Samedi 25, lundi 27 et mardi 28 mars 1843

De Une correspondance familiale

Lettre d’Auguste Duméril (Paris) à sa cousine et fiancée Eugénie Duméril (Lille)


Auguste à Eugénie

Paris 25 Mars 1843.

Samedi soir. Malgré mon très vif désir de recevoir une nouvelle lettre de vous, ma chère et excellente Eugénie, je n’espérais pas le voir aussi promptement satisfait : aussi est-ce avec une joie bien vive que j’ai reçu jeudi cette bonne causerie, pour laquelle je vous adresse mes plus sincères remerciements. Que cette faveur, de nous entretenir ainsi, ne nous est-elle accordé, depuis que j’ai eu le bonheur de devenir votre fiancé ! Mais enfin, nous en jouissons actuellement, profitons-en bien. Exprimez, je vous prie, à Mlle Eléonore[1], toute ma reconnaissance, et, en même temps, dites-lui combien je regrette de lui avoir causé de l’ennui, par cette volumineuse lettre, de la semaine dernière.

J’espère bien que cette fois-ci, en raison de l’extrême finesse de mon papier, le port sera bien moins élevé. Je voudrais vous faire bien comprendre, ma tendre amie, les sentiments que me font éprouver vos lettres. J’acquiers d’abord de nouvelles preuves de cette tendre affection, dont je n’ai jamais douté, depuis le jour où vous avez consenti à m’accepter, mais dont il est bien doux de s’entendre adresser de si touchants témoignages. Ensuite, j’apprends davantage à lire dans cette âme aimante où j’ai la certitude d’occuper une si bonne place : je m’identifie de plus en plus avec vous, et c’est avec délices que je viens à connaître encore mieux tout ce qu’il y a en vous de bonté, de générosité et de délicatesse de sentiments. J’espère pouvoir parvenir à me rendre digne de vous, et croyez bien que cette vive tendresse, que nous nous portons aujourd’hui, et qui peut faire dire de notre mariage, que c’est un mariage d’inclination, est la meilleure garantie, de la continuité de notre bonheur. Les mariages de ce genre, disiez-vous, dans votre dernière lettre, ne sont pas toujours les plus heureux : reste à savoir si ce n’est point là un paradoxe, et puis, d’ailleurs, il y a telles inclinations qui, nées soudainement, et basées sur des motifs de peu de valeur, ne durent que peu de temps : mais la nôtre a augmenté graduellement, et ayant pour base, je puis le dire pour nous deux, je crois, une profonde estime, ne pourra qu’augmenter ou se maintenir où elle en est. Voyez Constant et Félicité[2], car c’est un exemple à citer en toute chose : y-a-t-il eu, depuis huit ans qu’ils sont mariés, le plus léger changement dans leur affection ? Eux et nous, nous serons toujours, mon aimable amie, un puissant argument à opposer à ces cœurs secs, qui pensent qu’il n’y a de mariages heureux, que ceux qui se font sans amour. Cette charmante promesse que vous me faites, de vous mettre à la fenêtre, pour me voir venir de loin, je suis aussi certain de vous la voir accomplir dans quelques années, comme dans les premiers mois de notre mariage. Ne vous rappelez-vous pas avec quelle expression de joie, Félicité, chaque jour, reçoit son mari, à l’heure où il rentre ? Vous voyez, ma bonne Eugénie, comme je compte sur votre tendresse, que vous m’exprimez d’une manière si parfaite, que vous ne devez avoir aucun remords de m’ouvrir votre cœur, avec ce charmant abandon, qui me rend si complètement heureux. Comment dites-vous de m’avoir apporté jusqu’ici que tristesse ? mais comptez-vous donc pour rien, ma chère Eugénie, les heureux moments, bien courts, il est vrai, que j’ai passés auprès de vous, depuis que vous êtes ma fiancée : ne songez-vous pas au prix que j’attache aux précieux souvenirs qui me suivent sans cesse, et à la félicité extrême que m’apporte cette pensée, que cette gracieuse, bonne et aimante cousine, si distinguée par ses qualités, par son esprit, m’est destinée ; qu’elle doit devenir ma femme, et que je pourrai jouir tant que je voudrai de ce délicieux regard, dont je conserve toujours un si doux souvenir ! Excusez cette franchise, ma tendre amie, mais aussi, pourquoi venir me dire que vous ne m’avez point encore apporté de bonheur ? Quoi donc, vous aussi, à une époque antérieure à celle du mariage d’Auguste[3], vous aviez senti naître en vous les sentiments qui n’ont vraiment pu prendre quelque force que quand nous nous sommes mieux connus : mais ce n’est point sans un peu de vanité, je vous assure, que j’apprends avoir été ainsi l’objet de vos préoccupations : permettez-moi de vous remercier de tout mon cœur de me l’avoir fait savoir. Il est bizarre que vous ayez été portée à croire à mon indifférence, pendant la première partie de votre séjour à Paris, pendant laquelle je me reproche vivement de vous avoir un peu trop taquinée. Songez un peu, je vous prie, à la crainte que je pouvais naturellement éprouver de ne pouvoir obtenir votre main, si je venais à m’attacher vivement à vous, et vous comprendrez comment je me laissais aller à cette manifestation de ce genre : c’était m’occuper de vous, sans cependant permettre à mes sentiments de prendre trop de vivacité. Je ne sais si je me fais bien comprendre : je veux dire qu’en vous agaçant, ainsi que je le faisais, je me donnais le droit de m’occuper de vous, et cependant je ne faisais rien qui pût vous autoriser à supposer une inclination, à laquelle je n’osais pas prévoir une heureuse issue, et dont je m’étudiais à réprimer l’essor ? Mais, peu à peu, j’en suis venu à comprendre l’inutilité de mes efforts, sous ce rapport, et naturellement, je cessai cette manière d’être, quand s’accrut la vivacité de mes sentiments. J’ai une idée vague du reproche que je vous adressai, de mettre au-dessus de tout votre cher frère et votre cher beau-frère, et je suis peiné de vous avoir alors causé du chagrin ; mais je ne me rappelais pas l’impression que vous avait causée cette phrase, du reste assez sotte. Comment ne me rappellerais-je pas la partie de volant, dont vous me parlez ? C’est un de mes bons souvenirs. Quant à la phrase dont vous vous souvenez, et qui était relative, sans doute, au bonheur que j’éprouverais si vous deveniez ma femme, je ne me la rappelle pas, mais il me semble qu’il m’est plus d’une fois arrivé alors, de me permettre, ou plutôt, de laisser échapper quelque allusion de ce genre. Cependant, puisque nous nous parlons ici à cœur ouvert, ma tendre amie, permettez-moi de me rendre à moi-même cette justice, que j’ai constamment apporté, dans mes discours, une réserve assez grande, dont je m’étais fait une loi, dominé sans cesse par cette idée qu’il était peu probable que vos parents consentissent à m’accepter pour leur gendre, et je me serais amèrement reproché de vous avoir parlé ouvertement d’une tendresse, à laquelle notre mariage n’aurait pu apporter le sceau. C’est à ce même motif, qu’était dû l’air peu triste que j’avais, dites vous, le soir de mon départ, en 1841. Je venais d’éprouver de si douces émotions, dans cette soirée, comme je vous l’ai dit, que je craignais de vous le laisser trop connaître, et je me rappelle très bien que, ne voulant me permettre aucune manifestation, je serrai plus affectueusement la main de Mlle Emilie[4], après l’avoir embrassée, que je ne le fis pour vous : c’était presque communiquer mon secret à cette excellente amie : je voulais, en quelque sorte, par là, la charger de vous faire comprendre ce qui se passait en moi.

Puisque nous en sommes aux souvenirs, vous rappelez-vous notre promenade à l’exposition du Louvre, puis aux Tuileries ensuite, où nous nous assîmes assez longtemps ; vous rappelez-vous que vous fûtes d’un avis différent de ma mère[5], elle aimant mieux que je ne laissasse pas voir mon col de chemise, vous, préférant le contraire : j’ai bien souvent pensé à cela, en arrangeant le susdit col, que je laisse toujours paraître maintenant. Cette bourse que vous avez usée après moi, c’est, dites-vous, un enfantillage dont vous ne me parlez que parce que vous y avez été amenée, par le récit d’autres circonstances de cette époque : cet enfantillage, puisque vous le voulez ainsi, m’a touché, je vous assure, et me montre, avec tant d’autres choses, jusqu’à quel point j’ai le bonheur d’être aimé : fort heureusement j’ai le sentiment que je ne suis pas trop en reste avec vous, sous ce rapport-là, mon excellente amie. Vous vous doutiez donc que j’avais fait un journal, de mon côté, car vous ne paraissez nullement étonnée : mais il y a de ces sympathies secrètes dont on a parfaitement le sentiment, et j’aurais été fort surpris, je vous avoue, que vous n’en eussiez pas fait, d’après la manière dont vous aviez accepté cette idée, que je vous avais ouverte. Combien vous avez souffert, ma bonne amie, par le caractère de personnes dont vous étiez si bien en droit d’espérer la tendre affection. C’est avec émotion, que j’ai lu cette page de votre journal : que vous étiez triste, ce jour-là, grand Dieu, et combien je suis heureux de penser que mon souvenir ait pu cependant apporter quelque adoucissement à cette profonde affliction.

Voici ce que contient la première page de mon journal : « 3 Novembre 1841 – Ce journal, que je commence aujourd’hui, est la réalisation d’une sorte d’engagement tacite, pris à Lille, où un autre, je le pense, aura été commencé également ces jours-ci, ou le sera prochainement. J’ai cherché à faire comprendre tout l’intérêt que peut offrir plus tard un semblable mémorial : j’ai été compris, et je tiens beaucoup à faire, de mon côté, ce qui sera bien certainement fait à Lille. »

Vous voyez que je me permettais de ne pas douter que vous répondriez à cette sorte d’appel, que je vous avais fait.

Lundi soir 27 – Je n’ai pu revenir à vous qu’aujourd’hui, ma bonne Eugénie, parce que j’ai passé ma journée du dimanche à Versailles, avec mon père[6] et Mme Delaroche et Emilie[7]. Ma tante avait proposé cette partie, et malgré le peu de temps que j’ai à moi, en donnant le plus que je peux à mon travail, il ne m’avait pas semblé possible de refuser. Nous n’avons point été dans les Galeries : nous avons visité les deux Trianon : la journée a été fort agréable, et en me promenant dans le joli petit jardin à l’Anglaise, du petit Trianon, encore bien peu vert, j’ai pensé au plaisir que je trouverais à refaire cette promenade avec vous, cet été. Ce goût pour la promenade, dont vous me parlez, et que je vous connaissais, j’espère, mon excellente amie, que nous pourrons le satisfaire quelquefois. Je suis bien heureux de penser que vous voudrez bien, pour moi et pour mes parents, à qui cela fera également tant de plaisir, vous remettre à chanter un peu : il serait vraiment fâcheux qu’avec ce goût musical, si prononcé, vous abandonniez le chant : mais croyez bien que je ne mettrai jamais beaucoup d’insistance à vous demander de chanter devant quelques étrangers : peut-être cependant pourriez-vous vous donner un peu d’assurance, en prenant quelques leçons, mais vous mettez tant d’expression dans votre chant, que vous serez toujours sûre de faire plaisir, en vous mettant au piano, et je vous assure que je ne mets pas au nombre de mes moins bons souvenirs, les soirées où je vous ai entendu chanter. Mais autant je serai joyeux que vous veuillez bien faire jouir un petit cercle, de votre joli talent, autant je craindrais d’avoir pour femme une cantatrice : c’est ce que je me disais encore vendredi, à une soirée musicale fort belle, où j’assistais chez un M. Gide, qui nous invitera sans doute encore, l’hiver prochain, et chez qui vous serez peut-être bien aise d’aller, une fois ou deux. Je sais, mon excellente amie, que vous n’aimez pas le monde : mais quoique, par goût comme par raison, il doive nous être interdit d’y aller un peu fréquemment, je crains bien que vous ne soyez quelquefois obligée d’accepter certaines invitations. Mais je mettrai toujours bien au-dessus du plaisir du bal, celui de passer une bonne soirée près de vous, soit dans notre petit salon, où ma mère viendra, de temps en temps, nous trouver, quand mon père aura à travailler, soit dans le salon du premier, ou bien, au spectacle, ou à la promenade. Mais dans la carrière des sciences, on n’a pas, comme un buraliste, son temps méthodiquement divisé, et la soirée n’est pas toujours un temps d’oisiveté. Mais la vie, mêlée d’un travail actif, est certainement bien plus heureuse pour un homme. Quand Auguste[8] sera à Paris, nous aurons bien grand plaisir à l’engager avec Adine, ainsi que Constant et Félicité, à venir passer la soirée dans notre petit appartement, qui, j’espère, vous paraîtra joli : nous comptons cependant faire les choses avec simplicité. Je pense souvent au chagrin que causera à votre père[9] votre départ. Je me demande si les lettres qui ont été écrites par ma bonne mère, et qui sont si bien l’expression de ses sentiments affectueux, ont modifié un peu sa manière de voir, et si, par suite d’un heureux changement dans ses idées, il se déciderait à venir habiter Paris. Je n’ose guère y croire. Dites-moi un mot de cela, ma bonne amie, en écrivant, car j’espère que vous vous adresserez encore à moi, en partie double.

La lettre que je joindrai à celle-ci, et que mon oncle verra sans doute, devra nécessiter une réponse de vous. J’aime donc à espérer que j’aurai encore le bonheur de recevoir de vous une de ces longues causeries. Comme cependant cela dépend de la volonté de votre père, je n’ose pas regarder la chose comme assurée.

Les quelques mots que vous dites de Séraphine, dans le passage de votre journal, que vous avez copié, m’ont confirmé dans la bonne opinion que j’avais d’elle : c’est pour moi une grande satisfaction que de sentir attachée à votre personne une jeune fille qui ait pour vous un attachement réel, fondé sur l’estime que lui inspire votre bonté et votre juste bienveillance à son égard.

J’espère pouvoir compter sur une réponse, ma bien-aimée cousine : je serai si heureux de vous lire encore : j’apprécie tant cet avant-goût de mon bonheur futur, que je serais fort triste de ne pas avoir de lettre de vous : mais s’il n’en vient pas, je saurai bien que cela n’aura pas dépendu de vous. Que ne puis-je vous donner en réalité ces deux baisers que vous réclamez avec tant de grâce : mais s’ils ne peuvent être transmis à distance, trouvez au moins ici l’assurance de ma tendresse : vous la connaissez assez pour qu’il me soit inutile, ma tendre amie, d’insister sur ce qu’elle a de passionné.

Adieu, tout à vous de cœur et d’âme.

Votre tout affectionné

A Aug Duméril

Parlez-moi donc un peu, je vous prie, de l’état de votre mère[10], et sachez bien que je suis préparé constamment à apprendre que les choses sont au pire, quant à sa manière d’être.

Mardi. Félicité vient de me communiquer votre lettre, qui apprend l’heureuse nouvelle des dispenses, et je reçois à l’instant la lettre d’Auguste, qui me l’annonce : vous comprenez toute la joie et la préoccupation que m’apporte cette grande nouvelle. Je répondrai demain à Auguste, à Arras, et nous attendrons, pour en écrire à Lille, que mon oncle se soit adressé à Papa.

Adieu encore, ma tendre amie.


Notes

  1. La cousine Eléonore Vasseur, un des enfants d’Angélique Cumont et de Léonard Vasseur, sert d’intermédiaire pour le courrier.
  2. Louis Daniel Constant Duméril, frère d’Auguste, marié à Félicité, sœur d’Eugénie.
  3. Charles Auguste Duméril, frère d’Eugénie, a épousé en 1841 Alexandrine Brémontier, dite Adine.
  4. Emilie Cumont, fille de Jean Charles Cumont et de Jeannette Declercq.
  5. Alphonsine Delaroche.
  6. André Marie Constant Duméril.
  7. Cécile Delessert, tante d’Auguste et épouse de Michel Delaroche, et sa fille Emilie.
  8. Charles Auguste Duméril et sa femme Adine vivent à Arras.
  9. Auguste Duméril (l’aîné).
  10. Alexandrine Cumont.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres particulières d’Auguste à Eugénie et d’Eugénie à Auguste, du 26 Août 1842, au 22 Avril 1843, et lettres de Félicité à Eugénie et d’Eugénie à Félicité dans lesquelles ces lettres particulières étaient toujours envoyées », p. 275-289

Pour citer cette page

« Samedi 25, lundi 27 et mardi 28 mars 1843. Lettre d’Auguste Duméril (Paris) à sa cousine et fiancée Eugénie Duméril (Lille) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_25,_lundi_27_et_mardi_28_mars_1843&oldid=35531 (accédée le 19 avril 2024).

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