Vendredi 12 et samedi 13 août 1870 (A)

De Une correspondance familiale


Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)



CHARLES MERTZDORFF

AU VIEUX-THANN

Haut-Rhin[1]

Ma chère Nie  Je voulais écrire aux enfants[2], mais je me suis couché après minuit & me suis levé avant 6 h de sorte que toute ma journée j'étais fatigué & n'ai pas fait beaucoup.

Ce soir l'on est venu nous annoncer la mort de ce pauvre Kestner qui a tant souffert depuis si longtemps. Hier j'étais au bureau demander des nouvelles qui n'étaient pas si mauvaises. M. & Mme Floquet[3] sont arrivés ce matin. Il avait 67 ans.

Berger est venu aussi me consulter pour Jules André qui se <trouve> dans cette catégorie d'hommes de 25 à 35 que l'on appelle. Savoir ce qu'il faut faire pour faire valoir son titre de fils aîné de Veuve[4].

Plus de 10 mobiles de réserves m'ont demandé des certificats pour tâcher de rentrer, il est vrai qu'ils sont tous mariés.

Ma mairie m'occupe une partie de la journée.

Mon atelier de couture fonctionne à faire des bandes & des matelas. Les sommiers viennent de nous arriver. Mais non les lits. La maison est prête. Je viens de commander à mes menuisiers des tables de nuit. Puis un peu de vaisselle, etc. un petit foyer, enfin fais-moi un peu une liste de ce qu'il faut pour monter ce ménage, consulte un peu Alphonse[5].

Je n'ai pas encore écrit à M. Hirtz. Par le fait le haut-Rhin n'a pas ou excessivement peu de blessés, Colmar & Thann pas. il est vrai que ces derniers n'ont pas encore leurs lits & ne sont pas plus avancés que moi. C'est Monsieur <Ko [6]> qui a toute la charge, aussi se plaint-il qu'on le laisse < >. Les morts <vivent> ou sont en bien plus grand nombre que les blessés. Il est bien heureux de voir la France se lever. Ici l'on est tout à fait découragé, il n'y a plus l'ombre d'énergie. Notre peuple souverain d'ici tient le raisonnement suivant : Si Napoléon, qui est tout pour nous, a été battu, c'est qu'il a été vendu par les rouges & les protestants. Ils ont fait dans le pays les listes des personnes. Mulhouse l'on craint beaucoup, ayant désarmé les pompiers & n'ayant plus ni gendarmes, ni soldats.

Le fils Risler Kestner[7] qui est mobile à Neuf Brisach est appelé avec de ses camarades devant le commandant qui leur dit que le territoire français va être & qu'il les a choisis pour sortir de la ville & faire opposition. Ils étaient 200. Aussitôt fait. heureusement personne n'a passé le Rhin & ils ont pu rentrer, autrement on les sacrifiait. Je n'ai pas vu, je raconte ce que l'on dit. Mais l'on n'a encore appelé les mobiles que de quelques Départements, pourquoi cette première levée n'est-elle déjà depuis longtemps sous les <armes>. A Belfort les mobiles sont très occupés, 6 h par jour. Mais l'on dit qu'ils se sont refusés d'être incorporés dans l'armée. A t-on fait des tentatives je n'en sais rien.

Avant la grande bataille qui malheureusement sera terrible nous croyons ne pas être envahis. Du reste de ce côté-ci de la forêt noire l'on prétend qu'il n'y a pas du tout de troupes. toutes les forces allemandes paraissent réunies au Nord de l'Alsace. Nous n'aurons guère ici que la Landwehr. L'on dit que de nouveau la banque donne un peu d'argent. Quand elle a quitté il y avait 9 millions en caisse.

Il est impossible de se rendre compte de ce que l'on deviendra mais si l'on pouvait se donner 6 mois de plus l'on serait heureux. Comme tu le dis bien soyons résignés & prions Dieu.

Les courriers sont réguliers depuis deux jours. Mais pendant 8 jours aucun train ni aucun fil télégraphique ne marchait. Marchandise impossible d'expédier. Du reste le chemin de fer fait l'impossible pour un peu satisfaire. Dès qu'il peut avoir une locomotive de libre, elle marche pour le public. Demain Samedi nous avons la paie & l'argent nécessaire ;

Samedi matin. Rien de particulier. Je me suis couché de bonne heure, ai passé une bonne nuit. Cependant je me trouve un peu fatigué & énervé. Mais du reste vais très bien. L'oncle[8] est à son bureau depuis hier va bien.

J'ai écrit à Émilie[9] ma sœur, elle a envoyé une lettre à Georges[10] réclamant de nos nouvelles : cela se trouve donc bien. rien de particulier à Colmar, ils vont bien, Edgar a beaucoup à faire. Mme Jaeglé[11] est installée, c'est un ménage bien tranquille. Krumholz[12] a envoyé sa note pour les enfants 137 F que je vais faire payer.

Ruot[13] est venu dîner avec moi. Je lui ai dit que j'étais décidé à supprimer ma maison de Paris. Je lui écrirai encore pour que <ce> soit fait pour le nouvel an. Il faut se réduire, surtout avec l'esprit de la classe ouvrière. Réduire travail & dépenses !

le chemin de fer est miné en bien de places, on le fera sauter, nous pouvons donc être longtemps sans nouvelles les uns des autres, mais je pense qu'on saura faire arriver les lettres par Bâle & Lyon.

2 h. Je reçois lettre de faire-part Kestner enterrement demain dimanche 3 h soir. Je vais faire visite aujourd'hui.

Je reçois une lettre de mon Banquier de Paris Messieurs Offroy & C auxquels j'ai envoyé 60 000 F comptant aller moi-même chercher l'argent. Il m'écrit qu'il peut me faire 8 huit mille F & avec peine, la banque réservant son argent. Pour si peu je ne ferai le voyage qu'à la dernière extrémité. Je me réjouissais d'avoir le plaisir de vous embrasser & vous voir quelques heures, mais non – car je ne me donnais ce bonheur que par devoir pour les autres. Pour moi & les miens je ne dois pas quitter. l'on est un peu plus remonté à Mulhouse et ailleurs. Je ne le suis pas.


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. Marie et Émilie Mertzdorff.
  3. Charles Floquet et son épouse Hortense Kestner.
  4. Marie Barbe Bontemps, veuve de Jacques André et mère de Jules, né en 1842.
  5. Alphonse Milne-Edwards.
  6. Possiblement Grégoire Kohler, adjoint au maire.
  7. Charles Risler, fils de Camille Risler et Eugénie Kestner.
  8. Georges Heuchel.
  9. Émilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  10. Georges Heuchel.
  11. Marie Caroline Roth et son époux Frédéric Eugène Jaeglé emménagent dans la maison de feue Mme Mertzdorff.
  12. Thiébaut Krumholz, tailleur.
  13. Henri Ruot.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 12 et samedi 13 août 1870 (A). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_12_et_samedi_13_ao%C3%BBt_1870_(A)&oldid=61858 (accédée le 21 novembre 2024).

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