Lundi 12 février 1877

De Une correspondance familiale

Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

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Paris le 12 Février 1877

Lundi gras.

Mon Père chéri,

Ce n’est pas le jour de t’écrire et cependant me voilà à mon bureau devant mon grand papier ce qui ne m’arrive que quand j’écris à mon petit papa. C’est que, vois-tu, j’ai reçu ce matin une lettre si gentille qui m’a fait tant de plaisir que je ne veux pas attendre plus longtemps pour en remercier l’auteur et puis hier c’était comme tu le sais une de nos soirées et deux à la fois à te raconter ce serait de trop et puis je veux que tu saches tout de suite combien nous nous sommes amusées. Si tu savais combien nous t’avons regretté mon Père chéri, tout le monde parlait de toi et moi j’y pensais sans cesse.
MmeBrongniart[1], tout d’un coup nous dit : « Oh ! que je voudrais voir votre papa ici je suis sûre qu’il s’amuserait ! » C’est qu’en effet vois-tu, mon petit père, nous nous amusions beaucoup ; tu sais que je croyais, vu mon énorme volume et mon peu d’agilité, je croyais que je n’aimerais pas la danse et voilà tout au contraire que je m’amuse énormément et je danse toujours quoique fort mal, jamais je ne m’arrête ; tant que la musique dure je danse, Hortense[2] prétend que je n’aime pas à perdre mon temps.

Mais je commence comme petit Jean[3], par le commencement.
Pour commencer notre journée nous avons été à la messe puis chez bonne-maman[4] qui nous a fait le plaisir de venir le soir et qui je crois s’est amusée à nous voir, cette pauvre bonne-maman ! puis de là nous fûmes au laboratoire d’oncle[5] enfin nous prîmes l’omnibus et nous nous rendîmes chez Mme Lafisse[6] pour y prendre Miss Hortense, nous avons enveloppé sa robe dans un papier et nous sommes parties (Pardonne-moi d’abandonner le subjonctif je ne me sens pas capable de soutenir un style si pompeux). Avant le dîner, 1ère répétition du pas de valse à 3 temps mais vains efforts j’ai beau tourner pendant une heure en relevant ma robe pour que le représentant de M. Fisher[7] autrement dit Hortense puisse contempler mes malheureux pieds, tout le monde a beau crier autour de moi 1, 2, 3, je ne peux pas y arriver tout à fait mais enfin je valse à 2 temps et cela suffit à mon bonheur. Enfin à 6 heures nous allons nous habiller ; 1er plaisir (cette fois c’est pour de vrai ce n’est pas comme pour aller chez Mme Ravaisson[8]).

Je ne sais pas si je t’ai dit que Mercredi dernier nous étions dans un tel état de chaleur que le lendemain matin nos robes étaient encore mouillées, aussi est-il convenu que nous devons toutes mettre nos robes de toile ; Emilie[9], Hortense, Marthe[10] et moi nous avions nos tuniques de piqué blanc sur nos jupons noirs ; (tu sais les robes que nous mettions à Biarritz) nous étions très drôles mais très à notre aise ; celle de Marthe avait été faite Samedi dans l’après-midi juge si sa pauvre mère[11] s’était dépêchée ! De 7h 1/2 à 8h tous nos convives sont arrivés, c’étaient : Jeanne et Charles Brongniart, Léonce de Quatrefages, Hortense, Marthe Pavet, Marthe Buffet, Paul et Jean[12] ses frères, les 2 petites Allain[13]. De plus oncle, M. Camille[14] et Mme Brongniart que nous mettions souvent malgré eux à contribution. Tu vois que c’était  une nombreuse assemblée nous avons dansé presque tout le temps jusqu’à 11h, heure à laquelle on s’est séparé et je t’assure qu’on ne s’ennuyait pas ; ce pauvre M. Edwards[15] avait été se réfugier en haut dans sa chambre et là même le bruit l’atteignait mais il est si aimable qu’il ne nous en parle pas et qu’au contraire il est toujours disposé à ce qu’on s’amuse. Tante[16] et Mme Allain[17] tenaient l’orchestre ; cette dernière joue dans la perfection on dansait tout seul quand elle était au piano. Dans la salle à manger étaient sur la table des petits gâteaux, du sirop et une cruche de punch auquel on a fait grand honneur.

Les garçons Buffet sont très drôles, Paul est tout dégingandé quant à Jean il a toujours l’air ennuyé. Léonce de Quatrefages est très aimable et très bon garçon il nous amuse beaucoup avec sa grande taille et c’était toujours à qui le ferait passer sous le lustre où régulièrement la pointe lui soulevait les cheveux ; à un moment aussi oncle en voulant nous éventer avec un grand carton avait éteint quelques bougies du lustre et s’apprêtait déjà à monter sur une chaise pour réparer le dégât quand immédiatement Léonce est arrivé et en élevant le bras il a tout rallumé, aussi il prétend que quand il sera sans position il se fera allumeur de réverbères.

Enfin tout s’est admirablement bien passé ; j’espère que tout le monde s’est amusé autant que moi car je puis le dire bien franchement ; du reste chacun avait l’air content. Comment cela se passera-t-il aujourd’hui ? J’ai fort peur, je te dirais, que le plaisir soit bien moins grand quoiqu’il donne beaucoup plus de peine à obtenir. D’abord il faudra s’habiller pendant deux heures ce qui est assommant je crois que la dernière fois j’ai bien bâillé 40 fois pendant qu’on me coiffait ; puis on sera gêné et forcé de faire des cérémonies et moi je trouve que l’on ne s’amuse que quand on ne pense pas à ce qu’on fait et qu’on va tout simplement sans faire 36 façons. Enfin le prochain numéro te dira le résultat de ce 2e pas dans le monde. Ma pauvre robe est raccommodée espérons que je ne recommencerai plus.
Cette pauvre Mme Bureau[18] déménage tout son appartement elle retire tous les meubles de son salon, de sa salle à manger, de sa chambre à coucher et tout cela pour quelques heures ! Je trouve que c’est trop et certes le plaisir ne vaut pas la peine que l’on se donne.

Décidément petit Père, nous devenons tout à fait mondaines ? Reconnaîtras-tu tes filles. J’oubliais de te dire que nous avons une 3e invitation pour Samedi prochain chez Mme Gosselin[19] au moins nous aurons la consolation de nous dire que si nous nous cassons la jambe nous n’attendrons pas longtemps un chirurgien. Je pense bien que nous irons ; du reste Adrienne[20] est charmante et j’espère que nous y retrouverons quelques personnes de connaissance.

Mon petit père chéri je voudrais bien que tu me dises quelles difficultés on a pour le mariage d’oncle Léon[21] ? Nous avons été l’autre chez jour chez les dames Fröhlich[22] qui nous ont dit qu’on parlait de se marier à Paris et qu’il faudrait peut-être 6 mois de séjour en France, je n’y comprends plus rien du tout ; car je croyais que depuis longtemps il était décidé que le mariage civil aurait lieu à Belfort ? Est-ce que les Prussiens font des difficultés ?

Quelle longue lettre mais vois-tu mon petit papa quand je suis avec toi je m’oublie toujours et ma plume marche toute seule ; que de choses j’aurais encore à te dire et combien j’ai envie de t’embrasser ! Ah ! je ne te disais pas qu’Hortense viendrait avec nous ce soir, nous en sommes ravies. Que tu m’as amusée avec le portrait de Léonce et d’Emile dansant[23]. C’est tout à fait cela.

Adieu mon père chéri que j’aime énormément. Je t’embrasse de toutes mes forces. ta fille qui peut-être aime trop la danse,
[Marie]


Notes

  1. Catherine Simonis, épouse d’Edouard Brongniart.
  2. Hortense Duval.
  3. Jean Dumas ?
  4. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  5. Alphonse Milne-Edwards.
  6. Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
  7. Emile Fisher, professeur de danse.
  8. Marie Françoise Aglaé Louyer de Villermay, épouse de Félix Ravaisson.
  9. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  10. Marthe Pavet de Courteille (Marthe Pavet).
  11. Louise Milne-Edwards, veuve de Daniel Pavet de Courteille.
  12. Paul et Jean Buffet.
  13. Emilie et Henriette Louise Allain.
  14. Antoine Camille Trézel.
  15. Henri Milne-Edwards.
  16. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  17. Alice Lebreton, épouse d’Émile Allain.
  18. Marie Decroix épouse d’Édouard Bureau.
  19. Marie Bussy épouse de Léon Gosselin (qui est chirurgien).
  20. Adrienne Gosselin.
  21. Léon Duméril doit épouser Marie Stackler.
  22. Eléonore Vasseur, veuve d’André Fröhlich et ses filles Adèle et Marie Fröhlich.
  23. Voir le croquis de la lettre des 10-11 février 1877, représentant Léonce de Quatrefages et Emilie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 12 février 1877. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_12_f%C3%A9vrier_1877&oldid=42559 (accédée le 5 octobre 2024).

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