. Hier les pompiers des provinces abondaient au Jardin des Plantes. On reprend confiance. Voilà quelques succès et organisation qui montrent que les chefs actuels ont un plan et quelque chose en tête. Toujours...
Voilà Julien, bonne mine, très noirci, maigri, mais de l'entrain. Tu juges de de notre joie. Nous remercions Dieu qui nous le ramène pour un moment. il est allé trouver papa[18] à la bibliothèque[19] nous n'avons pas encore pu causer. Il rentre au camp dans quelques heures.
Nos petites filles ont un peu travaillé ce matin elles vont bien.
Mes amitiés à oncle et tante Georges[20] une lettre d'oncle me ferait toujours bien plaisir. Bien heureux que Léon[21] ne soit pas appelé. Quel est son titre d'exemption ? Mes meilleures amitiés à Morschwiller[22]. Et pour toi les bons baisers qui t'appartiennent
Eugénie M.
Papa, maman, Aglaé, Julien, tout le monde enfin me charge d'amitiés pour toi.
Notes
- ↑ Napoléon III.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Daniel Pavet de Courteille.
- ↑ Raymond Duval.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Marie Emilie Target, veuve de Benjamin Allain.
- ↑ Amable Target, veuve de Constant Prévost.
- ↑ Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse et fille d’Amable Target.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers et sœur d’Amable Target.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Auguste Duméril.
- ↑ Adèle Duméril, épouse de Félix Soleil et fille d’Auguste Duméril.
- ↑ Marie, Léon et Pierre Soleil.
- ↑ Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
- ↑ Transport fluvial, concédé par l’Etat depuis 1865 à une compagnie.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Henri Milne-Edwards, père d’Alphonse.
- ↑ Jules Desnoyers.
- ↑ Probablement la bibliothèque du Muséum.
- ↑ Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Morschwiller où vivent les parents de Léon Duméril, Félicité et Louis Daniel Constant.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Jeudi 18 et vendredi 19 août 1870 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_18_et_vendredi_19_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=52370 (accédée le 15 novembre 2024).
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