Vendredi 12 et samedi 13 août 1870 (B)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1870-08-12 B pages1-4.jpg original de la lettre 1870-08-12 B pages2-3.jpg


Paris

12 Août 70

Vendredi soir

Mon cher Charles,

Quoique tout fasse craindre que les communications soient interceptées et que mes lettres ne t'arrivent pas je tiens à t'écrire tous les jours, c'est toujours une chance de plus pour que tu aies quelque chose de nous. C'est si triste d'être ainsi séparés. Et pour toi surtout qui es seul et a tant de choses sur les bras avec des impossibilités pour lever les difficultés, je pense bien à toi, Ami chéri, et je souffre en songeant quelle crise tu traverses. Et peut-être maintenant, un corps d'armées ennemies a passé le Rhin et envahi notre pays de votre côté ? Tu es aussi bien renseigné que nous sur le théâtre de la guerre. Les détails nous viennent souvent par des extraits du Courrier du Bas-Rhin, puis ce soir c'est le Temps qui rapporte sur Mulhouse les détails que tu m'as écrits. (c'est probablement M. Tachard qui les a donnés). Le Gaulois, le Figaro ont de bons correspondants et aujourd'hui nous avions les détails sur la journée du 6. Tu dois avoir tout cela par extrait. On continue à m'envoyer le Moniteur, grâce à toi je pense.

Je te quittais à 1 h en toute hâte, Alphonse[1] venant m'offrir de me conduire au Corps Législatif ; j'accepte, et vite m'habille et en voiture. La séance n'a rien eu de remarquable, mais pour moi de l'intérêt puisque c'était la première fois que j'assistais à pareille fête. MM. les députés ne brillent pas par le décorum et sont bien bavards, la sonnette de M. Schneider[2] doit souvent s'agiter. La loi sur les échéances à reculer d'un mois ne sera votée que demain. Il n'y a eu d'élan que lorsque le ministre a annoncé que la démission de LeBoeuf[3] était acceptée. Les abords du palais Bourbon parfaitement calmes ainsi que tout Paris. En rentrant j'ai accompagné Aglaé[4] qui allait faire une course derrière Notre Dame de Lorette en voiture découverte avec les enfants[5], et partout la tranquillité. De temps en temps on rencontre un groupe chantant la Marseillaise c'est tout. On travaille activement aux forts de Paris. Alfred[6] avec sa brigade va en diriger un d'après les plans qu'on lui donnera.

Ne t'agite pas pour nous, nous espérons ne pas faire d'imprudence. Tes chéries vont bien, tout le monde les entoure de soins, de caresses, aussi elles vont très bien.

J'ai bien sommeil, bonsoir cher Ami, dors bien.

Samedi midi 1/2

Je suis plus heureuse que toi, cher bon Ami, car je reçois régulièrement tes bonnes lettres, me voici en possession de celle écrite Mercredi soir et Jeudi. Je suis donc au courant des péripéties que tu as eues à supporter pour arriver à avoir le numéraire nécessaire pour payer tes ouvriers. On comprend la panique de la banque, mais elle devait venir ensuite en aide à ceux dont elle emportait l'argent.

Ici on a beaucoup de peine à avoir autre chose que des billets ; la banque va émettre des billets de 25 F. On ne reçoit plus d'or, tout en pièces de 5 F c'est embarrassant, mais on est encore bien heureux d'en avoir.

Comme toi et comme toute la France on souffre des fautes qui sont commises, du désarroi qui existe partout, et de la tête perdue de tant de gens qui devraient être à la hauteur de la position.

Encore une bonne lettre de Julien[7] en même temps que la tienne. Sauf la pluie qui est si abondante qu'ils ne peuvent aller s'exercer malgré leur désir de connaître au plus vite le maniement du fusil, et sauf le vent qui vient arracher la nuit les pieux de la tente, mais il dit qu'on se retourne et qu'on reprend son somme. M. Pavet[8] partait pour Metz ; il va retourner à l'ordinaire (c'est la gamelle qui porte ce nom). Je ne souhaite pas te voir arriver à Paris malgré tout le bonheur que j'aurais à t'embrasser, car par le temps présent le voyage est fatiguant et puisqu'il faut que tu sois à ton poste de Vieux-Thann, tu devrais repartir de suite ; et dans tous ces voyages il y a encore une chance de plus de danger. Voilà notre toile achetée pour les chemises de blessés, nous nous y mettons tous. Pour celles qu'on fera à la maison, recommande qu'on les fasse le plus simplement possible, et larges d'entournures, pas de poignets aux manches et cordons au col pour attacher ; avec 50 draps ce sera un commencement. Je voudrais bien t'aider pour l'établissement des ambulances, ce serait la seule chose où je pourrais t'être bonne à quelque chose. Mes bonnes petites filles vont très bien et sont bien gentilles. Elles ont fait des petits devoirs ce matin, je vais continuer, elles ont besoin d'être occupées.

Adieu, mon cher Charles, je t'embrasse de cœur

ta petite femme amie

Papa, maman[9] les frères[10] et Aglaé te font mille amitiés, Julien demande toujours de tes nouvelles.

Eugénie M.

Amitiés à oncle et tante Georges[11], je remercie bien oncle Georges de sa lettre.

Tous les jours depuis le jour où tu nous as quittées une ou 2 lettres partent à ton adresse. J'ai reçu toutes les tiennes.

Merci.

Où Léon[12] est-il envoyé ?

Julien dit qu'il leur arrive de la mobile de partout.

Mille amitiés

Cécile[13] te fait dire bien des choses. Elle est bien démontée. Et Nanette[14], fait-elle bonne figure, bien des choses pour elle.


Notes

  1. Alphonse Milne-Edwards.
  2. Joseph Eugène Schneider (1805-1875), président de l’Assemblée nationale (pour la seconde fois) depuis le 1er décembre 1869.
  3. Edmond Lebœuf, ministre de la Guerre, de la Marine et des Colonies.
  4. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  5. Les « chéries », les « bonnes petites filles » Marie et Emilie Mertzdorff.
  6. Alfred Desnoyers.
  7. Julien Desnoyers.
  8. Daniel Pavet de Courteille.
  9. Jules Desnoyers et son épouse Jeanne Target.
  10. Alfred Desnoyers et Alphonse Milne-Edwards.
  11. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  12. Léon Duméril.
  13. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  14. Annette, domestique chez les Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 12 et samedi 13 août 1870 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_12_et_samedi_13_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=51778 (accédée le 7 décembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.