Vendredi 16 février 1877
Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris le 16 Février 1877.
Mon cher Papa,
He bien ! que penses-tu de nous ? Vas-tu reconnaître pour tes filles[1] ces deux petites demoiselles qui rentrent à 6h du matin ? C’est joli n’est-ce pas ? Tu dois croire que nous avons tous perdu la tête ; ce qui n’empêche pas que je suis parfaitement convaincue que si tu avais été là tu aurais été tout le 1er à dire : oh ! laissons-les elles s’amusent tant et c’est demain congé elles pourront dormir à leur aise.
Peut-être Emilie t’a-t-elle déjà narré bien mieux que je ne le ferais moi-même cette amusante soirée mais pour se faire une opinion il faut toujours lire deux journaux différents, voici donc un autre feuilleton sur ce grave événement qui marquera dans notre vie.
D’abord nous avions été (surtout moi) très excitées toute la journée à l’idée du soir ; je ne faisais que dire des bêtises et jouer ; puisque c’était Lundi gras cela m’était permis. Nous étions très pressées de dîner mais ce coquin d’institut n’en finissait pas enfin aussitôt le repas nous grimpons attendre notre coiffeuse, oncle[2] se couche ce pauvre oncle en prévision de sa nuit et nous, nous attendons toujours ; et Mme Lelong, notre artiste célèbre, arrive enfin nous passons chacune au supplice et sommes fort bien coiffées avec des boucles un nœud blanc derrière et de côté un bouquet d’églantines roses que nous avions aussi au corsage ; nous avons mis les mêmes robes que l’autre fois et je t’assure que nous étions vraiment très bien par exemple nous ne nous ressemblions pas à nous-mêmes, plusieurs fois en dansant je me suis aperçue dans une glace et je me suis retournée pour voir qui pouvait être cette demoiselle.
A 9h nous étions prêtes, mais tante[3] qui jusque-là nous avait habillées ne l’était pas, enfin à 9h1/2 Hortense[4] arrive belle comme un astre et nous partons après avoir eu toutes les émotions d’un cheval qui s’était mis à ruer et à avoir très peur dans la cour et qui a failli nous jeter par terre.
Nous montons chez Mme Bureau[5] (il pleuvait à verse) plusieurs personnes étaient déjà arrivées et le salon était presque plein cependant on se case ; Mlle Fallex[6] (une amie de Jeanne Brongniart excellente [nageuse] arrive avec ses petits frères[7] qui tous dansent dans la perfection surtout le petit qui est encore en culotte courte. C’était une soirée des plus simples et où il n’y avait que de la vraie jeunesse les plus âgés n’avaient pas 20 ans et beaucoup de petits cavaliers gentils, à peu près de l’âge de Jean[8], parmi lesquels figurait avec honneur Joseph Bureau, qui tous dansaient très bien et qui nous amusaient énormément, il y avait aussi plusieurs petites filles ; personne des jeunes filles n’était décolleté ; nous avons dansé tout le temps pendant les [ ] heures où nous sommes restées là et je t’assure qu’on ne chômait guère ; le pauvre pianiste n’en pouvait plus et s’endormait tant pendant le cotillon qu’un jeune homme a eu pitié de lui et a été prendre sa place, c’était la 17e nuit qu’il passait sans se coucher aussi soupirait-il après le Mercredi des Cendres.
Léonce de Quatrefages nous a fait danser à chaque instant car il ne connaissait à peu près que nous. Je te dirai que nous n’avions pas du tout l’intention de rester si tard et que moi-même je ne me doutais pas de l’heure mais à peine étions-nous arrivées qu’on vient nous inviter pour le cotillon nous, qui croyions que cela se danserait de bonne heure, nous acceptons et alors nous n’osions plus nous en aller, de plus c’était la 1ère fois qu’Hortense s’amusait réellement dans une soirée et avait l’occasion de danser un cotillon et comme la pauvre fille n’a pas beaucoup de plaisirs oncle et tante étaient contents de la laisser jusqu’au bout. C’était très animé nous faisions une foule de quadrilles puis à la boulangère[9] tout le monde se réunissait et nous faisions une ronde interminable passant à travers toutes les portes et faisant presque le tour de l’appartement. Le cotillon aussi nous a beaucoup amusées, nous nous sommes bien tordues de rire je t’assure en voyant Joseph Bureau avec une tête d’âne qui dans son enthousiasme s’était mis à braire &&
Il serait trop long de te parler d’une beauté fanée de 50 ans une dame veuve en robe vert pomme qui avait conjuré Mme Bureau de l’inviter et qui malgré la vexation des pauvres cavaliers a trouvé moyen de danser presque tout le temps et qui balançait sa tête d’un air de [complaisance] au cotillon quand les danseurs choisissaient des dames, toujours on la laissait de côté mais c’est elle alors qui les empoignait.
Il faut vraiment être fou pour agir de la sorte mais en tous cas elle nous a bien amusées. Cette dame a paraît-il un malheureux fils qui est si contrarié de voir sa mère ainsi qu’il refuse de danser quand elle est dans un salon.
Une de nos victimes était encore un pauvre M. à jambe raide qui se piquait de valser à merveille et qui patinait dans tous les sens de la façon la plus [intense].
Emilie était fort invitée par un jeune Armand[10] autrement dit le gros joufflu personnage de 14 ans avec un grand col qui nous amusait beaucoup nous avons tant ri de lui hier soir au dîner que Mme Dumas[11] prétend qu’elle va écrire les aventure de la petite Emilie et d’Armand le joufflu. Cette conclusion n’était pas faite pour calmer notre hilarité.
Enfin nous nous sommes fort amusées hors la demi-heure pendant laquelle nous avons attendu la voiture qui était introuvable.
Nous nous sommes couchées en rentrant mais à 10h le jour nous incommodait tant que nous nous sommes levées. Nous n’étions pas fatiguées du tout ; et tout le monde au contraire me faisait compliment sur ma mine, tante prétend que le mouvement m’est bon décidément puisque les voyages et la danse me donnent des couleurs. Au reste depuis ton départ je vais à merveille je ne me suis sentie ni fatiguée ni mal entrain un seul jour.
Cette pauvre bonne-maman Desnoyers[12] est bien souffrante en ce moment tu sais qu’elle a un ongle incarné comme toi, et bien elle l’a tellement laissé s’envenimer que maintenant elle a 2 abcès sur ce malheureux doigt et que tout son pied est très enflé ; M. Dewulf[13] espère que l’ongle tombera de lui-même sans quoi il serait peut-être forcé de l’arracher ; j’ai passé hier ma journée auprès de bonne-maman qui souffrait un peu moins que Mercredi.
Il fait un temps affreux et cependant nous allons dans un instant partir chez Mme Roger[14], je vais donc aller m’habiller après t’avoir embrassé comme je t’aime et t’avoir chargé d’un bon ballot de baisers pour bon-papa et bonne-maman[15], c’est une marchandise qui heureusement ne paye pas encore de droits. Demain soir nous allons chez les Gosselin[16], tu penseras à nous n’est-ce pas, petit père, mais nous rentrerons de bonne heure cette fois, ce n’est pas tous les jours le Lundi gras.
Pardonne pour mon écriture détestable, figure-toi que c’est Krab[17] qui l’a écrite et pardonne-moi.
Ta fille,
Marie
Notes
- ↑ Marie Mertzdorff et sa sœur Emilie.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Hortense Duval.
- ↑ Marie Decroix épouse d’Édouard Bureau.
- ↑ Géraldine Eugénie Fallex.
- ↑ André et Maurice Fallex (et possiblement un plus jeune frère).
- ↑ Jean Dumas.
- ↑ La boulangère : une ronde où les cavaliers passent l’un après l’autre de danseuse en danseuse.
- ↑ Abel Armand ?
- ↑ Cécile Milne-Edwards, épouse de Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Le docteur Louis Joseph Auguste Dewulf.
- ↑ Pauline Roger, veuve de Louis Roger, professeur de piano.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril.
- ↑ Léon Gosselin et son épouse Marie Bussy.
- ↑ Krab, le chien d’Alphonse Milne-Edwards.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 16 février 1877. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_16_f%C3%A9vrier_1877&oldid=42544 (accédée le 21 novembre 2024).
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