Vendredi 19 août 1870 (A)
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)
CHARLES MERTZDORFF
AU VIEUX-THANN
Haut-Rhin[1]
19 Août matin.
Vendredi. Ma chère Eugénie J'ai reçu hier au soir ta bonne lettre du 17 mais 6ème jour sans journaux français sauf l'Industriel qui nous en donne quelques extraits lorsque par quelques voyageurs il peut avoir un Journal. l'armée française a été & est encore dans une position bien critique. Si Bazaine opère sa retraite heureusement, ayant à dos une armée 4 fois plus forte que lui, ce sera magnifique. Il s'agit maintenant de savoir ce qu'il trouvera à Châlons. S'il y a 300 mille hommes nous pouvons peut-être avoir raison des 6 à 700 mille allemands. Nous ne serions toujours en hommes que comme 5 à 7 ou 8.
Tu comprends toutes nos inquiétudes ; voilà Belfort dégarni de troupes depuis avant-hier, par contre au sud de l'Allemagne, de l'autre côté de la forêt noire, il y a toute une grosse armée à cheval sur ses chemins de fer attendant les ordres de Moltke. Si nos troupes se retirent sur Paris, nous devons forcément être occupés ; car une préoccupation d'une retraite des allemands n'existant plus, toutes ces réserves qui sont encore immenses seront disponibles. Ils ont 1 200 mille soldats !
Notre crainte c'est de nous voir coupés de la France. Voilà déjà le bas-Rhin qui s'organise à la prussienne. Administrateurs & financiers prussiens y sont. Du reste l'on dit quantité de courriers anglais surtout, vont & viennent du quartier général Prussien & qu'une brochure anglaise, préliminaire de paix va est en travail.
Nous devons être sacrifiés ; l'Alsace sera réunie à l'Allemagne. Ce serait un pauvre pays que le nôtre, appelé à voir tous les 10 ou 20 ans une guerre comme celle-ci. Mais qu'y faire ! Si c'était encore par notre unique faute.
Tu vois que dans le fin fond de ma solitude je broie un peu de noir ; mais comment n'en serait-il pas ainsi, devant nous le Rhin & ses habitants, derrière nous l'armée ennemie, à moins l'on serait maté & découragé.
Je comprends colère & énergie à Paris. Mais je suis sûr que si tu voyais les villages & petites villes ouvertes de toute la France, tu ne trouverais pas cet élan parisien qui se sent chez lui & est assez fort pour une résistance sérieuse.
Je partage bien les inquiétudes de notre bonne mère[2], il y a de quoi. L'on ne peut que demander à Dieu. Je ne continue pas car je broie du noir.
Ici c'est toujours la même situation du pays & des affaires. Hier soir je suis resté à la mairie jusqu'à 9 h. puis ai trouvé M. Jaeglé au bureau, puis j'ai lu mon journal de Bâle & le petit Industriel. Il faudra encore bien 6 jours jusqu'à ce que Bazaine soit à Châlons, ce seront autant de journées de combat à moins que le camp soit assez fort pour aller à sa rencontre.
D'après le journal, Strasbourg a fait une sortie a été repoussé & laissé un canon. Par contre à Sélestat 250 uhlans ont sommé la ville, la sortie de quelques mobiles les a mis en fuite laissant 10 des leurs. Tout cela est peu important.
Si le père[3] ne peut pas vous accompagner à Launay, il est bien sûr qu'il faut rester à Paris, où maman aura toujours plus facilement des nouvelles de Julien[4]. Je me fais plus facilement à l'idée de vous voir à Paris quoique j'aurais cru qu'à Launay vous vous trouviez parfaitement en sécurité, mais comme tu dis isolés de tous ceux qui restent à Paris. Comment saurait être bien en ce moment.
Le petit Bonheur vient de prendre congé, comme ancien militaire il est appelé. Cette classe d'hommes ne fait guère que 40 000 hommes au maximum mais ce seront de bons soldats, seulement ont-ils le droit de se plaindre parce qu'ils ont déjà servi 7 ans il faut qu'ils se dévouent pour tandis que ceux qui sont restés à la maison & ne peuvent être bons parce qu'ils ne savent pas le métier restent forcément à la maison. Le pays serait autrement défendu si tout le monde avait été soldat ne fut-ce que 1 à 3 ans comme en Prusse.
Pour demain il reste encore 200 pièces, ce sont les dernières. l'un des blanchiments se trouvera vidé demain, l'autre à la fin de la semaine prochaine alors je n'aurai plus de travail pour 10 ouvriers ! Si tu me demandes ce que je ferai, je n'en sais rien, l'on va le jour le jour ; tant que j'aurai de l'argent je paierai aux ouvriers une indemnité pour qu'ils puissent un peu vivre. Mais l'on n'a cœur à rien.
Je suis seulement trop bien soigné en tout l'on me gâte. Quant au manger je l'ai réduit à sa plus simple expression & m'en trouve très bien. Pour le reste mes servantes se lamentent toujours qu'elles n'ont rien à faire pour moi. Nanette[5] surtout voudrait bien revoir la maîtresse de maison à laquelle il faut bien se soumettre, l'attente ne peut pas être longue. 7bre décidera de nous & notre pauvre pays !
< > bonnes lettres que je reçois qui sont ma seule consolation. Je vous embrasse comme je vous aime
Charles
J'ai écrit hier à Edgar[6]. Je voudrais bien voir ma sœur[7], mais cela n'est pas possible, ils sont bien démontés aussi. Nous pouvons encore avoir de bien mauvais jours à passer. Tant qu'on a des nouvelles les uns des autres l'on trouve consolation.
Notes
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 19 août 1870 (A). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_19_ao%C3%BBt_1870_(A)&oldid=35827 (accédée le 18 décembre 2024).
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