Samedi 23 février 1918 (A)
Lettre de Damas Froissart (Les Laumes en Côte d’Or) à son fils Louis Froissart (mobilisé)
Les Laumes, le 23/2 18 10h matin
Mon cher Louis,
Connais-tu les Laumes ? C’est à 2 km d’un lieu historique « Alésia » : plutôt que d’y grimper et de meubler ma mémoire, satisfaire une curiosité légitime, j’opte… pour t’écrire, ne t’ayant fait lire, depuis longtemps, qu’une prose ayant fait un stage chez Michel[1]. Quand je viens dans la Côte d’Or, c’est l’éclairage de Montbard qui me donne des jambes, ou plutôt le désir de ne pas perdre ni les fonds prêtés à Houssin, ni les intérêts de ces fonds, bien que mon débiteur soit en faillite et mobilisé !
J’ai toujours peur que les créanciers et le syndic de la faillite qui les représente ne soient déclarés déchus du droit exclusif de fournir l’éclairage et l’énergie à Montbard pendant 40 ans (jusque 1844[2]) par suite de l’insuffisance (ou même de la disparition) de leur éclairage, un nouveau problème se posant, par suite de l’impossibilité d’éclairer 9 ou 10 mille habitants qu’il va y avoir à Montbard, (au lieu de 3 500 qu’il y avait avant la guerre). La Société métallurgique de Montbard a fait des constructions énormes comme usine et elle est en train de faire de très nombreuses maisons d’ouvriers pour peupler la dite usine.
Le résultat, (bien immoral), va être, à mon avis, une augmentation importante de la valeur de la concession Houssin mais à la condition de faire des travaux importants sur un terrain dont on n’est que locataire jusque 1844 ???
Il me semble tout de même que la concession, telle qu’elle est, vaut plus du double de ce qu’elle a été payée et je me suis, ces jours-ci, mis en rapport 1° avec mon avoué et le liquidateur que je laissais en sommeil depuis près de 3 ans pour étudier les voies et moyens qui, sans m’exposer à quelque nouvelle farce de mon [singulier] débiteur, me permettraient de faire rapporter la faillite.
2° avec diverses sociétés, en particulier (à qui l’affaire peut convenir d’après mon enquête de 1914) avec l’idée d’établir une petite concurrence entre les amateurs. Mais il faut avant tout que j’obtienne de Lefol le député qu’il fasse des travaux auxquels il est astreint par une convention dont il n’a retenu que l’obligation de lui verser 3 600 de location. Il est tout à fait rétif et oppose une force d’inertie dont il faudra peut-être triompher par quelque mise en demeure.
Je suis parti depuis Jeudi matin de Paris, j’ai couché Jeudi à Dijon, hier à Semur[3] et je pense être à Paris ce soir.
J’arriverai probablement après le train de réfugiés qui doit y ramener Germaine Painthiaux[4] qui traîne depuis 5 ou 6 jours près d’Evian (malgré les démarches que j’ai faites) et qui rapporte [toutes sortes] de choses précieuses (fourrures et linge fin) à Élise[5].
Hélas ! Painthiaux qui a perdu un frère[6] et 2 sœurs[7] de la poitrine est à l’hôpital depuis 5 semaines et paraît bien atteint.
Nous allons donc avoir des nouvelles précises de Douai, ce qui ne veut pas dire que, depuis le départ de Germaine (15 Janvier je crois) il n’y ait pas beaucoup de changement. Elle a écrit qu’H. Parenty est parti comme otage la veille de son départ à elle et qu’il aura besoin de recevoir des colis… quand on saura son adresse.
Je pense que tu sais par ta mère[8] que nous avons cédé notre lit à l’ancien ambassadeur des États-Unis en France, devenu chef de la [Mission] des États-Unis auprès du Maréchal Douglas Haig, M. Bacon. (Voir suite)
Suite
Il a fallu céder à une demande instante, avec le vague espoir que nous pourrons réoccuper pendant la période d’été, si les événements sont tels que Sir Douglas Haig se rapproche, alors, du front, comme il le fait, chaque année. Je leur ai offert Campagne pour l’été en leur disant que si on chauffe moins bien, ça n’a pas d’importance en été. Ils veulent recevoir beaucoup.
Que deviens-tu : es-tu toujours dans un secteur aussi calme que tu te plaisais à le dire. As-tu un nouveau commandant de Batterie à titre définitif ou réserves-tu toujours la place à ton Capitaine, à son retour de Montpellier ? Tu aurais eu trop de prévoyance en quittant ta précédente Batterie dont le capitaine attend, peut-être, toujours sa mutation.
Je suppose que tu fais la fonction de chef de section et peut-être de temps en temps de Capitaine de Batterie ? Le moment n’est-il pas venu où tu dois être promu ? si tu croyais qu’il y a intérêt à ce que je fasse une démarche, dis-le-moi sans scrupule.
Notre propriétaire[9] a dû par ma demande faire établir une sortie de notre cave par le 48 Boulevard Raspail, faute de quoi j’estimais dangereux qu’on y aille en cas d’alerte. Mais il se confirme que la sécurité est très suffisante au 1er ou au second avec la plupart des projectiles que les avions ont lâchés jusqu’ici : Mme de Vernouillet[10] nous a offert, il y a 10 jours, à cause d’une fausse alerte, l’hospitalité.
Je voudrais escompter avec toi les chances d’une paix bonne et prochaine. Mais hélas ! Comment y penser. Les Américains ne peuvent fournir leur plein effort avant 18 mois !
Les boches sont insatiables : ils prennent tout ce qu’ils veulent en Russie et il leur faut quand même des satisfactions de même ordre à l’Ouest. Hélas, ravitaillés de toutes manières du côté de la Russie, il n’est pas à prévoir qu’ils lâchent de sitôt.
Toi qui savais l’Anglais, ne veux-tu pas devenir instructeur dans l’armée Américaine, pour introduire plus de variété dans ta vie ?
Jean Froissart suit, au camp de Châlons, des cours pour devenir officier. Legentil[11] a été transporté dans un hôpital de la Manche où Laure l’a suivi. Tréca[12] est maintenant à Paris.
Quant à [Ma ] il est [parti] [ oriental]. Je pense que [ ] [t’apprendre] au sujet de Michel et Pierre[13]. Nancy a été fort mal traitée depuis un mois, dit-on.
Le train omnibus qui doit n’emmener déjeuner à Montbard est arrivé. Un express m’emmènera à 14h10 au sein de ma famille et j’aurai le vif regret de ne trouver aucun de nos combattants.
Il me reste la place pour t’embrasser tendrement.
D. Froissart
Notes
- ↑ Voir la lettre du 7 février 1918 à Michel Froissart.
- ↑ Lire 1944 ?
- ↑ Semur-en-Auxois en Bourgogne (Côte d’Or).
- ↑ Germaine Legrand, épouse d’Alphonse Painthiaux.
- ↑ Élise Vandame, épouse de Jacques Froissart.
- ↑ Henri Painthiaux.
- ↑ Marie Rosalie Henriette Painthiaux, épouse de François Jean Baptiste Joseph Rotru, et Louise Maria Henriette Painthiaux.
- ↑ Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
- ↑ M. Grunberg ?
- ↑ Marie de Montaignac de Chauvance, la veuve de Maurice Marchant de Vernouillet.
- ↑ Jules Legentil, époux de Laure Froissart.
- ↑ Albert Tréca.
- ↑ Michel et Pierre Froissart, frères de Louis.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Samedi 23 février 1918 (A). Lettre de Damas Froissart (Les Laumes en Côte d’Or) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_23_f%C3%A9vrier_1918_(A)&oldid=61824 (accédée le 21 novembre 2024).
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