Vendredi 22 et samedi 23 juillet 1870 (C)

De Une correspondance familiale


Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paramé)


original de la lettre 1870-07-22C pages1-4.jpg original de la lettre 1870-07-22C pages2-3.jpg


Vendredi Soir 22

Chère petite amie aimée.

Si je n'avais pas à te dire que je pense trop souvent à toi & plus qu'à la guerre, je crois que pour Aujourd'hui je n'aurais pas de quoi remplir 1 page.

Mais ce chapitre qui ne se lit pas au bon public qui t'entoure, permettrait de toujours dire & redire & ne jamais avoir tout dit.

Je viens de recevoir une si charmante lettre d'une demoiselle qu'il me semble que je suis loin de mes 52 ans. Ce qui l'a provoquée, la lettre, ce sont 2 pièces de cretonnes que j'ai envoyées à ces demoiselles Sick & Kohl[1]. & je crois que ces douces câlineries s'adressent plutôt à mon calicot qu'à ma personne. Tu en es seule juge, ta quiétude me donnera la mesure de mon bon jugement.

Ce matin, je t'ai encore un peu tenu au courant de ce qui s'est passé. Ce soir je n'ai pas fait grand-chose qu'un grand tour à la fabrique, aux vignes & jardins. J'ai été plusieurs fois recherché pour des signatures de mairie.

Pour cette dernière, j'ai entre autre Signé un certificat de conduite exemplaire à une belle jeunesse de la fabrique que l'on a trouvée dans un lieu que l'on ne dit pas, avec un jeune homme faisant ce qu'on ne dit jamais. Pour cela renvoyée ! à mon avis injustement car le quidam rejoignait son régiment le lendemain. Voilà pour les faits Divers. Chaleurs excessives à tout rôtir, vent Nord- Nord-Est. J'attends encore une lettre de Bâle & une de Dugué & je crois que je me mettrai en route pour aller vous rejoindre ;

Cela peut donc être pour le milieu de la semaine prochaine. Je compte rester 8 jours absent & être de retour ici avant le 1er choc des deux colosses[2].

L'on dit que nous allons avoir un corps d'armée par ici ; c'est possible, probable même mais nous ne voyons que des soldats qui passent. Le soldat français compte beaucoup sur ses mitrailleuses[3] dont on a fait tant de bruit. Il est fort à craindre que l'Allemand n'ait aussi la sienne, dont on n'a jamais parlé. Ce qui me le fait croire c'est que l'industrie allemande a fait des progrès qui n'ont été égalés & surpassés que par les Américains. Je voudrais avoir la quiétude de tout ce monde que je vois ; mais ne le puis.

Tout naturellement il n'est question ici que de la guerre & parfois de la famine deux donzelles qui se touchent.

Des affaires pas un mot & cependant nous avons toujours de quoi nous occuper. Les chemins de fer vont reprendre un peu leur service, l'on espère pouvoir expédier de la houille aux plus nécessiteux, je me suis fait inscrire.

Le manque de Sarrebruck[4] va arrêter plus d'une usine ; d'autant plus qu'il n'y a pas d'Eau, même pour laver nos pièces. A Morschwiller ils sont encore plus pauvres d'Eau. Les paysans irriguent, personne ne peut leur en vouloir, il n'y a pas de fourrage, la police des Eaux ne peut que fermer les yeux & se taire ; aussi plusieurs impressions sur étoffes lavent au-dessus de nous à Reiningue, Thann, Cernay etc. Du reste ces usines travaillent aussi peu que possible.

Depuis quelques jours nous voyons beaucoup d'ouvriers qui demandent du travail, dans le nombre il doit y avoir beaucoup de grévistes.

Georges & sa femme[5] continuent à aller tous les matins à Wattwiller, il paraît qu'il n'y a personne mais personne ? L'hôtelier voulait s'en aller. M. Risler ne le lui a pas permis. Pourquoi ce pauvre petit bain est-il si délaissé ? & cependant tous ceux qui y ont passé s'en trouvent satisfaits & contents.

Je n'ai pas été à Thann & ne sais ce qui s'y passe. L'on me dit que l'un des rédacteurs en chef de l'une des feuilles Thannoise, il y en a deux maintenant, est en prison.

Pauvre Henriet tout le monde lui tombe dessus. Mais il a la vox populi pour lui & il y compte.

Je n'ai pas de lettre d'Edgar[6], mais par contre M. Chauffour[7] m'a écrit & me confirme ce que je croyais qu'en cas de force majeure je ne saurais être responsable.

Décidément Mmes Kestner & Charras[8] restent à Wildbad & elles ont raison, au milieu des montagnes elles n'ont rien à craindre, car jamais armée n'arrivera là.

Samedi matin. Je reçois à l'instant une lettre d'Edgar qui comprend que la guerre était nécessaire, indispensable. Il vient de parcourir les communes environnant Colmar pour presser les gens à rentrer leur récolte. Un corps d'armée va camper dans ses environs.

Si les affaires se compliquent je vous amènerai peut-être ma femme[9], me dit-il à la fin de sa lettre. Que comptez-vous faire ? A mon avis Mulhouse est plus exposée que Colmar par la disposition des chemins de fer allemands & par la tentation de Mulhouse industrielle.

Autre ennui & complication dans mes projets. Georges vient de lire dans l'Industriel que les élections municipales vont avoir lieu dans 15 jours. Que tout cela est gai ! & comme il fait bon être quelque petite chose & dire que je ne vois pas comment je puis me débarrasser de ma mairie, qui m'enlève encore le peu de liberté que me laissent les affaires, qui pour moi sont déjà d'un poids trop lourd, surtout dans des moments comme ceux-ci.

Depuis quelques jours je me couche un peu tard, cependant mes nuits sont bonnes, cette dernière trop bonne car je ne me suis levé qu'à 7 h.

Georges n'est pas allé à Wattwiller, sa femme avait son marché de Samedi

Le mois passé n'a pas été trop mauvais. celui-ci le sera par contre.

Depuis Mercredi je suis sans nouvelle aucune de Morschwiller[10]. J'attendais Léon[11] qui n'est pas venu. Mais il est temps que je voie ce qui se fait ici. Embrasse bien mes fillettes[12], qu'elles s'amusent bien, c'est de leur âge. Pour toi chérie mes meilleurs baisers, ne m'oublie pas auprès de tous ceux qui t'entourent.

tout à toi

Charles Mertzdorff


Notes

  1. Marie Louise Kohl ?
  2. Les armées française et allemande.
  3. La mitrailleuse ou canon à balles est une arme nouvelle, préparée en secret.
  4. Sarrebruck (Saarbrücken en allemand), située au centre d'un important bassin charbonnier, est tournée vers les industries lourdes.
  5. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  6. Edgar Zaepffel.
  7. Victor Chauffour, gendre de Charles Kestner.
  8. Marguerite Rigau, épouse de Charles Kestner et sa fille Mathilde veuve de Jean Baptiste Charras.
  9. Émilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  10. Morschwiller où se trouve la famille Duméril.
  11. Léon Duméril.
  12. Marie te Émilie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Annexe

Madame Mertzdorff

maison Chabert

Paramé près St Malo

Ille & Vilaine

Pour citer cette page

« Vendredi 22 et samedi 23 juillet 1870 (C). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paramé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_22_et_samedi_23_juillet_1870_(C)&oldid=61027 (accédée le 15 novembre 2024).

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